LA ZONE -

En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs. (2)

Le 15/08/2014
par Valstar Karamzin
[illustration] C'était donc hier. Je filais à Très Grande Vitesse sur les rails. Un fulgurant travelling avant vers la pointe de l'Europe. Les reflets des voyageurs surimpressionnaient le versatile défilé du paysage, tels des spectres resquilleurs accompagnant le train.
Pas étonnant qu'un paquet de bons films se passe dans des wagons. Sans compter toutes ces histoires, ces scénarios, ces confidences d'une vie qui se livre à des inconnus, encouragés par l'anonyme proximité. Un pur lieu de fiction, une virgule d'espace-temps, qui peut en un éclair se changer en pur lieu de friction. Surtout si mon voisin, un improbable croisement, une sorte de Jack Nicholson qui aurait planté son zob dans un tendre lémurien, et dont l'enfant aurait survécu avec comme seul bagage un chromosome en trop, continue de me prendre pour un gogo.
Je sens qu'imperceptiblement il tente de me faire les poches, sous le journal L'équipe qu'il a ostensiblement étalé entre nous. Un détail cloche pourtant, ses deux mains sont bien en vue, elles tiennent fermement le magazine : son pouce gauche cache le sponsor d'un footballeur, et le droit palpe les seins d'une nageuse. Alors avec quoi se fraye-t-il un chemin jusqu'à ma poche de pantalon ? Un braquemard télescopique coiffé d'un casque de spéléo, avec un oeil au bout pour voir l'amour de plus près ?
C'est ça, hein, mon salaud ?
D'un geste vif je saisis la feuille de chou, j'en fais une grosse boule.
Tiens ! Tu connais les règles du handball ?
Je ne lui laisse pas le temps de répondre que je comprime déjà ses carotides de ma large main droite, dans 15 secondes tu tombes dans les pommes, et si je continue de serrer, dans 2 minutes tu tombes six pieds sous terre, dans les champs de l'oubli. Alors tu vas coopérer, me suivre aux toilettes handicapés, y'aura un peu plus de place, et vu ta gueule ça passera. Si tu cries, j'dirai que j'taide à faire caca. Faut qu'on s'explique, tout simplement, je veux en avoir le cœur net.
Le globuleux acquiesce, je relâche la pression sur les artères, le laisse reprendre ses esprits, mais pas trop longtemps, pour pas qu'il change d'avis et rameute la populace.
Pas un mot, pas un bruit, n'alerte pas le contrôleur, ne joue pas au héros. Je murmure. Reste naturel.
Il ouvre la marche de l'excursion, direction les commodités. Je donne une tape d'apparence amicale sur son popotin, en vérité une claque bien assénée, destinée à le faire avancer. Allez, zou !
Un clin d'oeil égrillard au passage vers le costard-cravate qui lorgne suspicieux ; on ne sait jamais, le deuxième tour de manège, mon gars, il est pour toi ! Il baisse aussitôt sa tête cramoisie sur l'écran de son ordi-portable.
Touché-coulé.
Passons sur l'exiguïté du lieu d'aisance, pourtant labellisé Tourisme & Handicap, on y rentrerait à peine un fauteuil, et encore sans les roues. J'arrive néanmoins à y caser mon mètre quatre-vingt-dix, ma carrure de déménageur-danseur-nageur, mon corps d'athlète puissant, ventripotent mais souple, de même que le mètre soixante-dix de globuleux Nicholson, sa chevelure prairie en flamme et son corps d'huissier-boulanger-charcutier.
Deux sardines dans les latrines.
Il ne manque plus dans notre petit coin de paradis ferroviaire que les Marx Brothers de retour de l'opéra et le tour est joué.
Fulminant, je lui ordonne de se désaper, oui même le slip, fais prendre l'air à ton ver de terre, tu sais très bien pourquoi, il y a anguille sous roche, je tiens à la débusquer.
Il s'exécute résigné, de lents gestes gênés. Il ne tremble pas le petit voleur, mais je peux sentir sa peur dégouliner.
Alors qu'il s'apprête à ôter son slip, stupéfait je lui fais signe de s'arrêter, j'en ai vu suffisamment, j'ai l'impression de dévoiler un secret bien gardé. Ce que je vois là ce n'est pas Hubble, ni un témoin de Jéhovah égaré, c'est Barnum qui m'observe !
Un bras chétif, surmonté à sa base d'un œil - oui un œil ! - semble accroché à son flanc droit. Il a l'air parfaitement articulé et descend jusqu'à mi-cuisse, il doit mesurer trente centimètres. Un bras de bébé mais pas potelé, plus noueux, presque musclé.
Les restes d'un putain de frère siamois !
Et cet œil, cet œil doré, me regarde, et il est lourd de larmes, prêtes à s'échapper.
Il est effrayé, me confirme le globuleux.
Comment le sais-tu ? Tu veux dire qu'il… te parle ?
Il est connecté à une partie de mon cerveau, je peux le ressentir, comme un cri très lointain, un souffle pré-anatomique, son reste de conscience semble dilué dans la mienne. Habituellement je le commande - le bras avec son œil - mais parfois il semble animé d'une vie propre, autonome. Ce fut le cas avec toi tout à l'heure, je ne pense pas qu'il souhaitait te faire les poches, il explorait sans doute. Il est plus discret au travail. Alors oui, mea-culpa, je l'ai entraîné à ramener des portefeuilles, mais on opère plutôt dans la cohue, les métros et bus bondés, les marchés, les foires, partout où la foule s'agglutine quoi. J'ai aménagé d'invisibles ouvertures dans le tissu de mes vêtements…
J'approche un doigt du membre atrophié, la main de bébé me l'agrippe fortement. Si ce n'était pas si ahurissant c'en serait presque touchant.
Désolé, je lui fais. Va en première classe la prochaine fois. Dans leurs cartes bleues se reflète le trésor des Incas.
Puis je me penche et scrute une dernière fois la chose. Son œil me fait penser à… Non ! … Tu ne serais pas né en 1976 par hasard ? je lui demande.
Si, pourquoi ?
Pour rien, rien, juste pour la blague, bonne route, je souhaitais seulement parachever ton portrait, rien d'important.
Je souris en le quittant, une drôle d'idée dans la tête :
1976, la date de sortie du film Missouri Breaks ! Neuf mois auparavant, il ne fut donc pas seul, le Nicholson, à taquiner la lémurienne dans une partouze zoophile, son compère de tournage était aussi de la partie. Alors ce bras, ce bras riquiqui finalement, c'est un peu de Marlon Brando, le dernier Tango à Paris mon coquin ! Je me disais bien que ce regard avait un je-ne-sais-quoi de Don Vito Corleone…

J'enfile le couloir du continuum-espace-train en sens inverse jusqu'à mon fauteuil. Place 193, côté couloir. Je m'assure que ma mallette patinée de cuir noir à bandes verticales roses et Double-Fond est toujours à sa place. L'endroit se révélant truffé de pickpockets, je préfère vérifier. Personne n'y a touché, et d'ailleurs il ne vaudrait mieux pas qu'un curieux y mette les doigts car elle est piégée de surcroît. Ça risque de faire mal. Elle renferme mes instruments de travail, mes précieux instruments de torture. J'y tiens énormément, sans eux je ne peux honorer mes contrats, gagner ma croûte, échanger épisodiquement mon savoir-faire contre des picaillons.
Mon boulot est assez atypique : je me déplace partout où l'on a besoin de mes services pour faire parler la chair, la meurtrir, la marquer de mon sceau personnel, toujours très artistiquement. A la demande je peux faire souffrir mes tendres victimes intensément, un peu, ou pas du tout, c'est au goût du client. Les clients justement apprécient généralement mon travail, et mon nom circule de bouches à oreilles, des milieux les plus interlopes aux officines de la République. Je commence à jouir d'une certaine notoriété dans ce secteur d'activité très spécialisé. J'ai paraît-il un inimitable doigté, une technique irréprochable, si bien que mon terrain de chasse dépasse désormais les frontières : je m'évertue à faire couler le sang jusqu'aux confins de L'Europe, et je peux en moduler son effusion selon qu'il y ait un message à faire passer ou pas. Dans tous les cas j'élimine toute frustration.
Ma discrétion est appréciée aussi, je ne pose jamais de questions, ne cherche pas à connaître le fin mot de l'histoire, en ce bas monde chacun a ses raisons. Une restriction cependant : je ne bosse pas pour l'ennemi.
A la fin de chaque contrat, si le travail a été effectué rapidement et proprement - et il l'est - on me remet une enveloppe plus ou moins remplie de billets, selon la difficulté, la cible visée et le temps passé, et je repars ni vu ni connu, une légende disparaissant dans la nuit. Mon passage est souvent jonché de scènes dantesques. Brutes, crues, tranchantes, suintantes. Certains me surnomment le chirurgien cubiste des corps, Braque le branque, ou bien Le Caravage. Pour ma part, je me verrais plus comme une effroyable collision entre Jérôme Bosch et Joe Coleman. Pas de survivants. Le petit messager du diable de la tentation de saint Antoine avec son entonnoir sur la tête rencontre le professeur Momboozo.
Après ma venue, un merveilleux silence s'instaure sur les corps endoloris, puis cellophanés, que j'enveloppe finalement de mes propres mains. Ils n'existeront plus ainsi…

Au wagon-bar, plus d'alcool, je commande un Perrier. La petite qui me sert, lèvres fraises à l'hélium, porte son prénom épinglé sur le sein : Natacha. Alors que les grosses bulles de gaz me picotent l'intérieur je repense furtivement, par association d'idées, à Natacha - aka Natachatte - ma mouche apprivoisée qui me tînt compagnie quinze jours durant alors que j'étais en planque forcée en Bohême après un mauvais coup du sort.
Au début de notre relation, Natacha m'agaçait. Sans cesse, comme le font beaucoup de mouches, elle se posait sur moi, se pavanait notamment sur ma main blessée, se tripatouillait les pattes, ou voletait autour de mes oreilles, peut-être pour imiter le moustique à des fins récréatives, qui sait. Toujours est-il qu'au bout de trois jours elle arrêta de se comporter en petite merdeuse, selon mes critères humains, et adopta une attitude d' accompagnatrice discrète. Je pense que, coincée chez moi pour d'obscurs raisons, dont je n'ai pas à connaître le fin mot - je respecte la vie privée de Natacha - elle a vite compris qu'elle allait finir ses jours avec moi. Elle s'est donc résignée à cohabiter en bonne entente, surtout que la planque était convenablement chauffée et que je laissais volontiers traîner de micro-reliefs de nourriture sur les couverts ou plan de travail.
Lorsque je cuisinais, attentive à mes préparatifs, elle ne se plaçait jamais bien loin. Un coup sur le rebord de la hotte aspirante, puis au coin de la gazinière, et enfin sur mon épaule. Elle semblait m'observer de ses deux yeux aux mille facettes, et rendait ainsi l'ambiance presque Disco. Quand je m'asseyais pour lire dans le vieux fauteuil de tissu rêche, elle faisait de même, s'installant en bout d'accoudoir. Et elle pouvait rester ainsi une longue période, tout en voletant, de ci, de là, pour se dégourdir les ailes, puis revenait à son poste. Une compagne fidèle de solitude forcée. Le petit ange à merde de ma convalescence.
Ah… Natachatte ! Je laisse échapper ce doux surnom dans un rot d'eau gazeuse. L'autre Natacha me jette un regard perplexe, mi-amusée, mi-effarouchée, tandis qu'une voix céleste annonce le terminus.
Kénavo ma beauté.
En longeant le quai, sac à dos sur les épaules et mallette patinée de cuir noir à bandes verticales roses dans la main droite, je me rends compte que tout indique ici que nous sommes véritablement au Terminus. Le train qui arrive dans la gare à la pointe de L'Europe stoppe en bout de rail contre une butée, il ne peut aller plus loin. Ce n'est pas une gare ouverte qui laisse s'échapper les trains, plutôt un cul-de-sac, terminus tout le monde descends, je dis bien TOUT LE MONDE.
Et par extension la ville qui nous accueille est un endroit par lequel on ne passe pas - excepté par la mer - on y va, on s'y arrête, on y revient toujours. Les passagers, qu'accompagne un ronronnement sournois de valises à roulettes, ont l'air d'être des gens qui aiment aller au bout des choses. Des entêtés. Des fidèles. Des curieux. Des obligés. Des zéphyrs. Des fugueurs du bout du monde. Tous en marche vers la sortie, au pas pressé du voyageur arrivé à son terme.
Une ville qui marque la fin ou le renouveau.
Une ville sans folklore, restant à réinventer.
Une ville tranchée comme ses habitants au franc regard mélancolique.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 16/08/2014 à 17:05:31
L'auteur de cette excellente série aurait mieux fait de poster ses textes sur www.cacotheque.com plutôt que sur ce piteux site en friche qu'est devenu la Zone. Parfaitement homogène et homogènement parfait; il devrait y avoir un qualificatif spécial pour les écrits revêtant ces deux aspects.

Je ne verrai plus jamais les passagers en face de moi sur les places 4 tables rabattables des TGV, du même œil, ou tout du moins auront-ils le droit à leur petit quart d'heure Lynchien dans ma tronche, et j'esquisserai un magnifique sourire de psychopathe, perdu dans mes pensées, et ils connaîtrons ce qu'est vraiment la peur primale, simuleront un appel pour quitter leur siège et s'isoler ailleurs, appelleront même le contrôleur si je viens d'enchaîner plusieurs nuits blanches.

Mais je m'égare, ce texte laisse des séquelles neuronales irréversibles. Le niveau de titillement scénaristique à partir duquel vous exploserez de rire à l'avenir va franchement se prendre un power up de folie, et sous ce seuil vous serez totalement insensible et blasé au tentatives médiocres des écrivaillons à vous arracher un pouffement.
David

Pute : -3
Dexter - ité    le 26/09/2014 à 15:10:41
Salut,

J'ai compris un jeu de mot américain grâce à cette histoire, mais n'en parlons plus. C'est vraiment fun, ce récit gigogne depuis le passager parano, le tortionnaire qui prend le train, le gars qui parle à une mouche, j'ai oublié la scène dans les toilettes, le zob improbable... enfin, c'est gigogne quoi.

Il y a des phrases cultes, comme, euh...

"Tiens ! Tu connais les règles du handball ?"

Non, comme ça, ça a l'air nul, c'est dans le contexte. Il y a aussi :

"Dans leurs cartes bleues se reflète le trésor des Incas."

Là, c'est mieux sans le contexte justement, vu qu'il n'y a pas vraiment d'inca dans l'histoire, mais on peut subir un froid de canard sans le moindre restaurant chinois à l'horizon, par exemple, j'veux dire, ça doit être une image mais j'ai attendu les incas un moment.

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