Mort-monde

Le 11/02/2007
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par nihil, Narak
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Rubriques / Alienations
Moi et Narak on a voulu établir un nouveau record du monde de glauquerie avec ce monologue tordu. Le narrateur est un vieux clodo à demi-fou qui a traîné ses guêtres dans tous les taudis les plus pourris. Texte volontairement sordide, psychopathologique et mystique, très confus également. La plupart des gens devraient le trouver franchement désagréable.
J'en aurais traversé, des ruelles glacées, encadrées de façades sans fenêtres, trempées de pluie sale. A traîner la patte dans des putains de bas-fonds, dans les viscères pourris du cadavre de Dieu. Ici les hommes naissent seuls, vivent seuls, crèvent seuls, ici tout le monde s'affaire à bien toujours rester planqué, à se masser le soir autour des feux, des brasiers de plastique et d’ordures brûlants et toxiques. Une faune répugnante qui se répand en grondements, râles et crachats, leur sang empoisonné qui macule souvent l’asphalte. J’ai survécu au hasard, sans effort conscient, couchant n'importe où, en boule au bord de caniveaux crasseux, au fond de squats infestés de bâtards de dogues aux yeux laiteux. Au fond de prisons ouvertes à tous vents, de cellules sans porte, d'abris sans toit, avec les côtes brisées de charpentes défoncées en stries sur le ciel.
J'en aurais arpenté des dédales boueux dangereux à crever, où personne ne se traîne plus. Des tunnels abandonnés à la pénombre, des labyrinthes de béton démolis. Dans ces bouges interdits aux hommes j'ai régné sur la vermine et les rats, à me faire bouffer la gueule par mes sujets indisciplinés. Rendu sourd par la rumeur des mouches et assommé de fatigue. Roi aveugle et malade, seigneur des essaims et de la pestilence.

J'en aurais vécu des galères, des putains de longues années noires toutes bien agglomérées, avec moi en train de végéter dans des puits obscurs. Accroupi, en attente, à l’affût. J'ai couché dans les ordures des décharges, à me nourrir de saloperies corrompues arrachées de la gueule de dogues faméliques. Rentrer mes poings dans leurs tripes et démolir leurs ossatures saillantes. Mordre plus fort qu’eux, les étouffer entre mes bras, faire craquer leurs os comme du bois. Et ensuite seulement, fouiller sous les amas de rouille et de carton pour faire taire ce hurlement dans mon ventre. Bouffer, vite. Tout ce qui traîne. Comestible ou pas, rien à foutre, tant que peux l’avaler. Et puis vomir et revomir ma vinasse chaude sur des rues brillantes d’eau, baptiser ce sale monde de ma bile.

J'en aurai vu des cieux calcifiés et des biges démangés par la lèpre des grands soirs, le fute maculé de foutre séché, puant la merde et la pisse. Des putains de messes noires jouées en boucle par des automates, avec moi en témoin involontaire. Que des matois en quête d'identité pour remplacer leurs organes absents.

J'en aurais tué... Des centaines et des milliers de centaines. A chaque heure de veille. Mes hardes pourries et grouillantes de puces, à me grimper le long des cannes et à me courir la panse. Des puces, des poux nichés en grappes sur le moindre poil et qui connaissent ma surface mieux que moi-même. Je suis leur territoire.
Ecraser des puces c'est ça que je fait le mieux : mon métier, mon fardeau, ma religion quotidienne. Mieux que personne je les chope, juste avant qu'elles sautent. Ne pouvant les broyer entre mes vestiges d’ongles, rongés jusqu’à la viande, je les écrase entre mes dents. Une fois sur ma langue il suffit de les placer entre les incisives et faire craquer leur carapace en avançant la mâchoire du bas. Tout du long à leur marmonner des conneries, à leur brailler silencieusement ma haine pour elles qui m'ont pompé ma vie, ruminer leurs minuscules carcasses et les faire craquer avant de les recracher. Penser à hier, à demain. Fouiller mes chevilles à la recherche d’autres passagers clandestins. Leur causer. Comprendre que je suis comme eux. Tirer des enseignements de cette guerre entre mon corps-monde et ses occupants toujours plus nombreux. Leurs saloperies de petits crochets courbes et leur voix mêlée qui me vrille la tête. L'âme du Grand Ver démultipliée à l'infini et ses millions de rejetons qui marchent dans mes oreilles.

Ce que je suis : un pauvre clodo qui s'est arrêté au milieu d'une artère bondée pour voir les cieux s'ouvrir devant sa gueule et le Ver lui parler.
Dans la rue tout le monde est malade, qu'on m'a dit, tous ceux autour de toi.
Sauf toi.
Toi t'es celui qui les mènera à leur perte.
J'entends que dalle moi, et si j'entends je comprends rien à ce qu'on me dit. J'ai gueulé pour que ça se taise, et les puces ont commencé à sauter de moi partout sur les biges immobilisés. A se répandre sur le monde, à porter la bonne parole toxique. Je m’assois sur le bord d’un trottoir pour regarder les enfants et les femmes qui font la queue. Elles qui serrent contre elles des bébés gris et silencieux. La poussière s'agglomère dans les sillons de leurs larmes. Les femmes avancent d’un pas puis elles patientent. Ensuite elles recommencent. Et elles continuent. Elles vont chercher la bouffe comme on va au cimetière. Elles le savent très bien qu’après avoir mangé elles auront encore faim. Tout le monde le sait ici-bas. Que leurs enfants mourront et qu’elles suivront tôt ou tard.
J'ai rampé comme j'ai pu, par spasmes, vers mon trou pour me planquer et je me suis labouré la trogne à la gnôle pour faire comme si y avait rien. Ca s'est plus jamais arrêté de parler.
        
Au moment où je vais plonger dans ce vieux fleuve poisseux je crois que je souris. Je ne suis rien, je disparaîtrai sans jamais avoir existé. Le monde ne me survivra pas, c'est pas ou lui ou moi, c'est nous deux dans la même boue en train de couler et crever. Que tous les matois me suivent, ça fera ça de moins de vermine à porter pour le grand musée de la torpeur, qui saigne déjà de trop. Mes crocs sont jaunes comme ceux d'un vieux clébard galeux qu'a jamais osé mordre la main du maître. Mais j'en pense pas moins. Mort le monde mort, que dit la comptine dans le soir qui tombe, mort le monde, et à mort toutes les bêtes sans tripes qui me jappent aux basques, tous les passants aux yeux fermés, qu'ils tombent et se vautrent sur le coté. Qu'ils meurent asphyxiés. Qu’ils meurent. Tous les animaux qui m'entourent sont malades et se couchent sur le flanc pour crever. Et leur respiration, de plus en plus espacée, finira bien par s'éteindre.
Et lorsque un soleil blanc se lève encore une fois sur le printemps du monde, le dernier bourgeon termine son agonie.