Serial edit 7 : la grande peste

Le 21/12/2005
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par nihil
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Rubriques / Serial Edit
Je transpose le personnage du porteur de mort, créé par Nounourz, dans un cadre médiéval : celui de la grande épidémie de peste qui décima l'Europe au 14ème siècle. Le narrateur est une sorte de vagabond à demi-fou qui erre dans des quartiers sinistrés, jonchés de corps. Texte malsain, mystique et brutal, chargés de visions de mort et de destruction, qui passe à mes yeux pour l'un de mes meilleurs.
Textes précédents :

- Extrait de l'Apocalypse

- Apocatrip par Nounourz
- Sainte-morphine par nihil
- Le fils spirituel par Glaüx
- Sous terre par Aka
- Lambda par Lapinchien

- Timebomb par Nounourz
Dans ma besace j’ai placé le couteau à amputer. J’ai entouré sa large lame piquée de rouille d’une charpie un peu humide, puis j’ai quitté sans regret ma cache de la rue des Taillandiers. La lumière du jour, que je n’ai plus contemplée depuis longtemps, ne me procure aucun réconfort. J’avance en silence, le visage caché d’un large capuchon, retenant mes guenilles d’un poing serré contre ma poitrine. Les rares êtres humains qui courent encore les rues s’écartent insensiblement de moi. Un mendiant, un vagabond sans âme, un pauvre moins-que-rien qui boitille d’une rue à l’autre sans but : c’est ainsi que les bonnes gens me perçoivent. Pauvres aveugles, pauvres animaux oubliés de Dieu. Ils se méprennent lourdement, j’ai bien une âme, et elle est noire comme la suie.

J’ai définitivement abandonné mon misérable caveau infesté de rats, et je m’en réjouis. J’ai coulé en ces lieux des jours bien malheureux. Mais ces temps sont désormais derrière moi, et je veux dès à présent chasser de ma mémoire cet infect réduit où je suis resté reclus des années durant.
Mon maigre bagage en bandoulière, je parcoure les ruelles étroites qui ceignent le quartier en quarantaine. Les venelles que je longe sont désertes, les volets sont bien clos et les portes barricadées. De l’eau noire serpente paresseusement entre les pavés disjoints, comme le sang d’une ville qui s’éteint.
La mort noire s’est répandue comme traînée de poudre entre les murs de notre bonne ville, et celle-ci s’est rapidement vidée de ses âmes. Ceux qui ont pu fuir ont emmené avec eux les germes de l’affection dans les campagnes alentours, essaimant le fléau dans toute la province.
J’avance le cœur lourd en direction du port sinistré, le centre de l’activité morbide de l’épidémie. L’achèvement de mon oeuvre, désormais si proche, ne soulève en moi aucun sentiment de satisfaction, ni excitation ni aucune crainte. J’étais destiné de longue date à accomplir ce que je fais, et de ce fait il n’existe plus dans mon esprit place au doute ou à l’inquiétude. C’est comme si l’évènement s’était déjà produit mille fois, je ne suis qu’un rouage d’un mécanisme implacable.

A la première heure du jour, errant d’une rue à l’autre, je rêve d’agonie, de confusion, d’extinction radicale et définitive. Les hommes qui tombent les uns après les autres, contaminés, crachant leur sang pourri. Partageant tous inconsciemment une seule âme : la mienne, impure et contagieuse. Je m’enivre de visions de mort en cheminant vers le port. Mon laborieux parcours paraîtrait incohérent à quiconque m’accorderait peu d’attention, mais il n’en est rien : en réalité j’appose ma main sur la porte des habitations qui compteront au moins une victime avant que tout soit terminé. Cette marque invisible fera le malheur de ses occupants. Je coupe les fils, un à un, et le hasard est mon seul guide. Je porte en moi tout l’héritage d’une malédiction millénaire. Je suis le fléau et mon sang c’est la pestilence.

Je ne tiens compte de personne et personne ne tient compte de moi, c’est parfait ainsi. Ma route croise celle de larges charrettes tractées par des bœufs, évacuant des empilements de cercueils mal assemblés. Dans leur sillage, quelques pleureuses se lamentent. Ce n’est rien encore, rien que les prémisses de la catastrophe qui sera parachevée à la fin de ce jour. Quand la Grande Peste saignera son sang boueux sur le parvis, les hommes reclus dans leurs fragiles asiles devront bien abdiquer, et accepter son offrande pestilentielle. J’ai retiré le couteau à amputer de ma besace et le serre fiévreusement dans mon poing, sous la toile en lambeaux de mon habit.

A la seconde heure du jour, j’aborde sans encombre les barricades du quartier verrouillé, je croise les patrouilles d’archers sans qu’ils m’accordent un regard. Je force la quarantaine comme si j’étais un spectre. Même maintenant, alors que j’avance mon couteau à amputer brandi en l’air, bien droit vers le ciel, personne ne me voit. Je me mets à gronder des anathèmes sans retenue ni contrôle.

A la troisième heure du jour, je rencontre une maigre procession. Une poignée de moines aux yeux éteints portent une lourde madone de bois, suivis de quelques flagellants bêlant leur détresse exaltée aux cieux fermés. Ils portent des silices qui déchirent leurs flancs, le sang coule des plaies sans cesse rouvertes par les pointes aigues. Leurs cantiques sinistres résonnent entre les hautes parois de l’avenue désertée. Les cieux ne répondent pas à leurs suppliques. Expiez, expiez bien. Priez et demandez grâce, ça ne servira de rien. Car l’affliction qui vous frappe en ce jour est sans pitié, et Dieu lui-même n’a aucune prise sur sa fureur aveugle. Elle atteint sans distinction les jeunes et les anciens, les miséreux comme les nantis. Elle décime tous ceux qui ne fuient pas devant ses coups redoublés. Perdez espoir, bonnes gens, car là où la maladie s’avance, personne ne saurait survivre. Tandis que le cortège me dépasse, je contemple les corps étendus aux coins des rues, déjà en voie de décomposition. Je me gorge du spectacle de la chair noircie, amollie et fragile. Plus loin dans l’avenue, un moine s’affaisse, la madone tombe et se brise en deux morceaux.

A la quatrième heure du jour, je me replonge dans mon sombre passé. Les années que j’ai passé cloîtré dans des caves condamnées, à ressasser mon mal sans jamais obtenir de réponse. A pleurer mon désespoir nocturne aux piliers massifs. A mon contact, les rats qui vivaient là sont tombés malades. J’ai longuement observé leurs allées et venues, la dégradation de leur état physique, l’amenuisement progressif de leur nombre, constatant mon emprise sur eux. Alors je leur ai ordonné de porter la Peste à l’extérieur et sur les hommes, et lorsqu’ils m’ont obéi, colonisant les ruelles obscures ou les entrepôts du port pour contaminer mes semblables, j’ai su que l’épidémie allait prendre sa pleine mesure. Les rats ne revenaient me voir que pour obtenir de nouvelles consignes, et je les ai expédiés dans tous les quartiers de cette ville maudite. Je suis le Grand Pestiféré, celui devant qui tous devront bientôt s’incliner.

A la cinquième heure du jour, je débouche sur le quartier du port : un océan opaque, mort, s’étend sous mes yeux jusqu’à l’horizon. Le long du canal les sergents du roi déplacent les corps avec des piques et les entassent sur d’immenses bûchers aux flammes étouffées sous le poids. Le bas de leur visage est masqué par un épais bâillon d’étoffe, couvrant bouche et narines : ils croient se protéger ainsi de la Peste Noire. Ils seront bientôt morts, eux aussi. Déjà certains volontaires tombent en défaillance au cours de leur tâche, les mains serrées sur la poitrine, et crachent du sang. Ils s’allongent avec les autres pour mourir à leur tour. C'est la grande communion des corps. Des médecins impuissants, affublés de masques au long bec pointu passent entre les rangs. Des prêtres donnent l’absolution de masse, à tous en même temps sans distinction, marchant sur les corps, jouant de l’encensoir et de l’eau bénite.
Des dizaines de misérables frappés d’un prompt trépas s’entassent le long des rues barrées. Le port est fermé, des patrouilles de miliciens empêchent tout accès au quartier sinistré. Personne ne me voit déambuler. Des fosses communes à ciel ouvert reçoivent les corps tordus par la maladie, hâtivement enveloppés dans des linceuls de fortune. Mes rats ont bien oeuvré, mais c’est désormais à moi de me sacrifier pour parachever le cataclysme et défaire les dernières résistances de la ville. A quelques mètres de là, un volontaire me hèle : il peine à sortir un cadavre bien roide d’une ornière où il s’est engoncé.
- Holà compère ! Viens donc me prêter la main.
- Je ne puis Messire, voyez ma jambe… Je suis bien infirme.
Il poursuit sa tâche en maugréant. Je m’éloigne en ricanant : entre les habitations vidées se dresse le noir édifice, la forteresse que je vais forcer.

A la dernière heure du jour, j’entre dans la grande cathédrale, barricadée et verrouillée de toutes parts. Les vitraux en ont été brisés et murés à la hâte, les portes en sont bien gardées par des miliciens casqués. Je me fais passer pour un réfugié, on m’en livre l’accès sans poser de questions. Mon insignifiance ne fait aucun doute.
Là, sous les voûtes immenses se terrent mille pénitents, moines, notables qui n’ont pu fuir l’épidémie à temps et s’abritent là de la contagion. Un prédicateur masqué donne une messe que chacun écoute avec ferveur. Son prêche me met en fureur.
Dieu vous protège du fléau ? Votre misérable petit Dieu n’est que peu de chose en regard de la Grande Peste Noire, mon sang et mon âme viciée. Vous subirez bien vite l’exhalaison sacrée de la maladie et plierez sous ses coups redoublés. Pour abattre les murs dont vous vous entourez, j’ai accepté de vous offrir mon agonie, de vous faire don de mon sang, et vous boirez le calice jusqu’à la lie, c’est chose dite !
Je m’avance jusqu’au centre de l’église, le couteau à amputer brandi et je me dresse devant l’autel. Autour de moi les statues des saints sont déjà noires de la maladie. De ma lame je me tranche les artères des poignets, d’un coup sec et nerveux, je me saigne aux quatre vents, sans prendre garde à la douleur qui m’inonde.
Les pénitents, qui jusqu’ici ne semblaient pas pouvoir me voir, se tournent d’un coup vers moi et leurs yeux s’agrandissent de terreur. Mon sang, ils le voient. Mon sang noir, avarié. Ils le voient tomber de mes bras amaigris et se répandre sous moi, ils le voient ruisseler laborieusement entre les pavés, de plus en plus loin - dans leur direction. Emportés, ils seront tous emportés par cette marée noire contagieuse.
Tout se passe comme dans mon rêve : alors que je m’affaisse, pris d’une faiblesse incoercible, je les vois s’égailler et leurs hurlements emplissent les voûtes. Ils cherchent les issues qui sont pourtant bien closes, et les plus faibles sont piétinés en chemin. Je m'enivre des cris de la foule qui se masse contre les portes blindées. Je me gorge de ce cantique barbare, celui de la panique animale, celui du renoncement. La maladie est sur eux, la Grande Peste, qu’elle les emporte tous. Je ferme les yeux. Le dernier bastion de résistance est tombé entre mes mains.

La Peste règne partout en maître incontesté et plus rien ne saurait défier sa domination. Dans quelques heures, les portes de la cathédrale s’ouvriront en grand pour laisser entrer les sergents. Et le spectacle qu’ils rencontreront sera bien digne de leurs pires attentes. La cathédrale n'est plus qu'un charnier blindé. Tous unis dans la mort. Ceux qui croyaient m’échapper ont rejoint les légions des âmes pourries qui m’attendent pour avancer sur le monde. Et un charretier entraînera les corps, en rangs serrés, vers notre dernière demeure à tous : la fosse commune.