LA ZONE -

Les enchanteurs II

Le 20/04/2012
par Kwizera
[illustration] « [...] ils s'approchent l'un de l'autre et c'est la splendeur de l'incendie populaire. »
René Crevel, La Mort Difficile
Mardi 10 avril 2012, 0H

    Ce sont les pleurs d'Adam qui m'ont réveillé. Ils ont gagné, ils étaient plus nombreux que mon sommeil n'était profond. Des doigts, j'ai cherché le corps d'Ingrid. Pas là. Encore plus absente que moi. Dans le couloir, des pas. Adam se calme. Laurence, sans doute, la bonne, et qui l'est, accessoirement. Mes doigts se ferment sur le vide d'Ingrid, et je le suis un peu, ferme et vide, en bas. J'entrouvre les yeux et les digits rouges du réveil se rappellent à leur fonction première. Minuit et une minute. A peine une heure que je suis couché. Je visualise les cuisses et poitrines combinées d'Ingrid et Laurence, ce qui donne de drôles d'images érotiques de poules aux seins sur les jambes. Cela digéré dans le sang, je vais me rendormir quand je ré-entends Adam pleurer, cette fois accompagné de cris féminins. Pas des pleurs, des cris. Je m'élance hors du lit.
    Brusquement, en quatre rebonds et une porte ouverte, je me retrouve dans le couloir, la moitié de la poitrine recouverte par un drap fugitif, une véritable allure de romain dans ma propre maison. Je bande comme un chimpanzé et ruisselle de partout. Donkey Kong sortant de sa jungle. Elle est là ; elle s'appelle Laurence ! Une Ferrari pour moi tout seul. Je l'ai prise en main : demi-tour, hop ! conduite vers la chambre ; et c'est cambrée qu'elle a reçue toutes les bêtises qui correspondaient à sa position.


1H
    Ce sont les yeux d'Esther qui m'ont interrompu, quand je les ai croisés, des yeux qu'on voit, au contraire des miens qui semblent se réfugier sous les paupières, derrière les sourcils, comme des espèces de rats derrière un amoncellement de saleté. Je me rappelais plus qu'Esther dormait ici cette nuit, je devrais engueuler Laurence de pas me l'avoir dit, mais elle est encore engluée de ce que je lui ai mis.
    Je me toge d'un nouveau drap, abandonne Laurence à ses gémissements. Poussée en dehors de la chambre, Esther me dit, du haut de ses dix pommes : « Adam est plus là, papa. »

2H
    « Et t'es donc bien sûre qu'Adèle s'est couchée en même temps que toi ce soir, ma puce ? » La même réponse à chaque fois, Esther ne pense qu'à réclamer sa maman. La bonne a foutu le camp, c'est bien le cadet de mes soucis, puisque l'aîné c'est que le cadet et l'aîné de mes enfants ont disparu. Envolés ! Je rouvre la chambre d'Adam, une centième fois, mais l'émotion ne descend pas d'un centième, elle.
    Bon sang ! Et le mien ne fait qu'un tour ! Si tout simplement Adèle s'était enfuie avec Adam, après m'avoir surpris en train de prendre Laurence ? Si, si, si... Si seulement Ingrid était là, non, avait été là depuis le début, au lieu de voler en Air France sur ce putain de Paris-Rio comme chaque semaine.

3H
    Il m'a fallu bien de la patience pour arracher à Esther le numéro de portable de sa grande soeur, tout ça pour me rendre compte que j'avais perdu le mien. Certainement cette bonne qui a filé avec. Mais qu'est-ce qu'il m'avait pris de lui sauter dessus ? Ca pouvait mener loin, tout ça. Et par dessus le plateau, mes gosses qui disparaissaient.
    Esther semble épuisée, elle devrait dormir, à cette heure. Je lui promets un peu de glace, pour la récompenser. Pantoufles enfilées, dans le confort de ma robe de chambre, je me dirige vers le congélo.


4H
    Un putain de tronc de gosse congelé. Un putain de tronc de gosse congelé. Un putain de tronc de gosse congelé.
    Je tente de me le répéter depuis dix minutes, sans en atténuer l'horreur. C'était plus facile à annoncer quand il s'agissait de ceux des Courjault. Qu'est-ce qu'ils ont fait de ses jambes et bras, d'abord ? De ces questions qui viennent. Dessus, dessus le putain de tronc de gosse congelé, j'ai trouvé un post-it, un post-it dans mon congélo sur le corps gelé de mon fils, qui disait : « on t'emprunte la cuisse pour faire notre Eve. » Adam...
    Je repasse mille fois devant la porte entrebaillée d'Esther, mais la peur ne descend pas d'un millième, elle. Et qu'est-ce qu'ils ont fait d'Adèle ? Je tente de l'appeler, depuis mon fixe. Ça décroche. Mon coeur aussi. Un bruit de fête, musique à fond, du verre qui tombe, se brise. J'ai envie d'hurler et je me retiens à peine, avec toute la mienne au fond de la gorge, de peine, avec toute ma peine pour ne pas réveiller Esther qui dort. « Adèle » je murmure, « Adèle » dans un sanglot, « Adèle réponds-moi » murmuré-je.

5H
    Le téléphone sonne. Angoisse. Le téléphone sonne. Angoisse. Sonne. Je décroche. « Monsieur Pujadas ? » C'est moi, c'est moi, où tu es, qu'est-ce que t'as fait d'Adèle. « Monsieur Pujadas, c'est le commissariat du 7e ici. Monsieur Pujadas, c'est extrêmement important, vous m'entendez ? »
    J'ai raccroché. Entendu une voix de femme, derrière sa voix de poulet. Laurence, à n'en pas douter. Je réglerai cette histoire avec la bonne plus tard, pour l'instant il faut que je retrouve Adèle. J'emporte Esther et, avant que de quitter la maison, j'ai un dernier coup d'oeil pour le sinistre réfrigérateur, ce petit enfer à domicile.

6H
    Je sonne chez Michèle, mon ex, la maman d'Esther. J'ai le coeur qui bat à cent, plus fort que la première fois où je sonnai chez elle, un bouquet de fleurs en main. Combien de temps écoulé, depuis cette première fois, écoulé comme depuis un robinet laissé ouvert par erreur, cette première fois tout juste justifiée pour que je vienne tremper mon robinet fuyant. Cette fois pas de fleurs, c'est la petite que j'ai en main. J'amènerai peut-être, plus tard, les fleurs pour Adam.
    « David ? Tout va bien ? » Bien sûr, quelle question. Va bien, David, fidèle à sa fuite, David. Un peu froid, David, c'est tout. Froid comme dans un congélo. « Tu peux reprendre Esther ? » Elle me regarde, elle insiste comme ça à me regarder. De ces yeux qu'on les femmes, nos ex. Même leurs yeux nous ont quitté, on dirait comme ça des cerfs volants sans plus aucun traîneaux au cul, tous seuls dans un ciel sans mari. Tourne les yeux, putain, tourne-les. « Oui, bien sûr », elle finit par répondre. « J'ai reçu un coup de téléphone du commissariat, David. Ils se sont excusés de me déranger si tôt dans la matinée... mais ils n'arrivaient pas à te joindre, et... enfin, tu sais, pour eux on est encore en couple... mariés, je veux dire. Enfin, comme tu es... connu, ils se permettaient de téléphoner si tôt... dans la matinée, qu'on sait jamais... Enfin, ils ont trouvé ton portable, tu peux aller le récupérer si tu veux... commissariat du 7e, c'est pas loin et je t'amène s'il faut... »
    Oh, ils conduiraient tous David à l'abâtard, à l'abattoir. Il y va tout seul, David, et merci bien ! Avant que je parte, elle me retient, elle ajoute : « David, ne t'inquiète pas tu sais. Adèle... c'est normal à son âge... Quand elle est chez moi ça lui arrive aussi... de découcher. T'as rien à te reprocher, David, te torture pas. » Elle disait cela avec l'air qui donnent aux ex l'expression d'une femme qui ne vous a jamais vraiment oublié. « Oui, merci, merci. »
    Oh la pauvre ! Quand elle saura...

7H
    Mon portable ! « Ah, Monsieur Pujadas, c'est pas tous les jours qu'on a la chance de voir des gens comme vous ! » Et tout en me disant cela il me désigne avec dédain trois jeunes menottés au banc. « Des accusés ! Regardez ceux-là, ces tagueurs fous ! Ils ont salopé le mur du ministère de la santé ces petits cons ! Du ministère, 'vous rendez compte ? » Si ça m'intéresse... « Ils voulaient p't'être passer dans votre journal, remarquez ! »
    A l'essentiel Marcel ! Mon mobile est le seul à trouver une place fixe dans les petits papiers de ma concentration. « Où vous l'avez retrouvé ? Mon téléphone ? » Il se rassied et rembobine de tronche, il est à nouveau sérieux et moche, comme avant que je rentre ici. Magnétoscopes, les cons ! « Eh bien, c'est là que c'est amusant Monsieur Pujadas. 'Voyez, c'est ce gus là qui l'avait sur lui quand on l'a interpellé après son tag. »

8H
    Ça me rend marteau de poireauter devant ce commissariat quand Adèle est en danger de mort, mais le flic m'a promis qu'ils libéreraient bientôt le « tagueur fou ». Cette attente me rend marteau, et je regrette qu'elle ne m'en donne pas pour arranger sa gueule. Cent pas faisant, je passe un coup de fil à ma secrétaire, à la rédaction de France Télévisions, et je lui demande d'annuler tous mes passages à l'antenne pour aujourd'hui. Elle manque de s'étrangler, comme si elle jouait avec le fil du combiné autour de son cou. « Je vous transmets Monsieur Pflimlin tout de suite ! » Je me redresse d'équerre : quelle rapporteuse ! J'aurai le compas dans l'oeil le jour où il s'agira de lui en envoyer un entre les deux yeux. Le calcul était mauvais de ma part, si je veux rester discret, autant ne pas faire d'écart. « Non, non, Brigitte, je serai là pour le 20H, pas besoin d'alerter Monsieur Pflimlin. Annulez seulement mes autres rendez-vous, mes enregistrements pour France 5 et mes interviews. » Elle acquiesce.

9H
    Le voilà qui sort ! L'envie de lui en coller une dans la figure me la rend rouge, d'autant qu'il fait ma taille, non, il est même un peu plus petit. Je me retiens tout juste de lui polir la gueule, et pour compenser l'aborde aussi poliment que possible. « Je vous remercie pour le téléphone, hein. Enchanté, David Pujadas. Et vous ? »
    Je le dévisage un instant. « Ouais je sais qui vous êtes, j'écris mon texte de Saint Con sur vous cette année. Je m'appelle Gaston. » me répond ce banania le sourire aux lèvres, en me dévoilant ses dents comme on épluche une banane. « Mais quel téléphone ? »
    Je lui raconte. Pour le téléphone seulement, s'entend.
    « Ah, ça alors, ah ! Ca alors, ça ! L'année où j'écris un texte de Saint Con sur vous, je trouve un portable à Paris, moi qui ne suis jamais que deux, trois jours par an à Paris ! Et c'est le vôtre ! Ah, ça alors ! »
    Il n'en revient plus d'hébétement, tellement la sienne de bêtise l'a porté loin. Plus aucun transport ni fleuve pour l'en ramener. Il me semble tout à fait trop idiot pour savoir quoi que ce soit à toute cette histoire... Je me résigne. Peut-être que Laurence a tout simplement perdu mon mobile en s'enfuyant de chez moi, au hasard d'une rue ? Ou qu'elle s'en est débarrassé ? Soudain, je réalise que je viens peut-être de perdre deux heures cruciales pour retrouver Adèle.
    « S'il vous plaît Gaston, montrez-moi où vous l'avez trouvé, mon téléphone. »

10H
    Nous arrivons dans une ruelle du 7e, où ne traînent qu'un chien et quelques journaux qu'eux-même rechignent à souiller, tant de merde ils abritent déjà, sous couvert d'écriture. Gaston profite de l'air libre pour respirer à plein poumons.
    « On n'était pas loin... on sortait d'un bar-restaurant consacré à la poésie, juste avant d'aller faire nos tags. C'est là-bas, là, que j'ai aperçu votre téléphone, par terre. Oh je me suis pas posé beaucoup de questions, hein. Je l'ai ramassé et embarqué, voilà. »
    Comme je pensais, on n'en tirera rien. Gaston s'excuse pour aller pisser, il se cale dans un halle d'entrée. Je devrais probablement le semer là, m'en aller, mais je n'ai de force pour rien. Je repense à …
    Le voilà qui ressort, la main sur le ventre, plus blanc qu'une électrice du FN. Il n'arrive pas à parler, il me montre l'entrée du hall où il était parti se soulager. Je vais voir.
    Le corps de Laurence gisait là, à moitié dénudé, et des traces de strangulation si évidentes qu'elles semblaient avoir la couleur de ma culpabilité.

11H
    « Faut que vous alliez à France 2, M'sieur Pujadas ! Il faut que des personnes au delà de tout soupçon puissent témoigner nous avoir vus, sans quoi on n'aura que notre parole pour nous ! » Je trouve la sienne désagréable mais il n'a pas si tort. La gaffe que ce serait si pour tout alibi j'avais celui d'avoir passé la journée avec un Gaston.
    En chemin, il se met en tête de me raconter son histoire. « Ah, je suis persuadé que c'est lié à la vôtre, Monsieur Pujadas ! » Qu'il dise toujours. « Voilà, je suis tombé amoureux, hier soir. Je vous mentionnais, nous étions donc dans une espèce de bar-restaurant, quand nous sommes sortis... »

12H
    Nous arrivons dans les bureaux de France Télévisions. Gaston me suit, pas plus rassuré que moi. Les collègues semblent en effervescence. Dans l'ascenseur, je croise Carole Gaessler. Tandis qu'elle se baisse pour me faire la bise, du fond de ses hauts yeux bleus elle me lance une vague de désir : « J'aimerais bien être à ta place ce soir... avec une telle actualité. »
    A l'étage, on tombe sur Romain Delahousse, et j'ai un flash où je me revois, onze heures plus tôt, romain dans ma maison. Il est avec son équipe devant des petits écrans TV. « Ouah ! Génial ! C'est encore mieux que le 11 septembre ! »

13H
    « Mesdames et messieurs, bonjour et bienvenue au 13h de France 2. Et c'est une terrible nouvelle qui vient de nous parvenir, puisqu'aujourd'hui, l'airbus du vol AF447 qui assurait la liaison Paris-Rio vient de s'écraser sur le pic de Corcovado, sur la statut du Christ rédempteur. »

14H
    Ingrid. Pas servi à grand-chose, ses mains à brosse, comme on les appelait entre nous ses mains, quand elle me recoiffait à mains nues, et elle l'était aussi dans ces moments, nue dans notre lit à nous, et on aurait mieux fait de s'allonger à même la terre pour prendre notre pied, si c'était pour qu'elle finisse si vite six pieds sous terre.
    Ingrid. Ecrasée dans une statue du Christ. Morte pour mes péchés. Ing... dring.
    « David, c'est Pflimlin, Romain vient de m'annoncer la nouvelle. » C'est bien, tu regardes le JT de ta propre chaîne, vieux con. « Je comprendrais - tout autant que je regretterais votre absence, si vous décidiez de ne pas présenter le journal ce soir. »
    Ah, il comprend ! Il comprend le con ! Il comprend si je présente pas le journal ce soir ! Je peux prendre ma demi-journée alors ? Aller chercher la moitié de corps congelé qu'il manque à mon frigo pour que mon fils y soit entier ? Ou aller chercher ma chère moitié au bout du monde, mêlée à des pierres pleines de chair ? Ou ma Adèle, dont j'ai pas la moitié d'une idée d'où elle pourrait se trouver ? Si je suis pas libre, maintenant que j'ai reçu l'aveu de compréhension de mon chef !
    « Ah pas du tout, Monsieur Pflimlin, je serai là à 20 heures tapantes ! Avec un reportage des plus brûlants, si je peux permettre l'expression ! » Il met une demi-seconde à ré-enclencher la première. « Sur quel sujet, David ? »
    « Une crémation, Monsieur Pflimlin. Une crémation en direct. »

15H
    Dès qu'il se met à pleuvoir, aucune des apparences habituelles n'a plus assez de force pour se maintenir et séparer encore les êtres humains des animaux. On les voit tous autour de soi, essuie-glaces de droite à gauche, leur miroir essuyé de toute parade, enfoncés dans leurs voitures comme des naufragés sur leur barque de fortune, et bien loin de la faire, fortune. Ceux qui la disent aux coins des rues ressemblent à des singes, cousins perchés rien que pour nous avertir du danger. Dans les cieux passent de gros nuages qu'on croirait commissionnés par un Noé, à la recherche du couple qu'il pourrait sauver parmi ces larmes de crocodiles qui dérivent, plus inertes que des morceaux de bois.
    Gaston et moi on est ainsi dans la marée boueuse sans boue des autos parisiennes. Je conduis, il dort. Je me sentais pas d'affronter cela tout seul. Je manque trop d'air pour me foutre, justement, en l'air. Ainsi on fera de deux pierres une étincelle : lui pour sa Saint Con, moi p...
    « Allo ? » Le même son de fête que quand je tente de joindre Adèle. « Méfiez-vous de Gaston, Pujadas, méfiez-vous. »
    Gaston se réveille, et je raccroche de suite. Il me fixe. Se méfier m'a-t-on dit. « Alors, bien roupillé ? Finissez de raconter votre histoire, va. On a encore un peu de route. »

16H
    « Quand je suis sorti de ce resto-bar, j'étais avec deux potes. Je dois le dire, on avait sacrément picolé, et pas que des boissons sacrées. On s'est arrêté pour pisser à l'endroit où on a découvert, ce matin, le corps de votre bonne, là. J'ai traîné un peu plus longtemps qu'eux, quand il en est arrivé une, de traînée, du moins c'est ce que je pensais au début. « Ca t'en fait une longue » qu'elle a commencé, sans même me prévenir, et ce fut dommage pour mon pantalon qui le paya de quelques gouttes. « Pas aussi longue que ta détente, cela dit » et elle est partie dans un rire, fièrote de son bon mot. Les filles, monsieur Pujadas, j'ai dans l'idée qu'il vaut mieux pas les laisser partir trop loin dans leur sentiment, que ce soient des rires, des pleurs ou des colères, il faut participer tant qu'on peut, sans quoi elles sont capables d'en enfanter des épouvantables, des sentiments exactement comme des épouvantails, même, si vous voyez ce que je veux dire.
-    Oui, je vois, mais avant que d’entrer dans l’histoire de mes amours, il faut être sorti de l’histoire des tiennes.
-    Enfin, donc, elle m'aborde ainsi, moqueuse, pleine de répartie. Dès que j'ai eu repéré son âge, ça a été autant de confiance accumulée. Jeunote, il me suffisait donc d'abattre la carte de l'âge mûr, le seul à même de le faire faire, le mur, aux plus jeunes. Je prends le temps pour ranger mon matos, nargueur, et la toise ainsi : « T'es pas encore couchée, toi ? Ou bien c'est tes parents qui ont jeté ta peluche et... » J'ai bloqué au beau milieu de ma vanne, comme si ses longs cheveux s'y étaient déjà accumulés et que mes canalisations débitaient plus rien, passez-moi l'image.
-    Passe ! passe !
-    Elle me regardait si sérieusement, après avoir ri si peu de temps avant... C'est pas la jeunesse qui fait qu'on tombe amoureux d'une femme, monsieur Pujadas, c'est quand elle cesse de faire son âge, parce que bêtement et orgueilleusement, on pense y être pour quelque chose. Je l'avais vieillie un peu, avec ma mauvaise répartie. Quand on est sorti rejoindre mes potes la nuit se dressait encore là, mais je voyais tout moins bien, pas à cause de l'obscurité mais comme quand on a regardé une pièce d'art d'un peu trop près, dans les détails, et que tout paraît fouillis le temps que les yeux se réadaptent à la grossièreté ambiante. Elle m'a baragouiné à l'oreille qu'elle préférait me voir seul qu'en compagnie. Je m'étais promis de la jouer distant mais elle m'envoyait un de ces regards face auxquels on se sent obligé de répondre tellement ils disent tant. « Quand est-ce que tu peux sécher ta prochaine boum ? » j'ai réussi à lui dire, et j'étais pas si fier. Elle m'a tendu un portable, Monsieur Pujadas, le votre, et elle m'a dit de chercher son numéro à « la lettre A, le mien. » L'A d'elle ! Adèle Pujadas, ma fée divine ! »

17H
    C'est justement après la naissance d'Adèle, tandis que je faisais encore le pigiste pour France Soir et reporter pour TF1, que je découvris ce lieu. Un entrepôt désaffecté, à une heure de Paris. Par une sorte d'intuition, j'ai gardé les clés jusqu'à ce jour. Je sors mon équipement, une caméra sur pied, un micro et un ampli. Je m'installe en face de Gaston, enfin, ce qu'il reste de sa face.
    « On va faire un reportage sur votre crémation, qu'est-ce que vous en dites, Gaston ? La Saint Con, vous appelez ça ? Je suppose que je suis pas encore assez con pour ignorer qu'on est tous celui de quelqu'un. Alors nous voilà un couple, cette année, ça tombe bien, moi qui viens de perdre le mien. Une histoire de brûleur brûlé, la vôtre. Moi je vais prendre mon temps. T'as beau être minuscule de taille, tu totalises un paquet de zones de souffrance possibles. »
    Je craque une allumette. Aussitôt, je me rends compte de mon manque d'expérience. Ce que je peux être inconséquent ; il allait prendre feu tout seul, au bon vouloir de mon allumette, sans combustible ? Oui mais où en trouver ? Je suis las de donner des coups, j'en retire aucun plaisir. Et pendant ce temps, Adèle...
    Et là, ce putain de téléphone qui se met à sonner. Le même bruit. Le même putain de bruit de fête et de verre qui se brise. Et sa voix.

18H
    « Ecoutez, Pujadas, on se fout de ta gueule depuis le début. Je sors avec Michèle, votre ex. Au début, c'était un passe-temps pour elle, puis, effectivement, le temps a passé... plutôt plaisamment. Tous les deux on en pouvait plus de la réussite de votre couple avec Ingrid. Nous, tu comprends... on peut difficilement se montrer, vu notre différence d'âge. Alors on a voulu lui trouver un amant. Michèle, dans ses salons littéraires, elle a dégoté un brésilien, Kwizerio il s'appelle, L'Enchanteur. Mon exact opposé. Le tien aussi. Oh ! avec nos tailles on fait illusion, mais lui les illusions il les maîtrise. Tu sais sans doute pas ce qu'est un enchanteur. Un magicien si tu préfères. Nous on s'en foutait pas mal, tant qu'il te rendait cocu, par baguette magique ou pas la magie de sa braguette, ça nous allait.
    C'est Ingrid qui a viré un plomb. Pour accroc, elle était complètement mordue ! Elle croyait en son brésilien comme en sa bonne étoile. Moi, tout ce que je voulais c'était que tu les gaules pendant que Kwizerio l'avait. Une scène avec ta femme à poil et macache ! Mais Michèle et Ingrid se montaient de perversités. Merde, putain. Ingrid était persuadée que son enchanteur pouvait faire advenir en réalité ce qu'il écrivait. Il aurait une sorte de cahier magique, et hop ! tout ce qu'il y inscrit se déroule, à la lettre ! Michèle y croyait pas moi je voulais même pas en entendre parler. Mais un soir elle a dîné avec eux... ils lui ont fait une démonstration... puis deux, puis trois... A chaque fois, vlan ! la réalité copie carbone de son récit. Les trois, ils se montaient le chignon. Ils évacuaient leurs jalousies dans l'imagination. Kwizerio disait vouloir te défier. « C'est le plus grand menteur de la Terre ! Le stade ultime de la bêtise ! Pujadas raconte les infos du passé, moi du futur ! » Chaque soir ils se payaient des tranches de rire à te voir annoncer les catastrophes qu'ils inventaient la journée.
    Et puis un jour Ingrid est arrivée avec des feuilles sous le bras, excitée comme une pucerelle. Elle tenait le scénario de ta mort. Le worst-of de tes histoires. Il s'agissait de te faire subir toutes les pires horreurs que t'as pu prononcer par le passé... Le 11 septembre, les époux Courjault, DSK, les histoires de pédophilie... J'étais effaré. Michèle aussi, mais on ne pouvait plus arrêter Ingrid. Elle était en chaleur. C'était d'ailleurs la fin de ton histoire, de te faire cramer. Tu t'immolais à la fin. Ce soir-là, Ingrid partit avant Kwizerio. Une fois seul, il a retiré son masque. Il la trouvait folle ! Il se réveillait deux mois après, cet imbécile, mais il se réveillait.
    Il fallait qu'on stoppe Ingrid. Elle se fichait de buter ses propres gosses, juste pour faire brûler son sale mari. On s'est dit qu'il lui fallait un électrochoc. On a donc mis en scène la mort d'Adam et la disparition d’Adèle.
−    Fous-toi de ma gueule !
−    Mais réfléchis enfin ! T'entends Adam crier et une heure plus tard il est congelé, dur comme pierre, chez toi ? Et Michèle te fait aucune remarque quand tu lui ramènes Esther et pas Adèle ? Et cette Laurence, ta bonne depuis quoi... trois semaines ? proposée par Michèle, non ? Toi qui es impuissant, où tu penses que t'as trouvé l’énergie de lui mettre une pilule sinon dans celles qu'on a dissoutes dans ton verre ? Laurence c'est une pute qu'on a engagée juste pour ça ! C'est pour Ingrid qu'on avait préparé tout ça... elle devait rentrer, trouver Adam, toi avec Laurence, Adèle disparue... tout comme dans son texte... choc psychologique et basta ! elle redescend de son délire.
−    Alors pourquoi on trouve Laurence crevée ? Tu vas me dire que c’était un rat maquille ? Et le crash d'avion ? des playmobils ?
−    Putain mais j'en sais rien ! Peut-être qu'Ingrid a tout découvert, repris le cahier... peut-être que Kwizerio a change d'avis... peut-être que c'est une coïncidence... Je suis autant paume que toi ! Merde, appelle Michèle si tu me crois pas ! »

19H
    J'ai parlé à Adèle et Adam. Tout le monde va bien. J'ai pas même eu la force d'engueuler ou d'en vouloir à Michelle. Pas plus qu'à Ingrid. La rancœur requiert une sacrée dose d’énergie, et une fois qu'elle en est tronquée, il ne reste plus qu'un cœur fatigué de ses sprints.
    Gaston détaché, nous sommes en route pour France Télévisions. Plus de raisons de ne pas animer le 20H. Et demain, plus assez de raison pour l'animer. J'imaginais ma dernière différemment. Qu'est-ce que je foutrai demain ? Je me pose cette question tandis qu'on arrive devant la tour de la chaîne, dressée comme un épi sur la chevelure d'un employé modèle.
    « Tu te rappelles, hein » me glisse Gaston à l'oreille, « pour interrompre le charme il suffit que, pour une fois, tu mentes... enfin, que tu contredises le cahier.
−    C'est pas risqué ? »

20H
    « Bonsoir à tous. Je m'appelle David Pujadas, et dans l'actualité ce soir, je vais vous raconter l'histoire d'un con, d'un con qui se brûle pour racheter sa connerie, et ce con, c'est moi. »

***

    Je m'appelle Gaston. Je suis un enchanteur. La connerie est une forêt sempiternelle mais éparpillée, des bûches partout qui se croient à l'abri des incendies parce qu'elles dérivent depuis le déluge. Pour brûler un con, rien de plus simple. Il suffit de lui faire dire la vérité, une fois.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 21/04/2012 à 17:59:26
On dirait une comédie de boulevard avec des tas d'acteurs qui rentrent et sortent de scène en claquant la porte avec l'impression qu'ils sont tous sous coke à faire les zebulons à rebondir du sol au plafond en fourrant sur les murs et defonceant le décor à coups de boule avant de lâcher très fort des répliques cinglantes qui ricochent sur un auditoire mitraillé aux zigomatiques tétanisés convulsant pris de spasmes fonctionnels et de crises d'épilepsies fulgurantes et applaudissant automatiquement comme un jeu de quilles d'otaries après plusieurs strikes.
Koax-Koax

Pute : 1
    le 21/04/2012 à 21:42:12
Bon. J'ai comme dans l'idée que ce texte pourrait très bien, avec plus de lectorat et peut être en s'enlevant la Saint-Con de la tête, atterrir dans le Best-of. Y'a tout les ingrédients qui font d'un texte qui part plutôt bizarrement un bon texte qui tient la route et qui se permet d'être ficelé comme un gigot. A ce titre, la fin, bordel, la fin. Elle justifie la longueur de tout le reste du texte (bien que certaines longueurs me paraissent dispensables, au fond). Et puis David Pujadas, qui désormais me servira d'argument multi-emplois.
Kolokoltchiki

site blog fb
Pute : -1
    le 22/04/2012 à 11:11:59
Un vrai putain de texte, il faudra que je le relise quand même, mais bourré de bonnes idées et de figures de style bizarroïdes.
lemon
    le 24/04/2012 à 18:17:11
Je trouve le style démonstratif/forcé quand même, avec des enluminures de formulations qui cassent le rythme et, malgré quelques chouettes trouvailles, finissent par devenir agaçantes + difficile de s'intéresser à l'histoire avec tout ces personnages et toutes ces situations vite expédiées (comme qd il baise la bonne par ex). Pas mauvais dans l'intention.
Oder
Neisse    le 26/04/2014 à 05:28:32
Salut,

J'ai eu des impressions de longueur, j'ai lu aussi longtemps avec tout un annuaire de personnage dans le crâne, c'est imite 101 dalmatiens : Adam, Ingrid, Laurence, Esther, Adèle, Michèle, David, Marcel, Brigitte, Mr Pflimlin, Gaston, Carole Gaesler, Romain Delahousse, Kwizerio. Y'a aussi une "Michelle" mais je pense que c'est la "Michèle" ou alors j'ai raté un étage de lecture, je ne compte pas le Christ et Noé, mais ça fait toujours beaucoup.

En rajoutant à cela des joyeusetés du genre "Laurence, sans doute, la bonne, et qui l'est, accessoirement. Mes doigts se ferment sur le vide d'Ingrid, et je le suis un peu, ferme et vide, en bas." Je veux dire utiliser les mots deux fois dans une phrase, je ne sais plus le nom moldave de cette figure de rhétorique, mais en même temps qu'un charme éventuel, ça alourdit la lecture au sens où ça retourne le cerveau.

Ça se calme au fil de l'histoire, ces effets là, et il y a des digressions plus sympa, mais bon, c'est plus lourd que ça aurait pu ne pas l'être, quand même au final.

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