LA ZONE -

Bible du néant 4

Le 06/04/2002
par nihil
[illustration] ...
Ca c’est moi.
Une âme à l’agonie perdue dans un corps trop grand. J’ai des replis qui ne devraient pas être là, des masses de peau bizarres, je suis toute déformée. Mon visage est trop mince et j’ai des cernes sous les yeux, je suis mal foutue. Y a des os qui ressortent, des côtes qui saillent, des phalanges de partout, du cartilage et des tas de trucs. J’ai largué toute ma viande dans l’histoire, y a plus qu’un squelette complètement de travers et des voiles immondes posées dessus. J’ai tout le temps envie de pleurer, c’est chiant.
J’ai des cernes sous les yeux, ah zut je l’ai déjà dit, mais c’est vrai que c’est la première chose que je vois en me regardant dans le sale miroir à coté de la fenêtre. Bonjour les crevasses, j’ai carrément plus d’yeux, ils se sont barrés dans le gouffre. Faut dire qu’elle est mal placée cette glace. Tous mes défauts ressortent.
J’ai peur.
J’ai mal.
J’ai besoin de ma poupée. Gabrielle. Je vais la chercher dans son coin et je la serre contre moi. Et je pleure, forcément. C’est la première fois de la journée, remarque je dis de la journée, mais ça fait bien longtemps que j’ai pas vu le soleil se lever. Je n’ouvre même plus les volets et il y a juste cette sale lumière grise, de temps en temps, je sais pas si on peut appeler ça «journée».
Je me met à rire, doucement, sans savoir pourquoi. Carrément débranché, comme rire, limite mécanique. Au bord du gémissement, voire du grincement d’engrenage rouillé. Je m’arrête et l’écho que me renvoient les murs d’église m’effraie. Il y a quelque chose qui ne va pas avec ma voix, on dirait. Elle est comme faussée, y a un truc qui coince. C’est vrai que je ne parle plus depuis longtemps, ceci explique peut-être cela.
Mes bras sont grands et maigres, tout est maigre chez moi en fait, c’est triste.
Ca c’est moi.

Mortes.
Toutes mortes noyées mes poupées. Dévorées par l’eau malade et leurs yeux crevés. Leur peau cyanosée et la chair gonflée et un sifflement incessant dans ma tête. Les Carcasses revenues d’entre les morts, elles m’observent de derrière les murs. Echouées contre cette blancheur d’hôpital qui grimpe contre les murs, des filets d’eau qui remontent le long.
Mugissent dans ma tête comme une sirène d’alarme, vomir de peur et suffoquer par accident. Revenues, revenues, des années de rêve de normalité envolées en poussière en fumée

(des pièges à loup, aux mâchoires puissantes et rouillées se referment - claquent - les dents d'acier scisaillaient de la viande fantomatique... Des fils électriques rongés, érodés, aux relents de court-circuit, serpentant dans les recoins obscurs, vers la baignoire pleine... Des chaînes de fonte oxydées, ancrées entre des blockhaus de béton de superchantiers oubliés en ruines, entre les armatures squelettiques des grues)

L'air se tord, s'enroule sur lui-même, lèche ma peau, ma respiration draine des flots de spores agglomérés, mon regard accroche des amas d'atmosphère granuleuse. Des particules se lient aux particules, les morts reprennent vie, l'air devient poussière, la poussière boue, la boue béton.
Les muscles se figent, les flux ralentissent, l'eau se solidifie, le sang coagule.
Le soleil n'est plus qu'un caillou noir sans forme. La Terre un cimetière.
L'air prend une consistance.
L'os se fond dans le sol, rejoint la terre. Les mouvements perdent leur ampleur, s'abîment dans des marécages de lenteur, et disparaissent
Et le mouvement disparaît
Et la chaleur disparaît
Et la vie disparaît.
Ne laissant qu'un monde de momies osseuses, spectrales, un monde de fossiles obscurs perdus au fond de la fange du Néant. Un monde mort, perdu pour l'éternité.
Le monde s'enfonce dans les sables mouvants de l'ossification et du cancer lorsque les marqués hurlent à la mort.

Une sorte d'étrange grondement acéré emplissait l'atmosphère surchargée. La pluie faiblissait, petit à petit, les mouvements de Papa devenaient moins amples, moins brusques.
Elle avait entendu assez nettement les vertèbres craquer. Crac... crac.
La petite fille n'esquissa pas un geste.
La pluie s'arrêta de tomber.

Crac... crac, firent les bras de Claudie lorsqu'elle les arracha.
Crac... crac, firent ses jambes.
Maintenant elle était bien morte. Démembrée. Plus qu'un petit corps sans défense.
Les yeux de Anne-Gaëlle étaient plongés dans ceux, obscurs, de la poupée aux yeux crevés, et elle avait l'impression de se voir dans un miroir. Elle resta des heures, abîmée dans cette contemplation. Des heures... des années...
La petite fille aux yeux crevés.



= commentaires =

Zdenek
    le 08/07/2006 à 18:20:20
envoûtant ...

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