LA ZONE -

L'Immeuble 2 - Huitième étage

Le 22/03/2008
par Nico
[illustration] -    Puis-je me permettre de donner mon avis à Monsieur ?
-    Faîtes, Nestor.
-    Ce n’est pas un étage comme il faut pour les gens comme Monsieur.
-    Que voulez-vous dire, Albert ?
-    Que si j’étais Monsieur, je ne descendrai pas au huitième. Ce n’est pas un endroit assez convenable pour les messieurs comme Monsieur.
Les portes s’ouvrent. J’empoche les cinq doigts coupés et commence à sortir.
-    Si ce n’est pas un endroit convenable, je m’en irai, Norbert. En attendant, faîtes-moi le plaisir de nettoyer cet ascenseur. Le sang a giclé partout et le sol est glissant comme une patinoire.
-    Je n’y manquerai pas, Monsieur.
-    C’est bien. A plus tard, Lawrence.
Avant de quitter l'ascenseur, je me tourne une dernière fois vers lui :
- Au fait, Francky, vous n'auriez pas vu Hélène, ma femme ? Elle doit se trouver quelque part ici également.
- Non, Monsieur. Mais je ne manquerai pas d'avertir Monsieur si je vois Madame.
Les portes se referment. Je me retrouve dans une grande salle décorée de lourdes tentures rouges et noires. Un lustre au plafond grince en se balançant. Il y a une odeur étrange, comme un parfum capiteux.
Je me dirige vers une petite porte, sur la droite, marquée « toilettes » et j’espère de tout cœur que la pancarte n’est pas mensongère. C’est bien les toilettes. Dans ma précipitation, je trébuche sur un homme recroquevillé dans un coin, à même le sol.
-    Excusez-moi…
Mais il ne bouge pas. Un instant je me demande s’il n’est pas mort. Mais non, je perçois une petite respiration. Son gros pull et sa capuche le couvrent complètement et je ne vois rien de lui, à part ses mains pâles.
Le sol est dégoûtant et je me rends compte qu’il est probablement assis dans une flaque d’urine. L’odeur est d’ailleurs à peine supportable.
Brusquement il lève sa tête vers moi. Sous sa capuche je ne peux distinguer que deux yeux humides. Je sens que sa bouche s’entrouvre doucement.
-    Et toi, comme est ta vie ?
Ses yeux me fixent et je ne sais pas quoi répondre. Il me regarde d’un air interrogatif, suspendu à mon visage, comme s’il attendait une réponse capitale. Puis lentement, comprenant que je n’ai pas compris, il rabaisse sa tête. Ses mouvements lents font un bruit mat et étouffé. Je ne vois plus ses yeux, mais je devine qu’ils sont à présent fixés vers le sol. Sa voix fragile reprend pourtant :
-    Les lettres s’accumulent dans la boîte aux lettres. Le téléphone sonne dans le vide. Les voisins appellent au travers des murs. Mais personne ne répond. Jamais. Qui nourrira mon chat ?
Je préfère m’en aller. Je le laisse seul. En revenant dans la grande salle je tombe sur un chat amaigri. Il a les yeux vides, et sa queue ne bouge pas.
-    Il n’est pas bien, n’est-ce pas ?
-    Je ne sais pas pourquoi les chats parlent, mais en effet, il n’est pas bien.
-    J’ai un service à te demander…
-    Je n’ai pas de croquettes.
-    Ce n’est pas ça. Je ne peux pas supporter de le voir comme ça. Je me suis mis sous le lustre qui grince, en espérant qu’il tombe. Mais il ne tombe pas. Il me nargue. Pourrais-tu…
Je comprends ce qu’il me veut et monte sur une échelle qui traînait par là. Je ramasse aussi une pince, qui traînait ailleurs.
-    Prêt ?
-    Prêt.
Je coupe, et le lustre tombe lourdement. Couic. Je soulève le lustre. Le chat est devenu une belle descente de lit.
Je sens à nouveau le parfum musqué. Il semble venir d’une autre porte, plus large, au fond de la pièce, et je me dirige vers elle. Alors que j’approche, la porte à double battant s’ouvre d’elle-même et j’entre dans une nouvelle pièce chaude et emplie d’un léger brouillard. Je me sens décoller doucement. Je plane dans les fins nuages de brume. Je sens que des silhouettes humaines me frôlent dans les airs. Et j’entends des voix diffuses :
-    Quel est ton nom ?
-    Je ne sais plus.
-    Notre nom est Lamia.
Les silhouettes m’entourent à présent de partout, je sens leur contact doux sur ma peau. Elles glissent contre moi.
-    Nous ne pouvons pas dormir…
Elles se frottent, s’agitent. Le désir monte.
-    Nous ne pouvons pas dormir…

La longue nuit d’amour passée, je flotte encore dans les airs. Je me laisse porter par les courants, dans les nuages. Ca n’avait jamais été aussi bon. Lentement je me sens redescendre. Lorsque je touche le sol, je me remets debout. C’est à cet instant que je me rends compte que je n’ai plus de pénis. Avant même que je ne me mette à crier, les voix réapparaissent dans les nuages au-dessus de moi.
-    Nous avons été forcées de manger nos enfants. Nous avons été condamnées à ne plus pouvoir fermer les yeux. Nous ne pouvons pas dormir.
Le noir se fait et dans des flammes rouges, les silhouettes se matérialisent alors devant moi. Des monstres. Ce sont d’hideuses femmes au corps de serpent. Leurs yeux me dévorent, leurs langues fourchues claquent comme des fouets dans l’air. Je me sens nauséeux en pensant que c’est avec ça que j’ai couché.
-    Ne pouvant plus dormir, nous sommes devenues folles.
Je fais un pas en arrière et mon dus butte sur un mur glacé. Le parfum musqué a disparu. Elles s’approchent.
-    Nous sommes les Lamia. Nous avons été punies. A nous de punir.
L’une d’elle, qui était plus grosse et plus affreuse que les autres, ouvre une main, dévoilant mon pénis coupé.
-    Rendez-le moi !
Je crois à peine que j’ai crié ça. Elles me regardent, encore plus énervées. Leur langues me touchent presque le visage.
-    Nous sommes les Lamia. Nous ne rendons pas ce que nous prenons.
La plus grosse claque des doigts et des centaines d’hommes apparaissent alors, tous nu et sans pénis. Ils ont l’air d’errer péniblement, perdus, les yeux vides, le visage livide. Elle claque à nouveau des doigts et une petite table apparaît, flottant dans les airs. Dessus des centaines de pénis. A cette vue, les hommes se rassemblent en courant en dessous et sautent désespérément en essayant d’attraper la table. Mais elle est trop haute et aucun n’y parvient. Ils se retombent les uns sur les autres, s’écrasent, et retentent à nouveau. L’horrible Lamia monte alors dans les nuages et dépose mon pénis avec les autres. Des hommes la supplient mais elle n’entend rien. Elle claque à nouveau des doigts et la table disparaît.
-    Nous les Lamia, tu nous as aimées. Tu dois en payer le prix. Pour l’éternité.
En un souffle de vent elles disparaissent. J’entends leurs rires dans les airs. Je me mets à marcher sans but. Sans but. Sans but. Sans but. Sans but. Et sans but, encore. Les sons s’étouffent, je n’entends plus rien. Je ne sens plus ce que je touche, ni les odeurs de ce que j’approche de mon nez. Mon corps se ferme. Il m'arrive de percuter d'autres hommes, je ne les sens pas venir. Nous nous relèvons et recommençons à marcher, sans mot dire. Sans échanger un regard. Et cela recommence. Le temps passe, et je continue à marcher sans but, encore et encore. Et encore.

Encore et encore et encore et… un trou dans un mur. Je m’arrête de marcher. Juste là il y a un petit trou dans le mur. Il m’attire, je ne sais pourquoi. Je me penche pour regarder. De l’autre côté il y a un peu de lumière. Et un peu d’odeur. Un peu d’odeur de sang.
Frénétiquement je me mets à gratter le mur pour élargir le trou. Mes ongles se cassent, mes doigts se tordent, mais le trou s’élargit. Je regarde encore. Il y a des tas de choses de l’autre côté. Des vêtements, et je reconnais les miens. Je continue à gratter, gratter, gratter, encore et encore. Finalement j’arrive à m’y glisser et ramasse mes vêtements. Je m’habille et retourne dans la salle. Les autres hommes continuent à errer, comme si rien ne s’était passé. Je sais qu’il est trop tard pour eux, ils sont ici depuis trop longtemps, ils ne voient plus.
-    Lamia ! Venez, Lamia !
-    Que nous veux-tu ? Pourquoi déranges-tu notre folie ? demandèrent les voix.
-    J’ai un marché à vous faire, Lamia !
Elles apparaissent devant moi, menaçantes. L’une d’elles attrape un homme, le plie en deux d’un seul geste, et dans une gerbe de sang commence à le dévorer. Ses crocs déchirent la chair et elle avale les morceaux goulûment. Par une opération elle a fait reprendre connaissance à l’homme, qui hurle de douleur et tente de se débattre. Elle finit par lui arracher la tête qu’elle pose par terre comme un trophée. Alors elles me parlent :
-    Que nous veux-tu ?
-    Je peux vous offrir des objets inestimables.
-    Qu’as-tu toi, que nous n’aurions ?
-    Cinq doigts de blouses blanches du troisième étage !
Et je sors les cinq doigts en tremblant un peu. Les Lamia parlent entre elles puis se tournent vers moi.
-    C’est inhabituel, mais nous acceptons. Que désires-tu en échange ?
-    Mon pénis et ma liberté.
-    Cela tu auras.
La plus grosse s’approche de moi, ouvre sa main et me rends mon pénis. Je lui donne les doigts coupés.
-    Nous te le rendons, mais jamais tu ne pourras le remettre. Avec les Lamia tu as couché, les Lamia tu as aimé. Plus aucune femme tu n’aimeras. Adieu.
La grande porte s’ouvre et je me sens aspiré à l’extérieur. Je me retrouve dans le hall aux lourdes tentures. Un chat attend sous un lustre qui grince. Aux toilettes j’entends quelqu’un pleurer.

Je me dirige vers l’ascenseur, pénis dans la poche.

= commentaires =

Aesahaettr

Pute : 1
    le 23/03/2008 à 16:03:17
Ah, moi j'adore. Si on a lu le premier texte, rien ne paraît absurde. Y'a moins d'images cool genre les cocons de chair mais euh, c'est bien.
Dourak Smerdiakov

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Pute : 0
ma non troppo
    le 23/03/2008 à 17:20:55
Ça m'évoque une chanson des Eagles. Vaguement, certes. Et le genre ne colle pas vraiment au style du texte. Mais bon. Je dis des conneries si je veux.

Bien, bien. C'est agréable à lire et intriguant. Après, savoir si ça va quelque part... Non, non, pas là, trop prévisible.
    le 23/03/2008 à 17:22:46
ET MERDE, je calais mon cul flemmard sur le minable tabouret qui fait face à mon ordi tout content de tomber sur un texte au proportions humaines ( cf opinion de mon cul sur le travail et par extension la lecture ).
C'était évidement sans compter le "2" dans le titre qui m'annonce que je suis devant la moitié inséparable d'une œuvre au proportions titanesques qu'il me revient de lire si je désire comprendre un traitre mot de ce texte.
A l'heure qu'il est je me suis donc contenté d'une analyse pointue du titre, qui me permet d'affirmer devant vous que la scène prend place au dessus du septième étage et en dessous du neuvième. Hahahaha, ma triplette de chromosomes 21 vous fait parvenir ses plus sincères salutations.
nihil

Pute : 1
void
    le 23/03/2008 à 17:31:35
Accomplis ton sacerdoce en silence, pute. En tant que lecteur, t'es là pour te faire matraquer, alors subis.
    le 23/03/2008 à 17:45:07
Subissons !
J'ai lu, j'ai aimé, enfin le premier le deuxième j'ai moyennement apprécié il perd un peu de l'univers tordu, malsain, hystérique du premier.
Et de manière générale je conchie ardemment toutes références volontaires ou non à la mythologie sauf quand c'est bien fait, et là ce ne sont même pas les talents de l'auteur qui sont remis en question c'est juste le mélange des styles.
En bref c'est sympa sauf le passage sur les pénis qui est lourd.
Hag

Pute : 2
    le 23/03/2008 à 21:10:17
Mais c'est que c'est fort bon ce texte. peut-être un chouia trop court, bien absurde comme il faut, une bonne lecture.

Et moi aussi j'ai bien aimé Hot Shots.
Et moi aussi j'aime Vallejo.
Nico

Pute : 0
    le 24/03/2008 à 10:50:48
La news strip generator m'a fait réaliser que "merdier et bestiaire insolite" aurait fait un très bon titre pour la rubrique. Le trois est en route. Et il parle de coloscopie.
    le 29/03/2008 à 13:27:33
Ah mais j'aime beaucoup.

A une condition : que je lise le texte sans y chercher des doubles-sens à analyser, et surtout, surtout, sans vouloir y entendre des pseudo-analyses psychanalytiques de comptoir. Sinon c'est de la merde. J'ose espérer que le texte a été écrit sans objectif analytique ou métaphorique (du moins pas consciemment), sinon je chie dans la bouche du porteur de la main qui a écrit ça, mais peu importe : le texte est assez onirique pour permettre une lecture "blanche".

Donc : c'est foutoir et souvent à peine ébauché, donc tout à fait incompréhensible, mais c'est ça qui est bon pour moi. Ca semble pouvoir faire écho à des tas de mythes grecs, et ça se présente globalement comme un mythe, ou une onirocritique à la Apollinaire ; si on s'éloignait encore un peu plus de la Grèce ce serait d'ailleurs encore meilleur.

L'ambiance est excellente, floue en diable et volontiers tremblante, on sait pas à quoi s'en tenir, on se fait balader et ça s'attarde pas à dire OH REGARDEZ C4EST TOUT ONIRIQUE OH, ça avance. Ah, deux ou trois fautes de goût quand même, du type de "Il y a une odeur étrange, comme un parfum capiteux" ou "je me rends compte qu’il est probablement assis dans une flaque d’urine. L’odeur est d’ailleurs à peine supportable", là où les avis du narrateur sont soulignés : en fait, on s'en doute bien, du sentiment du narrateur, et le but c'est qu'il nous contamine, mais pour ça faudrait qu'il reste systématiquement tacite, ce qui est globalement le cas mais pas toujours.

Bref, j'ai eu plaisir à lire ce truc et c'est le cas pour l'instant de la rubrique globalement. Das ist wonderbar.
Nico

Pute : 0
    le 29/03/2008 à 13:51:39
Ah j'avais pas pensé qu'on puisse voir mon texte comme un truc freudien où les hommes se font retirer leur pénis... oui euh non, c'est gentil, mais non, hein. La psychanalyse c'est pour les chats et les coléoptères.
    le 29/03/2008 à 13:56:21
Je l'ai pas vu comme une réécriture potentielle de Freud mais comme une réécriture potentielle (et volontiers inconsciente) de plein de mythes grecs, à commencer par exemple par les Lemniennes (avec l'aide de madame phonologie), et Lamia tout court bien sûr.

ET LES MYTHES GRECS C4EST PAS POUR LES CHATS ET LES COL2OPT7RES

même si http://fr.wikipedia.org/wiki/Lamia_textor
eh oui
le lamia textor est un coléoptère
eh oui.
Nico

Pute : 0
    le 29/03/2008 à 14:52:52
Je sais pas je sais pas, tu me perturbes Glaux.

Je suis un sanglier, voilà.

commentaire édité par Nico le 2008-3-29 14:53:8
EvG

Pute : 0
    le 29/03/2008 à 15:19:27
Il ne me reste qu'à lire le 1. L'avoir pris de travers me conviens, j'y mis un paragraphe à pénétrer le texte et ce fut ensuite chaud et douillet avec un petit côté "Planète Sauvage" dans les rapports qu'ont les différents protagonistes. L'illustration est vraiment dégueulasse. J'ai fort bien aimé ce morceau.
Putain de merde ! Le commentaire de Glaüx quant à la psychanalyse, je chiais dessus jusqu'à cette instant où je m'apprêtais à poster. Putain je vois ce qu'il a voulu dire, putain c'est ignoble, putain c'est gerbant. Heuresement qu'il ne s'agit pas de cela raton laveur !

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