LEX4

Le 15/01/2006
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par nihil
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Notre héros a définitivement sombré dans la folie, et le psychopathologique est un genre bien rôdé sur la Zone. C'est un texte ancien et les principes psychotiques mis en jeu ont déjà été très explorés dans mes textes plus tardifs, au point qu'on pourra trouver celui-ci pas trop original et assez redondant. Mais ça regorge de situations malsaines et de scènes cauchemardesques.
Trois craquements secs se font entendre, sur la gauche, et quelques scories s’abattent dans la baignoire. Je sursaute et me fige, le pommeau de douche dans ma main crachant de l’eau tiède sur mon ventre. Le mur se met à bouger, juste à côté de moi. Deux rangées adjacentes de faïence jaune se décollent du mur par à-coups, sans tomber. Une pluie de minuscules fragments de béton et de mastic dur tombe des interstices entre les carreaux fendus, constellant la baignoire et ma peau trempée. Je recule au fond du bac d’un coup de reins convulsif alors que deux carreaux viennent s’abattre près de la bonde.
C’est comme si quelque chose était en train de sortir, se frayant un passage au travers du mur dans ma direction. Une vague d’adrénaline blanche vient me percuter en pleine tête, faisant ruer mon coeur contre mes côtes. Je feule de colère, je crie. Alors l’éclatement du béton se résorbe invraisemblablement, le carrelage usé resserre ses attaches au mur et cesse de cracher ses esquilles effilées dans la baignoire. Et tout rentre dans l’ordre.
Je regarde l’eau de la pomme de douche délayer la poudre grise sur ma peau, et l’entraîner en tourbillon vers la bonde. A côté de moi le mur fait comme un cratère.
Je resterai sage, je serai bien sage, c’est promis. Je serai un bon garçon. Je sors de la salle de bains plongée dans la pénombre et glisse silencieusement vers la chambre. Mon appartement est très grand et presque vide. Tous les murs sont peints en blanc, nus, sans la moindre décoration, j’ai l’impression de déambuler interminablement au fond d’une sorte de prison psychiatrique. Je n’ai presque plus de meubles ni d’accessoires ménagers, j’ai tout viré. Ne restent qu’un matelas, un coffre à vêtements, un réchaud à gaz, et mon ordinateur, constamment allumé et muet. J’ai barricadé deux pièces qui ne servaient plus à rien, ce qui avait été ma chambre, et celle de Gabriella. Des milliers de souvenirs emmurés, appelés à disparaître à court terme.

Ne pas se laisser déborder, rester concentré sur l’essentiel : ma survie, et me forcer à oublier tout le reste, toutes les pensées annexes qui tentent de m’envahir, Gabriella, le passé, mes parents. Tous ces trucs. Je m’assois en tailleur sur le matelas, mais la lumière a pu s’infiltrer dans la pièce et glisse paresseusement vers moi en stries blafardes. Je sursaute et me rue vers la fenêtre. Je calfate de mon mieux la brèche dans les persiennes avec du coton, j’en ai acheté un grand sac exprès pour cet usage. Ne pas se laisser contaminer. J’ai laissé le robinet de la salle de bains ouvert, je l’entends maintenant. Grand ouvert. C’est de la folie, je n’avais rien remarqué.
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Sous la pression de Marko, je fais semblant me renseigner sur la sécurité des banques, sur le net ou dans des revues informatiques. Je passe des coups de fil à d’anciens collègues, j’envoie des mails à des hackers. Au squat de Yann, j’apprends à me servir de mon flingue. Accessoirement j’essaie de reprendre contact avec la lumière du jour. C’est douloureux, mais on ne me laisse pas le choix. Je porte depuis plusieurs jours le masque à gaz et les lunettes de soudeur qui me serviront de camouflage à la banque. Marko m’a fait une remarque à ce propos mais je l’ai ignorée.
Derek et Marko ont repéré une agence à Evry, juste de la bonne taille. Les grandes agences sont trop protégées, et les petites ne contiennent pas de fonds. Depuis plusieurs jours, ils se relaient avec Yann et un autre mec pour étudier la configuration des lieux, le jour et l’heure d’arrivée de l’argent, les habitudes des vigiles. Je ne participe pas à leur petit jeu, j’en suis exempté de par mon rôle spécial au cours du braquage. Tant mieux, j’ai bien d’autres soucis en tête. On essaie de me faire comprendre que mon attitude « fantasque » est déplacée, que ce braquage est l’affaire de ma vie et que je dois m’y impliquer de mon mieux. Je hoche la tête avec conviction.

Mme Kaminski est morte cette nuit. Ca me touche plus que ça ne devrait. Alors que je me rendais à son chevet pour l’écouter parler, je suis tombé sur des infirmières qui refaisaient le lit. La chambre était propre et rangée, plus de trace des perfusions et des appareils de contrôle. La pièce d’ordinaire sombre était baignée de la lumière du jour et je n’ai pas pu le supporter. Je me suis enfui sans répondre aux interrogations des infirmières. Toutes les amarres sont maintenant larguées, toutes les barrières auront bientôt cédé.

Prostré depuis des heures, mes yeux grand-ouverts sur la réalité. La désagrégation s’est emparée de la ville et personne ne s’en est rendu compte. Les passants ne sont plus que des carcasses vides, rongées de l’intérieur par cette maladie. Ils errent, déprogrammés et sans but, dans les travées de leur métropole déchue. La fossilisation s’étend sur le monde et les myriades humaines dans leur aveuglement s’inclinent dans sa grandiose ombre
calme, mec, contrôle        
tension qui monte, comme si une catastrophe allait s’abattre ici d’une minute à l’autre. Naufrage général, alerte. Et l’humanité n’est plus qu’un agrégat stupide de statues de cendres, d’enveloppes vides de toute structure interne. Le vide nous gangrène. Ces pauvres tarés n’ont plus qu’à s’éparpiller dans le vent. L’étoile morte répand ses lumières toxiques sur la fin de notre ère, stries griffes de rage de douleur
calme-toi, calme-toi
oublier les épaves monstrueuses qui peuplent mon univers, l’érosion funeste qui hante encore leurs cadavres frémissants, et leurs mains déchiquetées qui se tendent vers moi
arrête maintenant arrête
il faut résister il faut résister il faut, putain de sacs à merde, tous ces enculés
ARRETE
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J’ai entraîné ma victime derrière un bâtiment obscur, une sorte de cathédrale d’amiante aux contours effilés et dans l’ombre l’ai descendue. La détonation a claqué dans le vide, et l’odeur de poudre m’a pris à la gorge. Le poids glacé du flingue dans ma main. Le choc brutal qui engourdit encore les articulations de mon bras. Et la douce euphorie du kamikaze qui monte en moi. Toutes mes structures de conditionnement brisées par l’excitation frénétique du combattant, comme un barrage qui cède sous la poussée des eaux. Je vois clair, et je sais que j’ai raison.

Autour de moi, dans la pénombre de la cage d’escalier dévastée, la pourriture bouillonne comme un nuage d’orage, tendant ses bras reptiliens vers ma chair trop chaude et trop vivante. L’agonie du béton, tout autour de moi. Je suis la Maladie et je suis l’Antidote. Tout mon être irradie d’opacité.
Toutes les façades de la normalité s’abattent pour dévoiler leur grand vide interne. Il n’y a plus rien, plus rien que moi au centre de ces ruines concentriques. Mon aura brûlante s’estompe, et je sens les crochets érectiles de l’érosion s’approcher. L’immunité ne dure qu’un temps. Tout a une fin. On me veut déchu, brisé. J’ai armé mon bras et je résisterai.
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J’ai été plongé de force dans un monde étrange et effrayant, dont je ne comprends plus les règles. Tout ce qui m’entourait, et qui me paraissait si logique et si fiable, s’est insensiblement modifié et mon environnement est désormais un théâtre hostile. Chaque ombre recèle sa part de danger, je ne serai plus en sécurité nulle part. Il faut que je me protège, par tous les moyens.

D’entre mes quatre murs je vous vois.

Le monde tourne trop vite et j’entends la rumeur des milliers de morts amoncelés sous la terre. Des meutes de chiens aux yeux fous qui rôdent autour de mon immeuble, seul édifice encore debout au centre d’un champ de décombres désertés.
Je pousse mes derniers meubles contre les fenêtres déjà murées, renforce la protection des portes déjà barricadées. Plus rien, plus de lumière ou de son, je ne veux plus rien qui soit externe à mon monde, ma petite cellule. Je veux m’emmurer au plus étroit, réduire mon espace vital à son strict minimum pour mieux me centrer sur ce qui importe vraiment : moi-même. Je veux me contenter des bruits lourds de mon corps, m’en nourrir, m’en délecter. Ma respiration qui couvre tout, le battement du cœur, souterrain et obsessionnel qui remonte jusque dans ma gorge et mes tempes. Le fracas d’usine de mon système digestif à l’œuvre. Mes articulations qui jouent difficilement, craquent et se bloquent. Moi-même, mes failles, mes faiblesses, ma fragilité indécente d’organisme imparfait. Plus d’interactions avec la folie irréelle de l’extérieur.

J’ai barricadé de mon mieux la porte de la chambre de Gabriella depuis des jours maintenant, mais je l’entends gratter derrière le mur et pleurer avec moi. J’entends le parquet qui craque sous son pas léger et sa respiration chuintante, qui glisse jusqu’à moi. Je ne peux plus m’empêcher de fixer la porte, au fond du vaste couloir, barrée par trois planches noires mal clouées. C’est n’importe quoi. Il faut que j’arrête ça.
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On fait un dernier repérage des lieux. C’est Marko qui a tenu à ce que je sois présent, il m’a obligé à enlever mon masque à gaz et mes lunettes de soudeur. J’ai l’impression de flotter à dix centimètres au dessus du sol. L’agence est située dans un quartier abandonné, à l’écart du centre-ville. Elle s’encastre au fond d’une minuscule place encerclée par des immeubles et séparée de l’avenue par des arches de béton massives et obscures. Plusieurs commerces entourent la place, mais la plupart sont fermés, les autres sont de petits établissements de quartier, une épicerie, un coiffeur. L’endroit est devenu en peu de temps un repère de junkies et de clochards. Personne ne s’attarde jamais ici. Les vigiles sont généralement regroupés près de l’entrée (un devant l’agence et un posté à un guichet derrière la porte). L’effet de surprise suffira à prendre l’avantage rapidement. Tout est prêt pour demain. Je réponds oui à toutes les questions qu’on me pose.

Je reste des heures durant l’oreille collée au mur, à l’écoute de la complainte de Gabriella. Elle m’appelle à l’aide, elle parle à ses poupées, elle pleure. Je reste immobile. Elle passe sans transition de la comptine apaisante, lancinante aux plus terribles des hurlements, les mêmes peut-être que ceux qui ont accompagné sa mort. Je ne bouge pas. Parfois sa voix se déforme, et ses sanglots se noient dans un atroce grouillement d’organes et de béton concassé, et je me redresse, des vagues de terreur paralysant mon entendement. Mais je suis incapable de me jeter dans le couloir pour arracher les planches qui barricadent la porte. J’ai trop peur de ce que je pourrais voir dans la chambre. Certaines choses sont interdites, je ne suis pas sûr de pouvoir rester sain d’esprit si je passe outre cette frontière. Il est trop tard pour être sauvé, trop tard pour être pardonné. Je m’enfonce comme une masse dans l’abîme. Alors j’appuie à nouveau l’oreille contre le mur, et je m’endors au son de sa voix.