Journal, rouge

Le 05/05/2008
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par Paul Takahashi
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Thèmes / Obscur / Litanie
Paul Takahashi s'est inspiré d'un album de Skin Area (Journal, Noir) pour ce texte basé uniquement sur des visions informes et des sensations dépourvues de cadre. Un genre d'exercice de style, où le lecteur navigue à vue, sans rien à quoi se raccrocher. Tout est mouvant, instable, on est perdus. Ceux qui accepteront l'absence de repères apprécieront, les autres zapperont. On rappele aux enfants qu'écouter de l'industriel sous LSD, c'est dangereux.
Blanc. Dans sa totalité, mon univers ne ressemble à rien. Rien de palpable ou de sensible ; juste un blanc générique, peut-être lumineux ou non. L'aveuglement provient sûrement du fait que je n'ai jamais rien vu d'autre. Pourtant, ce blanc n'est pas inerte, non : il vibre d'une façon peu perceptible mais suffisamment pour que l'on ait l'impression d'être dans l'oeil d'un cyclone. Un accouchement, aurait-on dit... pourtant, je ne me sens pas expulsé, c'est même tout le contraire : ma matrice implose et je me retrouve aspiré du blanc au néant comme si un trou noir se développait dans mon dos. Ma peau et mon corps se démontent lentement, sans violence, révélant une structure nouvelle de mon être au moment même où l'obscurité commence à jeter son dévolu sur le peu qu'me reste de conscience. Le tourbillon ne croit ni ne décroit autour de moi, peut-être suis-je simplement en train d'emprunter ce tunnel, "le" tunnel, mais mais à l'envers : j'ai été simplement balayé par un appel d'air.
Ca y est, je perds contrôle. Le peu de blanc qu'il restait est maintenant loin devant moi, formant des spirales circonvolutives tandis que je continue à choir au loin dans un abîme que je soupçonne d'être bien plus vaste qu'une simple représentation mentale de ma propre mort. Mourir ? Je ne suis même pas né ! Quelque chose m'attire au fond du gouffre, et ce n'est pas un concept ou une personne. C'est un lieu... un hall d'entrée, peut-être. On y entend au loin un écho de ce qui pourrait être une procession perdue dans les limbes de cette architecture liminale.

Ce n'est qu'un mauvais rêve, bien entendu... Ces piliers n'existent pas, comme mes pieds nus ne foulent pas ce sol caoutchouteux que l'on aurait plus l'habitude de voir dans une école primaire que dans un lieu de culte... Cela n'a aucun sens... J'aimerai pouvoir remonter... retrouver le blanc qui me recouvrait... ici tout est froid et creux... ce n'est même pas moi qui foule l'espace mais le décor qui se déroule autour de moi... alors à quoi bon lui porter attention ? Refermer les yeux, et tout oublier... grossière erreur.

Les ténèbres ont profité de mon clignement pour faire voler le hall en éclats. Cette fois, mon corps est aussi haché que l'environnement et c'est avec peine que j'arrive à saisir le bouleversement du réel - ou de ce que je peux encore apprécier comme réel - sachant qu'il n'y a plus de sol ni de plafond mais uniquement une multitude d'objets éclatés, comme si la matière s'affranchissait peu à peu de ses interactions fondamentales et laissait les formes solides se détacher et virevolter autour de moi, ou pire, avec des morceaux de moi. Tout cela se passe le plus naturellement du monde, et dans ce magma en fusion se détache peu à peu une plaine ou un terrain vague - il fait si noir - tandis que la tempête moléculaire s'estompe. Le décor ainsi reformé me semble étrangement familier : une friche abandonnée, présentée à mes yeux comme en noir et blanc tandis que mes yeux peinent à se remettre de leur turbulence récente. L'ambiance y est tendue et tandis que je pose un pied dans un chemin caillouteux en me demandant où mon esprit va m'emporter après cette accalmie, j'aperçois au loin trois jeunes garçons qui me croiseront un peu plus tard. Je cours en sachant quel chemin je dois suivre mais l'air est si compact que chaque pas revient à tenter de marcher dans de la tourbe. Tandis que je m'approche, je réalise que le visage des enfants sont peu définis, comme s'ils étaient restés dans l'incertitude qui caractérisait mon état il y a seulement un instant. Ils me croisent sans ciller et je me sens m'éloigner à nouveau tandis que je les vois s'affairer à escalader une ruine que je n'avais même pas remarqué auparavant. Alors, au bout du chemin, le blanc refait surface ; mais c'est un blanc sale et poussiéreux qui ne ressemble en rien à ce que j'ai perdu à l'origine ; de plus, il semblerait qu'il soit accompagné d'une légère teinte, comme s'il existait autre chose que le noir et le blanc pour nuancer mon univers.

Cette nouvelle teinte prend vie. Ce que je croyais être la fin de la vision précédente prend les allures d'une bulles qui enfle devant moi, superbe sphère englobant cette parcelle de terre et dont les détails m'apparaîssent plus clairement à présent. Ce que j'avais pris pour des poussières se révèlent être une myriade de visages, de minuscules visages dont chacun d'entre eux est relié à cette vague couleur, comme si la bulle était veineuse et que les faces se trouvaient en lieu et place de pores. C'est d'autant plus flagrant que les bouches s'ouvrent et se ferment devant moi, par flux successifs, laissant transparaître l'intérieur de leur cavité - la même teinte, mais légèrement plus saturée. Je suis là, debout au bout d'une route qui tombe dans le vide, à me demander si oui ou non je prends le risque de m'y lancer, sachant qeue je tomberai dans cette bulle de toute façon. Peut-être ces visages me permettront-ils de retrouver mon blanc ?

J'ai sauté.

La surface a la même texture que le caoutchouc du premier hall, sauf que les picots sont remplacés par ces têtes anonymes et respirant tour à tour tels des poissons pris dans un filet. Je sens que la sphère tourne, elle tourne sur ou dans quelque chose - me voilà balloté jusqu'à la nausée, emporté, malmené, avant de -

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J'entrouve les yeux. Je vois des visages recouvert de blanc, des vestes recouverts de rouge - mais au delà de ce que je vois, j'entends : des bruits de pas, des bruits blancs, des bruits rouge. Il y a des gens en moi, il y a des gens dans mon rouge.

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Ca y est, je ME vois ! Je suis dans la même pièce, mais dans un état parallèle, sans incidence sur ce qui est en train de se dérouler. Partout, ils s'affairent dans mon rouge pour y remettre de l'ordre, ou du moins le recouvrir de blanc. La neige pure efface tout... mais mon rouge résiste. Et bientôt, en couches successives de couleur, me voilà à nouveau plongé dans le noir.

Il reste suffisamment de lumière pour me permettre d'entrevoir une idée de piano, juste devant moi. Il joue seul, évidemment, qui y jouerait ici, dans le néant? Mais pourquoi joue-t-il, si ce n'est pour des raisons métaphysiques qui n'échappent encore... à moins que... pourquoi le piano est ouvert à l'arrière ? Les fils sont reliés à quelque chose... les cordes, ces cordes frappées ne dépendaient pas de la mélodie mais d'une espèce de machinerie reliée au mécanisme de l'appareil. Ces notes m'opèrent... de façon régulière, puis de plus en plus rapidement, méthodiquement, sans pour autant que cela me fasse revenir... bien au contraire... la seule chose que je peux constater, c'est l'apparition d'un voile opaque dans mes yeux - ma vue se brouille et se teinte d'un carmin caractéristique... le piano se disloque, à son tour... les engrenages se démontent méticuleusement... et voilà que peu à peu, dans un vrombissement qui ne m'est pas inconnu, le monde tremble à nouveau... c'est ce tremblement même qui m'a fait sortir de mon état de stase initial, sauf qu'à l'inverse, celui-ci part de l'obscurité pour me repousser de la même façon, à l'envers - mais vers où ?

Je me sens porté, sans violence ni douleur, dans un début de transe tandis que le mouvement s'accélère en moi et autour de moi - mon corps à nouveau s'envole, sur des kilomètres ou peut-être plus, lové dans sa spirale qui maintenant prend une inévitable coloration - rouge - mais sans apparenter mon chemin à la moindre expérience macabre - juste beau et puissant. Une pureté sensorielle qui rend mon vol dans un ballet de lumière et de chants totalement extatique. C’est ma fin qui s’annonce, en fête et en gloire… Ces hommes qui hurlent près de moi… leurs voix m’élèvent… Ce hurlement m’est familier… je sais qui crie… il fait chaud… ça tremble au fond de ma gorge… c’est moi qui crie ! Je suis vivant ! Je dois sortir ! De la lumière ! Je nais !