L'artiste

Le 09/05/2006
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par Invisible
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Les artistes incompris s'empilent par bennes entières dans nos pages, et c'est encore le cas pour le narrateur de ce texte, dont la particularité est qu'il s'exprime par le terrorisme. Le style est impeccable, très froid même dans les descriptions les plus chaotiques et les plus gores, ce qui renforce le malaise. Inv n'en rajoute pas, le texte ne devient jamais chiant ou bassement sensationnaliste. Bon texte.
Portrait d'un artiste.
... mais pour moi, integrer les gens dans une oeuvre qui les dépasse est une grande source de satisfaction, car même si ils sont dans l'incapacité de comprendre leur raison d'être dans mes productions, je sais que grace à moi, leurs existences, vaines jusqu'à présent, s'inscrivent dans le Beau, dans l'Absolu.

Je m'installe à mon plan de travail et poursuis mon prochain projet. Le plastique est déjà à sa place dans l'attaché-case, trois kilos suffiront. Je mets en place le dispositif : un simple reveil dont l'alarme actionnera la mise-à-feu des explosifs. Ensuite, la finition : je dispose des clous autour du plastique.

Peu d'artistes disposent d'une couverture médiatique comparable à la mienne, mes oeuvres sont publiées partout dans les médias et atteignent tout type de personnes. Mes oeuvres dérangent.

Je ferme l'attaché-case après une dernière inspection. J'embarque mon materiel et m'habille. Je sors, m'arrête pour saluer ma voisine. Elle me parle de son arthrose qui la fait souffrir, des exploits de sa dernière petite fille. J'acquiesce, souris, abonde dans son sens, et pense à l'integrer à une prochaine oeuvre plus personnelle.

Bien sûr je suis totalement à l'avant-garde de ce qui se fait actuellement, et je comprends que mon art puisse paraitre choquant, mais il faut bien réaliser que les anciennes transgressions n'en sont plus de nos jours, les gens sont blasés. Il faut aller plus loin pour choquer.

J'ouvre le coffre de ma voiture et y range le materiel. Je démarre, direction le centre-ville.

Je dois bien avouer que le choix de mes sujets n'a rien de très original : des centres commerciaux principalement. Ce n'est pas pour un quelconque idéal anti-société de consomation, il n'y a rien de politique là dedans, mais c'est un lieu où l'on trouve une grande diversité de persones.

Je me gare à quelques rues du sujet, installe mon materiel dans le local situé en face et entre dans le centre commercial ; je croise des jeunes en survetement, une jeune mère, des cadres dynamiques, des familles au grand complet. Je dépose l'attaché case à proximité de la facade, caché derriere un panneau publicitaire entre une boutique pour adolescentes et une autre, dite de glisse. La radio diffuse du r'n'b de supermarché. Je vais dans le local pour cadrer ce que je vais filmer et préparer mon appareil photo.

Ce que j'essaie de vous faire comprendre, c'est qu'il ne faut pas se fier aux apparences, je ne fais que m'exprimer.

La déflagration a lieu à quinze heures précises. Les baies vitrées de la facade explosent. Les gens sont projetés vers l'exterieur ; un homme se fait trancher l'interieur de la gorge par ce que je pense être un morceau de verre, il s'étouffe dans son propre sang. Je prends tout ce que je peux en photo. Une poussette enflammée dans laquelle on distingue une forme gesticulante ; un cadre dynamique a la machoire inferieure arrachée ; une vieille femme éviscerée cherchant sa canne ; la peau du groupe de jeunes qui ne fait plus qu'une avec leurs survêtements ; une adolescente branchée au visage entièrement brulé ; un père de famille désarticulé, ses jambes pliées dans le mauvais sens.

Le meilleur moment, c'est les quelques secondes après l'explosion : tout semble calme, le silence n'est pas encore souillé par les appels à l'aide et les cris des survivants, ils sont encore en état de choc.

Je continue a photographier : du sang jaillit des moignons, un homme aux jambes arrachées se regarde dans un bout de verre pour se recoiffer, un autre est coincé sous une voiture en flammes. Je décide que ma performance est terminée et je range mon materiel. Je prépare des copies de toutes les images prises aujourd'hui pour les vendre aux grandes chaines. Une dernière photo du trou béant qui était une facade de centre commercial il y'a encore cinq minutes et je pars.

Ne le prenez pas mal mais j'ai un peu l'impression de parler à un mur ; êtes-vous complètement insensible à l'art ?

Je peux appeler mon avocat au moins ?