LA ZONE -

They shall be punished

Le 17/06/2007
par Mill
[illustration]     Le ciel était dégagé en cette matinée hivernale, et s'il n'y avait eu, sur les longs boulevards parisiens, un vent glacial propre à la saison, le jeune Villasec eût pu se bercer d'illusions. "Il fera gris plus tard", se rassurait-il naïvement. Et il finirait bien par tomber quelque pluie, que diable.
    Non que Villasec se targuât d'origines particulièrement paysannes. Il n'appréciait pas plus de se tremper romantiquement lors de ses trajets routiniers, appart'-métro, métro-AXL, AXL-métro, métro-appart', mais l'absence de pluie, ou simplement de grisaille, ne cadrait pas avec sa perception du monde - laquelle s'avérait certes cruellement limitée. En un mot, cela n'était pas dans l'ordre des choses.
    Jean-Pierre Villasec ne demeura que quelques courtes minutes à philosopher sur le porche de son immeuble haussmannien au possible, quoique partiellement décati depuis le dernier ravalement de façade. Cette opération avait duré plusieurs mois, ce qui lui avait valu pour seul horizon un échafaudage malpropre, arpenté par de forts et bruyants métèques, vêtus de bleus délavés, et dont les sinistres et incompréhensibles hululements l'avaient finalement incité à faire l'achat de boules quiès et d'écouteurs pour sa chaîne Hi-Fi.
    La municipalité entreprenait régulièrement de telles améliorations - ou camouflages - et il s'était vengé mesquinement en votant contre le maire sortant. Résultat, il se retrouvait avec un maire socialiste qui ne cachait pas ses penchants homosexuels. Et c'est pourquoi, chaque matin, alors qu'il refermait bien sagement la porte massive de son entrée d'immeuble, il ne pouvait s'empêcher de maudire ces murs blêmes dont la peinture bon marché commençait déjà à peler sous les assauts multiples du vent, de la pluie ou de la grêle.
    Il rehaussa le col de sa veste Barbourg immaculée, enfonça son poing gauche dans la poche molletonnée correspondante, et, affermissant la prise de ses doigts sur la poignée de sa mallette de cuir noir aux coutures dorées, il s'élança d'un pas pressé, quoique relativement assoupi, sur le trottoir maussade.
    Déjà, chiffres, mémos et autres brainstormings, benchmarkings, anglicismes de tous poils et sans plus de consistance qu'une gelée Mark & Spencer, se pressaient aux entournures de son cerveau quadrillé au millimètre. Il se voyait extraire son passe magnétique de la poche intérieure de sa veste, glisser le dit passe dans la fente prévue à cet effet, replacer sans hâte la carte plastique dans son fourreau, puis franchir les portes vitrées. La standardiste, une nymphette chic et fardée qui moulait l'uniforme imposé par AXL avec tant d'enthousiasme que la moitié du personnel la soupçonnait de chasser le mari parmi les cadres de l'entreprise - l'autre moitié passait probablement le plus clair de son temps à la courtiser, et plus si affinités - lui avait confié, un jour où il avait un peu forcé sur les UV, que les passes de la maison Danone ouvraient non de bêtes panneaux de verre mais des cylindres de plastique dur, bien plus résistants et sophistiqués, qui évoquaient l'univers sciencefictionesque d'un Luc Besson en mal d'inspiration. Il se rappelait d'ailleurs avoir songé, ce même jour, que le cinéma, certes calamiteux, du "réalisateur pour boutonneux", comme il se plaisait à l'appeler, pourrait éventuellement constituer une accroche fondamentale vis-à-vis de la jeune femme. Mais il n'avait rien tenté depuis, et son chef de service s'était finalement montré plus rapide et adroit.
    Il secoua la tête, alors qu'il atteignait le passage piéton. "La vie est faite de ces petites contrariétés", se dit-il, traversant entre deux voitures encore endormies.
    "Oui, et le fond de l'air est frais", lança un jeune chevelu qui passait par là.
    Villasec se retourna au milieu du macadam, à la fois surpris et embarrassé. L'autre s'éloignait en sifflotant un air joyeux, et il s'abstint de l'apostropher à son tour, n'y voyant aucun intérêt.
    Avait-il parlé à voix haute?
    Il décida que non. C'était l'autre qui parlait tout seul. Ou bien l'autre avait un portable, tout simplement. Ceci expliquant cela, il retourna à sa standardiste, se remémorant les intrigues qu'il avait si brillamment tissées autour de son chef. Il avait suffi d'un mémo indiscret, de quelques commentaires piochés dans le livre d'Hirigoyen, et la mutation ne s'était pas fait attendre. Mieux encore, les hautes sphères l'avaient plébiscité, lui, Jean-Pierre Villasec, pour coordonner les entretiens d'embauche du remplaçant. Lui-même avait été auditionné, mais il avait prudemment refusé le poste, redoutant un échec cuisant que sa réputation encore instable ne pouvait se permettre.
    Quelle joie délectable, pourtant, quelle incomparable extase n'avait-il éprouvée en humiliant ces jeunes loups aux dents longues et affûtées, provenant d'autres filiales d'AXL, ou transfuges de boîtes similaires... Son choix s'était bien évidemment porté sur un pauvre type assez compétent pour qu'on ne pût sérieusement contester sa décision, mais surtout assez malléable pour que lui-même se risquât, de temps à autre, à le manipuler sans frictions inutiles. Il ne s'en privait pas, ce qui le confortait chaque jour davantage dans son opinion première.
    Autour de lui, les rues prenaient vie. De plus en plus de véhicules se frôlaient sur la chaussée houleuse, et de nombreux passants, dont les jambes jouaient du ciseau sur les pavés, se heurtaient, tels des ombres à leurs souvenirs sans lendemain. Villasec les regardait distraitement passer devant, derrière lui, à ses côtés, un peu plus loin, croiser sa route, le bousculer, l'effleurer. La bouche du métro se rapprochait.
    Bruits de pas, bottines, baskets, escarpins, souliers vernis, mocassins cirés, claquant sur les marches d'asphalte, quasi-muets frôlements de tissus, manches, ourlets, plus rarement épidermes, lointaines conversations à peine ébauchées qu'elles s'évanouissent l'instant suivant, raclements de gorge, toux, sifflotements aléatoires, momentanés. Il n'y a jamais de musiciens à cette station. Ni de SDF, clochards, routards, ni Dieu sait quels autres parasites. Bien entendu, un quêteur finit toujours par monter dans sa rame à un autre arrêt, mais la station de son quartier - et Villasec éprouvait une réelle fierté à cette idée - reste propre. "Et puis", pensa-t-il, "on n'est pas obligé de donner, pas vrai?"
    Non, certainement pas. Lorsqu'un SDFa le malheur de quêter auprès de Villasec, alors qu'installé sur son siège en skaï délabré, il a entrepris de relire ses notes de la veille, celui-ci se redresse brusquement, arborant un visage fermé, l'air menaçant et supérieur. Il scrute le fâcheux, l'émiette du regard, le dépouillant en quelques secondes de ses derniers vestiges de dignité.
    Généralement, l'intrus interrompt sa tournée immédiatement après cet échange glacial, sans paroles ni légende.
    Souriant dans sa barbe nullement littérale, Villasec prit place devant une bombe sexuelle en tailleur dont les étoffes semblaient avoir subi un lavage de trop. Les vêtements rétrécis ne cachaient en effet plus grand chose de la combinaison de dentelle noire qui moulait la créature, certes impudique.
    Vicieux, il ouvrit sa mallette, en retira un dossier qu'il fit mine d'étudier avec la plus grande attention tout en risquant de timides, puis de plus en plus hardis coups d'oeil aux jambes de la dévergondée, s'attardant par la suite sur la ligne de ses seins, presque entièrement visibles à travers le décolleté de son bustier résille, s'excitant sur ses yeux vert ravageur, probablement intéressés... Il se vit arrêter le temps, se lever lentement, libérant son indiscutable érection de son pantalon de lin, plonger en cette nymphe tombée du ciel...
    La vision s'estompa brutalement lorsque ses yeux croisèrent ceux de la jeune femme. Son visage était cramoisi, furieux. Elle le gratifiait d'un regard appuyé, une moue dégoûté distordant ses traits lumineux. Villasec détourna le regard, se réfugiant lâchement dans la lecture d'un résumé de conférence, des statistiques ou un communiqué interne, il ne savait plus très bien.
    L'arrêt suivant lui fit l'effet d'une délivrance. Un moment de confusion vint masquer l'espace qui séparait Villasec de son fantasme. Il pouvait reprendre ses esprits, respirer un instant.
    Le train démarrait qu'une étrange tirade, très convenablement clamée à l'extrémité du wagon, résonnait à ses oreilles aspirant au silence. "Et voilà", se dit-il, "un SDF. Il ne me manquait justement qu'un SDF."
    "Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, ladies and gentlemen, je vous salue bien haut. Je m'appelle Aristide, j'ai trente-deux ans et blablabla. Pour ne pas vous faire perdre votre temps, que je sais précieux, et pour ne pas perdre le mien - j'ai encore des tas de wagons à visiter - je vais aller droit au but. Je vais passer parmi vous, et si vous avez un petit quelque chose, je n'en serai que trop ravi de retourner dans la rue, me saouler la gueule et fumer des pétards."
    Villasec fut stupéfait de constater qu'il s'ébauchait des sourires dans l'assistance, plus francs et communicatifs à chaque boutade du clown triste.
    "Les billets de cinq cents francs sont bienvenus, je ne fais pas de manières, moi, et j'accepte les chèques. Pour les cartes bleues, soyez gentils de ne pas oublier de m'indiquer le code. Ben oui, hein! J'ai pas accès à Internet, moi."
    Cette envolée lyrique déclencha l'explosion d'une rage sans bornes chez Jean-Pierre Villasec. Des rires fusaient en cascade d'un bout à l'autre du wagon, et de nombreux porte-monnaie s'entrouvraient, cliquetant, à mesure que le bateleur avançait. Un billet de vingt francs, un autre de cinquante changèrent de mains.
    Il continuait pourtant.
    "Pour ceux qui n'ont que des petites pièces, ne vous formalisez pas. Je me contente d'un sourire. Ca fait du bien et ça mange pas de pain."
    Parvenu à hauteur de la créature qui avait harcelé Villasec un peu plus tôt, le SDF s'interrompit, presque suffoquant, puis déclara comme en un souffle:
    "Vos yeux, mademoiselle. On dirait la mer."
    Il lui dédia une courbette, puis se détourna sans insister davantage. Villasec n'avait pu que deviner la réaction de la catin. Elle n'avait rien donné. Un bon point pour elle, songeait-il. En parfait égocentrique, Villasec s'attribuait tout naturellement le mérite d'avoir bien choisi la cible de sa passion fugace mais fulgurante. Villasec ne se trompait jamais. Villasec savait. Les opinions de Villasec ne variaient jamais, et cette constance à toute épreuve démontrait à ses yeux leur irréfutable validité.
    A ce moment précis, le SDF aborda Villasec.
    "Et le monsieur renfrogné, là, il aurait pas un de ces nouveaux Pascals qui ressemblent à des billets de Monopoly?"
    Villasec vrilla le crâne de l'importun d'un regard froid et haineux. Ses yeux révulsés semblaient vouloir s'affranchir de leurs orbites, tendues à se rompre autour des globes oculaires. Son large front se plissait de cicatrices hargneuses qui dessinaient des éclairs de part et d'autre de ses sourcils circonflexes. Sous ses lèvres rabattues en une bouche verrouillée, refoulant non sans peine une rage intenable, ses dents blanches et menues grinçaient en faisant jouer sa mâchoire de droite à gauche.
    Le SDF recula instinctivement d'un pas. Sa face burinée n'exprimait nulle frayeur, mais plutôt du ressentiment. Villasec s'aventura à sourire, carnivore et hautain.
    Fixant à nouveau les pupilles du vagabond, Villasec reçut toutefois un choc des plus effrayants. Une voix, réplique atténuée de celle, tonitruante, du sans-abri, lui parlait en esprit. Il l'entendait aussi clairement que les autre sons et bruits divers l'environnant, mais il savait que nul autre que lui ne pouvait saisir ces paroles.
    Et lui écoutait en silence cette voix qui l'assassinait via le verbe et le plus vil argot, qui lui crachait une haine viscérale, hystérique, bien plus forte que celle que Villasec avait cru exprimer l'instant précédent. Et tandis qu'il se laissait ensorceler par cette déferlante furieuse, et, de toute évidence, inépuisable, il commença à percevoir d'autres voix similaires, d'autres pensées volées, et toutes l'accablaient, l'invectivaient, le saisissaient d'une main ferme, gigantesque et multiple étau. Soudain, il lui semblait que le métro prenait de la vitesse, qu'il n'y aurait plus d'arrêt. La main resserrait son étreinte.

= commentaires =

Mill

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Pute : 1
    le 17/06/2007 à 17:31:16
Juste pour info. Ceci est un texte relativement vieux, un des derniers rédigés avant ma longue panne, guérie il y a trois mois grâce à la Zone. Je suis d'accord avec le résumé - presque avec tout, on va dire - mais j'éprouve quand même une profonde tendresse pour cette espèce de machin bizarre dans lequel j'avais surtout envie de décrire un personnage de connard fini comme j'en avais croisé tant à Paris.
nihil

Pute : 1
void
    le 18/06/2007 à 17:19:29
En gros, ça fait beaucoup de mots pour pas dire grand-chose et les commentateurs ne s'y sont pas trompés en ce moment. Faut dire que dans la tripotée actuelle de cons qui parlent pour ne rien dire, c'était pas gagné.
Hag

Pute : 2
    le 18/06/2007 à 18:19:46
Le texte réalise la performance d'être à la fois vide et lourd.

Tant que j'y pense, c'est normal que dans le guide il y ait 85 textes dans le best-of et seulement 23 dans le worst-of ?
Winteria

Pute : 0
    le 18/06/2007 à 18:43:19
Peut-être parce qu'un bon texte est environ 3,7 fois plus intéressant qu'un texte de merde. En tout cas c'est ce que nous laissent croire les statistiques.
nihil

Pute : 1
void
    le 18/06/2007 à 18:51:48
Bon la foule a parlé, je vais augmenter un peu le nombre de texte du worst-of.
nihil

Pute : 1
void
    le 18/06/2007 à 18:55:26
Hag, tu t'inquiètes du worst-of pour tous nous griller au poteau pour la prochaine semaine textes de merde, hein, avoue.

Commentaire édité par nihil.
Mill

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Pute : 1
    le 20/06/2007 à 21:40:07
Pour Hag : lourd, peut-être, vide, sûrement pas. Il s'agit d'un portrait réussi, même si il y a trop de mots et que l'ensemble aurait mérité quelques coupes. Sans parler de l'intrigue qui approche dangereusement le niveau zéro. Par ailleurs, la tirade su SDF est authentique, presque mot pour mot. Je tenais à la retranscrire. Disons que c'est mon côté Ed Wood.
Hag

Pute : 2
    le 20/06/2007 à 21:52:07
C'est bien ce que je pensais donc. Ce texte avait un putain d'aspect autobiographique.

Et je confirme que je trouve ça vide, simplement je trouve que ça ne raconte rien de bien passionnant, et que la lecture ne m'a rien apportée.

Au moins je ne me suis pas senti plus con après la lecture, c'est déjà ça.
Mill

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Pute : 1
    le 20/06/2007 à 22:03:56
Avec mes textes, je m'en rends compte depuis que j'envoie des textes sur la Zone, ce n'est pas le lecteur qui se sent con.
EvG

Pute : 0
    le 04/03/2008 à 11:25:24
Je n'ai lu le texte qu'à partir de la tirade du gueux (c'est déjà bien ,je ne comptais pas le lire) et je dois dire que j'ai bien aimé. Il y a une légère maltraitance du lecteur à la fin qui ne m'est pas désagréable, c'est mon côté SM soft (oh oui !).

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