LA ZONE -

Des chèvres et des hommes

Le 13/06/2016
par Hag
[illustration] - Tu m'as fatiguée. Tu le sais ça ? A quel point tu m'as fatiguée ?
- T'exagère un peu non ? T'y trouvais ton compte toi aussi.
- Eh bien maintenant je veux plus, je peux plus continuer comme ça, j'en ai marre, je suis fatiguée, tes petites histoires, tes pulsions débiles, j'en peux plus.
- Ouais c'est bon. Tu veux que je me casse, c'est ça ?
- Oui. Oui, voila, casse toi.
- Bon, ben détache moi alors.
- Non, je te détacherai lorsque je me serai lassée de te voir si faible, en mon pouvoir, pour une fois. Et puis ça te laisse le temps de réfléchir un peu, hein, c'est pas si souvent, profites-en.
- Bordel, c'est pas marrant.
- Je trouve ça marrant moi. Tu m'as fait du mal tu sais. J'ai eu de la peine. Mais tu t'en moques bien, hein ?
- Détache-moi s'il te plaît.
- Profite bien de ces derniers moments de dépendance, sens une dernière fois ma présence car bientôt je t'en remettrai à ta chère liberté, et tu pourras enfin emmerder le monde, seul, sans que je ne doive plus supporter tes conneries.
Assis au sommet de la falaise, il contemplait distraitement la plaine infinie de l'océan, dont les flots venaient se briser dans un rugissement d'écume contre les saillies aiguës des roches, une vingtaine de mètres en contrebas. Ses pensées tournaient sans grand but, il ne parvenait pas à se détacher de la peine diffuse qui le saisissait. Bordel, c'était un paysage terrible, entre le fracas continu des vagues et le vent qui lui plaquait les cheveux sur la gueule, un spectacle romantique pour des peines immenses, là un roi aurait pu dignement pleurer la perte de son royaume, ou une mère maudire l'assassin de sa famille, un paysage à hurler ses forces et pleurer ses tripes. Il soupira. Avec son petit chagrin d'amour il se sentait un peu con, mais au moins la vue était jolie, et le bruit des éléments parvenait parfois à masquer celui de son esprit. Le démon Krh lui apparu, il le salua comme il avait appris à saluer les habitants d'en Bas. Le démon le salua aussi, et vint s'asseoir à ses côtés. Ils restèrent ainsi. Puis l'homme parla à la bête.

- Comment va ta haine ?
- Tu te moques, et je pourrais te jeter en bas sur les roches pour la nourrir un instant.
- Mais cela ne l'apaisera pas.
- Rien ne l'apaisera de toute éternité. Alors je suis venu ici pour l'oublier quelques moments. Je ne pensais pas t'y trouver aussi, quelle horreur t'amène ?
- Je vais passer chez Victor. Du coup j'ai fait un crochet par ici reposer ma tête pleine de merde un instant.
- Comment va t-il ?
- Ça a l'air d'aller. Il s'est installé en enfer il y a quelques mois.
- Il s'est installé en Bas ? Bonne idée je pense. Du peu que je le connaisse, ça doit lui plaire.
- Ouais, il élève des chèvres qu'il m'a dit. Il kiffe.

Il contemplèrent l'abîme encore un temps, puis rejoignirent le petit parking de boue où les attendait la twingo vert pomme. Le démon l'accompagnait, car comme ceux de son engeance il allait là où il le désirait. En ce temps, les chemins vers l'enfer étaient encore neufs et peu nombreux, beaucoup ignoraient même qu'ils s'étaient ouverts et que désormais démons et hommes marchaient à côté.

La voiture remonta la mauvaise route divisant la sèche lande armoricaine, contournant les chaos granitiques bruns. Peu après, ils quittèrent la départementale pour s'engager sur une route de terre bordant un champs au milieu duquel trônait toujours un haut menhir. Placé comme ses semblables là où les courants secrets étaient les plus puissants, il n'y avait rien de surprenant à ce qu'il jouxte une porte entre les mondes. Ils arrivèrent enfin en face d'une énorme saillie rocheuse en bas de laquelle avait été peinte, à hauteur d'homme, un signe. Une flèche vers le bas, quatre fois barrée. Sans hésiter, l'homme accéléra la petite voiture à fond dans la pierre.

La route continuait au milieu d'une vaste plaine couleur cendre, et si la terre était bien brune, presque charbonneuse, elle était couverte d'herbes claires, presque diaphanes, immobiles dans l'air lourd de ce pays. L'horizon était largement barré de collines ocres coiffées de forêts irrégulières aux arbres noirs que l'on devinait immenses. A leur gauche, de monumentales montagnes déchiquetées, malgré leur éloignement, parvenaient à monter haut, beaucoup trop haut, mêlant leurs pics rouges et blancs au ciel désespérément clair et incolore. Il n'y nageaient que de vastes taches de nuit, s'enroulant et se déroulant en quelque jeu secret, couvrant les nuées et les flancs des montagnes de leur pénombre.

Bientôt, la chemin commença à monter, les plaines s'encombrant doucement d'arbustes et d'arbres étranges, au tronc long et nu, en fait de longs serpents d'une dizaine de mètres, dressés droits, la queue fichée en terre et la tête fixe, happant parfois au vol un oiseau ou une petite méduse. Ils formaient une forêt éparse, parfois retombant au sol et se redressant un peu plus loin. La route s'enroulait maintenant autour de falaises moussues et gravées entrecoupées de torrents, ils traversèrent un village où les démons ne leur prêtèrent aucune attention.

Sur la crête de la colline, coupée au milieu des herbes immenses, se trouvait la ferme de Victor. Deux gros bâtiments d'adobe rouges comme la terre étaient entourés d'un jardin d'une surprenante verdure, autour, des parcs et de petites masures de pierres sèches. Ils passèrent parmi des enclos d'où les dévisageaient quelques curieux caprins, pour venir se garer dans la cour pavée, où sortait leur hôte pour les accueillir.

Après les effusions ils furent reçus autour d'une liqueur dans la cuisine, où se trouvait déjà un autre démon, Lb.
- C'est l'artisan qui a bricolé la nouvelle table basse, présenta Victor.
- Elle est d'ailleurs prête. Il reste plus qu'à la nettoyer un peu. Ce sera pas long.
- Bien. Pas de problèmes particuliers ?
- Plus trop. Plus maintenant. Une table faite pour durer, oh oui !"

Lb sortit de la pièce en titubant.

- C'est un voisin qui fabrique des trucs sympa. En échange de viande de chèvre, il file des coups de main de temps en temps.
- Ca ma marche bien du coup tes chèvres ?
- Plutôt. On en est à quatre-vingt têtes, elles sont en forme, elles nous font masse de lait et pas mal de barbaque. Avec quelques légumes d'en Haut, on vit peinard.
- Le coin est tranquille ?
- Ouais, comme t'as du le voir en venant, c'est assez désert comme région. Les voisins sont sympa, on peut mener notre petite vie tranquille sans se faire emmerder pour des histoires de cris terribles ou de disparitions inexpliquées.
- J'imagine, et t'es à une heure de route de la Terre.
- D'en Haut, ouais. Pas de terre ni d'enfer ici. On dit en Haut et ici c'est en Bas.
- Euh ok.
- Parce qu'on est pas en enfer. On est en Bas, chez nos potes les démons."

Krh opina vaguement en descendant une bouteille de pif. Victor la récupéra au vol, ils se mirent à trois dessus et lui firent sa fête. L'animal du logis, que le vacarme avait sans doute dérangé dans sa sieste perpétuelle, s'en vint quémander des restes.

- Il picole ton chat maintenant ?
- Depuis qu'on est arrivé ouais. En même temps il doit déprimer, ici les arbres ils aiment pas qu'on leur grimpe dessus. Mais il se passe des trucs chelous, il a beaucoup grandi. Et il miaule plus trop. Maintenant il gueule. En même temps c'est pratique, il fait peur aux chèvres.

Pinpin, le chat tigré de douze kilos sauta sur les genoux de Krh, qui l'expédia d'un geste nonchalant à l'autre bout de la pièce. Le tas de poil atterrit lourdement et beugla un truc pas possible, puis se cassa. Puis, comme la nuit pouvait arriver d'un instant à l'autre, ils sortirent faire le tour du terrain, une tache de nuit s'approchait justement et serait bientôt sur eux ; ils arrivèrent à un enclos où broutaient une dizaines de chèvres, au long pelage et aux cornes d'une quantité multiple, parfois quatre, parfois deux, parfois beaucoup, parfois d'un nombre impair. Il n'y avait pas d'herbe dans leur pré, et elles semblaient manger la terre-même, car là le sol était de chair et elles s'en repaissaient.

- C'est pas trop dangereux des chèvres carnivores ?
- Non, elles ne mangent que la chair de la terre.
- Les corps des oubliés, commenta Krh.
- Faut juste les bouger régulièrement, sinon elles creusent des gros trous, et la terre met du temps à cicatriser.
- Et tout le sol est comme ça ici ?
- Quasiment. Vers le bas de la colline, là où c'est plus ocre, il n'y a plus que de la poussière et quelques rares veines. Là où puissent les grands serpents verticaux.
- Ah ouais on les a vu. Et les plantes vertes du jardin, elles poussent bien là dessus ?
- Les fruits ont un goût particulier mais sinon ça pousse, ouais. Elles ont l'air de bien aimer cette lumière blafarde.
Ils restèrent un peu à contempler les bêtes. Krh leur parla dans leur dialecte, ils discutèrent. Finalement, Victor avisa un autre enclos où venait d'entrer une fille avec un seau.
- Tiens, il y a Coralie là-bas. Allons voir ce qu'elle fout.

La nuit commençait à emplir une partie du ciel, la luminosité tombait doucement. La Coralie étaient présentement à genoux au sol, courbée respectueusement devant une espèce de gros ver plat. Elle fit plusieurs salutations au ver, sembla prier un peu, puis se releva, souleva l'animal et le plaça au dessus du seau. Bientôt, un liquide clair s'écoula de l'invertébré. Elle nous vit et nous proposa de goûter son soma fraîchement tiré de la douve cosmogonique. Cette douve domestique se nourrissait des prières qu'on lui donnait et secrétait en retour
- Du soma.
- Plutôt bon.
- Je veux ! Avec toutes les prières qu'on lui sacrifie, elle peut bien.
- Ca va, c'est pas un gros boulot non plus.
Coralie s'esclaffa.
- C'est ça ouais. Ça se voit que c'est pas toi qui a dû apprendre tout le Rig-Veda.
Elle prit dans ses bras le ver parasite géant qui était venu se coller contre sa jambe. Ils savourèrent en silence le goût amer du soma, contemplant du haut de leur colline la plaine de cendres qui s'étirait en contrebas, ponctuée de petits villages, striée des traces sombres des cours d'eau, barrée au fond des contreforts de hauts plateaux boisés. Il n'y avait pas d'horizon, seuls les nuages de nuits ou de poussières dissimulaient les reliefs les plus lointains, mais l'on parvenait tout de même à saisir la forme d'une structure colossale, très loin, qui semblait monter jusqu'au cieux. De l'autre côté de la ferme continuaient les formes arrondies des collines comme une mer au ressac immense et immobile. Il soufflait un vent doux aux odeurs de poussière et déjà d'humide pénombre ; on entendait le cris de quelques oiseaux invisibles, de temps en temps les hurlements d'une chèvre ou du chat. Le soma faisait son effet, aiguisant leurs sens. Là bas bruissait parmi les herbes blanches le passage d'un iguane ; en bas de la vallée un groupe de démons attelaient des animaux gros comme des bus, qui grognaient une chanson basse. Au dessus d'eux, les martinets qui jamais ne touchent terre chassaient en piaillant de plus petits passereaux. De partout rayonnait une lancinante tranquillité.

Finalement, alors que tout le ciel s'emplissait de ténèbres où brillaient d'éphémères lueurs, ils rentrèrent au clair finir leur apéro. Ils trouvèrent Lb allongé dans la cuisine, au dessus de lui, assise, une femme démon nommée Isnn lui versait du café en poudre directement du sachet dans le gosier sans qu'un seul grain ne tombe à côté. Elle salua d'un grand sourire de travers.
- Coucou les gens, j'ai ramené des outils et du café.
- Laisse tomber, on a du soma.
- Somacafé ! s'écria t'elle en lançant le paquet à Krh, qui le vida promptement.
Et puis l'on mis le somacafé à infuser, et tout le monde se déplaça au salon autour de la nouvelle table basse, qui gémissait encore un peu. Le corps de l'homme avait été plié pour former la table, son dos à quarante centimètres du sol était maintenu en position par l'armature d'acier vissée dans ses os, vissée dans ses membres brisés, vissée pour qu'il gardât la posture qui devait être la sienne ; seule sa poitrine se soulevait encore d'une respiration terrifiée. Un tube entrait entre ses lèvres suturées qui parvenaient à peine à gémir, un autre sortait de la longue cicatrice de son entrejambe, où un jour avaient été son sexe. Ils s'assirent autour. Krh eut une moue appréciative.
- Beau boulot.
- C'est beaucoup d'entretien une table comme ça ?
- Non, elle tourne quasiment en circuit fermé. Tu rajoutes des nutriments de temps en temps, un peu de poison si elle fait des siennes.

Coralie pressa un bouton sur l'appareil où se branchaient les deux sondes, la table se mis à trembler, sur son visage les traces d'une souffrance atroce.
- Ah oui c'est amusant.
- C'est un damné ?
- Ouaip, il errait sans but ni tourment, Lb l'a récupéré.
- Ouais. Très bon corps. Belle âme, souffre très bien.
- Mais oui, c'est vrai, insista Coralie en appuyant à nouveau sur le boîtier.
- Mais arrête donc de faire bouger la table connasse.
Victor s'en revenait avec six tasses de somacafé. Alors on trinqua, à la santé d'en Bas, d'en Haut, de leurs habitants et de toutes les chèvres.

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 14/06/2016 à 13:21:08
Ce texte est génialissime. A lire absolument en priorité, de toute urgence et par voie intraveineuse.
LePouiIleux
    le 15/06/2016 à 18:45:43
Excellent.
LePouiIleux
Critique Télérama    le 16/06/2016 à 17:33:37
C'est trop littéraire-crédible ce texte. Les descriptions des paysages sont particulièrement efficaces et posent une atmosphère lourde et sombre qui tranche avec la drôlitude globale des dialogues. Les dialogues ... ils sont cool aussi, écoutables à l'oreille, pas forcés.

Dans le name-dropping balancé en description j'identifie que Dante ... le reste je suis pas assez culturé. J'aurais mis une peinture de Jérôme Bosch en illu' ça l'aurait fait. Il me semble qu'on peut y trouver un peu de Zelazny aussi pour le basculement d'une réalité à une autre en un pet de mouche et pour les entités chelous qui accompagnent les protagonistes.

C'est vrai qu'on se demande un peu quel est l'enculé qui a écrit ça.
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 17/06/2016 à 00:49:45
c'est peut-être François Hollande ?
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 27/06/2016 à 17:46:51
Bordel, mais lisez ce texte avant qu'il sorte de la liste des textes en page d'accueil !
Muscadet

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Pute : 0
    le 01/09/2016 à 22:58:25
Un beau voyage, oui. Je ne regrette pas le déplacement, d'autant plus que le paysage de Concarneau est fidèlement rendu. Les dialogues d'en Bas respirent une sorte de décontraction forcée, qu'on retrouve aussi dans le second volet que j'ai survolé et que je vais lire maintenant.
Je me serais passé de la table basse en revanche, qui dépareille avec ces descriptions oniriques, cet univers inspiré, et rappelle effectivement l'inclinaison systématique aux scènes horrifico-subversives de lazone 2004.

Je passe à la suite, donc.
Muscadet

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Pute : 0
    le 02/09/2016 à 00:01:23
[MaJ] Espèce de pourriture, t'as raison de rester anonyme.
Lunatik

Pute : 1
    le 01/11/2018 à 21:47:40
Ça fait du bien un peu de champêtritude, de biquettes et d'artisanat local, au milieu de la grisaille ambiante.
Et c'est drôlement bien torché.
Dommage que la deuxième partie soit un cran au dessous.

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