Rire de tout, si je veux

Le 28/01/2016
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par Mill
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Thèmes / Polémique / Société
Ce texte a été écrit spécifiquement pour radio campus à Montpellier où Mill officie en tant très très chroniqueur depuis septembre dernier. Si on met de coté le background, les émissions précédentes, les privates jokes, cette polémique sociétale d'actualité depuis 1970, n'est pas du tout gratuite et on espère qu'elle suscitera de violentes empoignades dans les commentaires de texte. On rentre enfin de plein pied dans le billet d'humeur et ça traite de la question : "Peut-on rire de tout ?" Pour conclure ma présentation, je vais moi-même recycler un de mes vieux textes du Daily Sonnet news, "Pour de rire", qui me semble aussi de circonstance, résolutions prises par la Zone à la COP21 obligent : " Voilà quarante années, que j'ai ouvert les yeux, Sur un monde bizarre, où la seule obsession, Semble être de cerner comment rire le mieux : Calembours, Blagues potaches, grivoises ou à la con ? "Peut-on rire de tout ?", c'est la question ultime. Alors, on dit que "oui, mais pas avec tout le monde", Il faudrait recenser les convictions intimes, Quand tu lâches une vanne, cinquante mètres à la ronde. On ne sait jamais, les gens, prennent facilement la mouche. Alors que tu déconnes, faudrait pas qu'un type louche, Pense que tu te fous de sa gueule, de Dieu, des philosophes. Aujourd'hui, la réponse à : "Peut-on rire de tout ?" Ne dépend plus, de qui, de quoi, de quand, ni d'où. "C'est oui... si le comique a une Kalachnikov."
Mes très chers amis, je vous le dis sans ambages : l'heure est grave.

Il est évident, vous vous en doutez, qu'en usant comme je le fais de l'expression « mes très chers amis » en liminaire de ce texte, j'escompte avant tout mobiliser votre attention en appelant à cette merveilleuse connivence qui se noue immanquablement entre la voix dans le poste et l'oreille qui se tend, telle le phallus de l'apprenti djihadiste à la veille de son anniversaire parce qu'il connaît à l'avance, comme tout enfant qui se respecte, la nature du cadeau qui l'attend après extinction des flammes au sommet des bougies, à savoir, une ceinture de grenades chargées à blanc pour jouer avec ses petits camarades en toute sérénité, l'entraînement, y a que ça de vrai, et, comme aimait à le répéter Klaus Barbie en signant l'ordre de déportation des enfants d'Izieu en juin 1944, « il faut toujours joindre l'utile à l'agréable ». J'ajouterai que le phénomène qui consiste, pour un djihadiste, à souffler sur le feu pour l'éteindre et non pour le raviver demeure suffisamment rare pour que je le mentionne ainsi à l'orée de ma chronique, quitte à sombrer dans la digression scabreuse et absurde, ce n'est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière, je crois qu'on commence à se connaître.
Mes chers amis donc, vous qui m'écoutez religieusement depuis vos salons douillets, quoique probablement malpropres et esthétiquement reprochables, je vous le répète une fois de plus, et en évitant les ronds de jambe : l'heure est super grave.

Vous m'excuserez d'insister ainsi lourdement sur cette notion d'amitié évoquée un peu hypocritement - eh oui, le mot est lâché - et qu'il m'apparaît pour le moins nécessaire de relativiser afin de marquer ce que j'appellerais une distance salutaire entre le dit et le non-dit, le sus-dit, le cochon qui s'en dédit, les sous-entendus, les sourires entendus, les malentendus et les malentendants, qui n'allument la radio que pour se plier à l'ordre social, puisqu'il y a longtemps que les directeurs des programmes ont décidé d'abandonner lâchement et sans scrupules la traduction simultanée en langage des signes sur les ondes FM - moins, probablement par souci du ridicule, que pour de pâles raisons économiques. Ainsi, lorsque j'emploie les termes « chers amis », dans cet ordre, évidemment, puisque j'aime la syntaxe, il va de soi que je verse dans la licence poétique parce que mes amis, mes vrais amis, ceux avec lesquels je parle politique en mangeant du saucisson à l'ail autour d'un vin pour eux et d'un pichet d'eau pour moi, n'écoutent jamais mais alors jamais la radio. Chers auditeurs, je n'ai rien de particulier à vous reprocher mais nous ne sommes pas et nous ne serons jamais amis.

Dois-je m'expliquer ? Oui ? Non ? Les avis sont partagés... Mais enfin, emmanchés protéiformes que vous êtes, vous vous rendez bien compte qu'il s'agit d'une question rhétorique ! Il y a deux semaines, au lendemain de la reprise de janvier, Sébastien, ci-présent, dont je me dois de rappeler qu'il ne supporte pas d'entendre son nom de famille prononcé à l'antenne - en tout cas, je vous le dis comme je le pense, c'est pas brillant - m'adresse un coup de téléphone laconique.

« Putain, tu fais chier. T'as encore foutu la merde. »

Je lui réponds évidemment que je ne saurais m'abaisser à appréhender tant de grossièreté concentrée en si peu de mots.

Visiblement agacé, Sébastien, dont le nom de famille interdit d'antenne semble indiquer qu'il a pris des couleurs aux sports d'hiver, reformule son message de tantôt :

« Prostituée de Babylone, tu facilites largement mon transit intestinal. Tu as encore tartiné d'excréments la trame fragile de cette tangible réalité qui nous contient, nous enferme et nous tue. »

Je lui réponds que c'est très beau, ce qu'il dit là et lui demande si j'ai le droit de prendre des notes.
    
Furibard, Sébastien - dont le patronyme évoque, avec une complaisance douteuse, le bronzage, le soleil et l'exotisme méditerranéen - laisse éclater sa colère dans un hurlement moins guttural que gothique :

« ON CROULE SOUS LES LETTRES DE MENACES, A RICTUS, ESPECE D'IRRESPONSABLE AU QI FRACTIONNE ! ENTRE LES CONS QUI T'ONT PRIS AU SERIEUX ET QUI VEULENT TE CRUCIFIER SUR L'AUTEL DE LA DEMOCRATIE ET DE L'HUMANISME, LES BLAIREAUX QUI T'ONT CRU ET QUI VEULENT TE PLACER A LA TÊTE DE LEUR MINABLE PETITE LIGUE D'EXTRÊME DROITE, ET LES CONS QUI T'ONT PRIS AU PREMIER DEGRE ET QUI BRULENT DES DISQUES DE RUSTY TAPE QU'ILS CROIENT SINCEREMENT ANTISEMITES, NOUS SOMMES EN PLEINE DECONFITURE ! »

Essoufflé par la hargne et l'enchaînement de conjonctions, Sébastien marque ici une courte pause, reprend sa respiration en inhalant l'air vicié de son fumoir personnel, celui où il conserve soigneusement le seul téléphone susceptible de joindre l'auteur de la présente chronique, ainsi que les titres des propriétés acquises par sa famille sous le régime de Vichy, sa collection de Hustler et ses estampes japonaises made in Taiwan.
    Après inhalation durable et profonde, Sébastien - dont le nom semble proclamer qu'il serait sourd s'il était un son, translucide s'il était de verre, et sans éclat s'il était une teinte ou un coloris - m'explique patiemment que les locaux de Radio Campus sont désormais sous haute-surveillance, que toutes nos lignes téléphoniques sont sur écoute et qu'un malade mental lui envoie des croix gammées en pain d'épice accompagnées d'un petit mot que je me régale de vous rapporter :

« Ach, Herr Sebastian - dont le nom signale sans aucune ambiguïté qu'il aligne les défaites au jeu d'échecs - je n'appréciais que modérément l'émission dont vous êtes le Sturmbahnfürher mais depuis que la Chtouille a crié son allégeance au Reich, je suis votre plus fervent fanatique. Veuillez, je vous prie, transmettre à votre talentueux chroniqueur cette délicieuse Svastika par ailleurs hautement comestible. Sieg Heil et à très bientôt, j'espère, à l'Université d'été d'Action Française ou à un meeting de votre négro national-socialiste, ce bon Dieudonné dont je m'étonne toujours qu'il n'ait pas compris qu'il finira dans un camp le jour où nous prendrons le pouvoir. Des bisous prophylactiques aux plus Aryens d'entre vous et, surtout, que la Force Brutale soit avec vous. Post-Scriptum :on va toutes les niquer, ces sales pédales arabo-juives à tendance maçonnique. »

Ah ouais quand même.

Comme je le disais si bien en exergue de cette bouffonnerie qui, depuis tantôt, m'arrache des nuées de postillons, l'heure est grave et je dirais même plus, par souci de démagogie, l'heure est grave grave.

On ne peut plus rire de tout. C'est fini. Le temps béni des Reiser, des Choron, des Coluche et des Cavanna s'en est allé cueillir des fraises de l'autre côté du Styx et même les blagues de la bande à Groland ont perdu la saveur des transgressions d'antan. Desproges lui-même, glorifié de son auréole de théoricien du rire grâce au fameux réquisitoire qu'il prononça contre le grand borgne blond au cours de l'émission du 28 septembre 1982, nous paraît aujourd'hui dépassé, figé dans son statut de figure tutélaire d'un humour corrosif et rentre-dedans, pour lequel il aurait fixé d'infranchissables limites que le premier venu outrepasse aujourd'hui en toute impunité, non sans prétendre les respecter à la lettre, et allant même jusqu'à se draper dans l'expression « on peut rire de tout » comme dans un manteau de vertu, tout en omettant facétieusement d'ajouter le « mais pas avec n'importe qui », qui, dans l'esprit comme dans la bouche de Desproges, n'avait rien mais alors rien d'optionnel. En d'autres termes, quand on vous sort une blague sur les blondes et que vous êtes une femme, blonde de surcroît, et que vous n'avez pas envie de rire, ce n'est pas parce que vous êtes , je cite, « une sale féministe coincée du cul », fin de citation. C'est juste que vous avez vos règles et que vous n'avez pas d'humour.

Mais non, enfin, bande de femelles hystériques, vous le savez que je plaisante. Au fin-fond du fin-fond de vous-mêmes, dans le bas-fond de l'abysse de ce trou d'ombre bien caché où je glisserais volontiers certains appendices personnels que je ne nommerai pas ici pour ne pas exciter mes plus impressionnables camarades, vous savez très bien que le Cri que je pousse ici mensuellement n'a rien de sérieux. La Chtouille qui me caresse les gonades à coups de crocs effilés relève de l'abstraction et je ne suis pas plus antisémite qu'homophobe, du moins tant que vous n'êtes ni Juif, ni pédé, et je porte un amour sans limite à l'espèce humaine dans toute sa fatale et tonitruante complexité, surtout si elle a des seins, des jambes et une petite vertu.

Alors non, Rusty Tape n'est pas un groupe antisémite. Quand bien même le souhaiterait-il, il manque à ses membres la rigueur et la discipline typiquement teutonnes, la prestance altière de l'Aryen de base, le bleu des yeux, les cheveux paille, et ce néant abyssal qui caractérise la pensée crétine de tout raciste qui se respecte. Non, Geoffray de Dirty Bootz n'a rien d'une vieille fiotte réactionnaire même s'il me doit du pognon et qu'il refuse catégoriquement de me prêter sa femme pour jouer à des jeux innocents dans le jacuzzi que veut bien me prêter Sébastien, dont le fameux patronyme évoque phonétiquement une matière qui, au lycée, me plongea volontiers dans les pires affres de l'angoisse.

On ne peut plus se lâcher comme avant. J'en veux pour preuve le choix d'un Johnny pour commémorer en chansons l'assassinat du 7 janvier 2015. Le monde reste drôle à en crever d'un rire torve et cinglant, mais les esprits se sont érodés par manque de culture. Il me suffit, pour m'en rendre compte, d'observer mon fils aîné, un grand dadais de quatorze ans que je respecte presque autant qu'il m'adule - c'est normal, je suis son modèle masculin.

Oui, bon je sais... Il est mal barré, le gamin. Pour vous dire, je l'ai longtemps surnommé « fils de con ». Ca me faisait rire, lui aussi, tout va bien.

Récemment, très récemment, mon fils - que j'appellerai Benito, pour le besoin de cette chronique - me voit émincer une betterave. Je ressors bien évidemment de cette délicate opération, les doigts empourprés de jus de betterave. Et vous savez ce qu'il me sort, ce con ?

« Ben ? T'as doigté une hémophile ? »

J'ai tardé à réagir. Par fierté. Je me suis d'abord dit que cet énergumène était bien le fils de son père. J'ai donc écrasé une larme émue en lui tatannant la gueule d'un somptueux aller-retour de la main droite, il n'y a pas de raison, ce n'est pas parce qu'on peut rire de tout et que je ne suis pas n'importe qui que je tolérerai de la part de mon fils qu'il s'adresse à moi de la sorte.

Et là je lui dit :

« Espèce de cloporte, qui t'a permis de me tutoyer ? »

Eh oui, il y a des limites. Il existe un cadre, qu'il convient de définir à l'avance afin de poser des repères sans lesquels nos gamins seraient largués, comme Paul Amar - comme dans « larguer les amarres » - et sans lesquels, surtout, ils se précipitent en masse vers le premier rigolo venu sachant manier le verbe en jouant la comédie, et finissent par rire connement à des blagues vachardes dont ils ne saisissent pas plus les tenants que les aboutissants.

Je recommande donc d'entamer une véritable réflexion sur le cynisme, le sarcasme, l'ironie et l'humour noir. Pourquoi riez-vous ? De qui riez-vous ? Avec qui riez-vous ? Pour qui riez-vous ? A qui profite le rire ? Posez-vous un minimum de questions et ne dites plus, pour qualifier un boute-en-train : « Ah, t'as sucé un clown ce matin ? » Mais plutôt : « Tu serais pas un ami de Faurisson ? »

Et méditez bien ces vers qu'un célèbre poète écrivit en fumant un pétard :

« Antisémite, tu perds ton sang-froid.
Repense à toutes ces années de quenelles.
Antisémite, tu n'as rien d'un rebelle.
T'es juste le parangon d'une époque révolue,
Et un gros trou du cul. »