LA ZONE -

Lino

Le 21/10/2017
par Mill
[illustration] 1. Intérieur jour. Chambre.

Un homme d'une trentaine d'années se tient au chevet d'un monsieur sexagénaire, allongé sur ce que l'on devine être son lit de mort. Le père - puisqu'il s'agit d'un père et d'un fils - manifeste quelque difficulté à respirer mais sa voix paraît étrangement ferme, à peine affaiblie par la maladie. Le fils arbore une expression embarrassée, comme s'il ignorait comment rompre un silence dont on devine qu'il reflète la relation de toute une existence. Soudain, le père se racle la gorge. Le raclement dure de façon pathétique et se mue finalement en quinte de toux que vient conclure un rire de fumeur.
Le père :

Hé hé, j'avais un chat dans la gorge... Ha, un chat dans la gorge, tu saisis l'allusion ?

Le fils :

T'as deux heures à vivre, mais genre à tout péter, et tu me fais le coup du réalisme magique ?

Le père (un léger voile de tristesse dans le regard) :

J'avais oublié que c'était pas toi qui avait le don.

Le fils (ironique mais légèrement agacé) :

Le don ? Quel don ? Un talent particulier ? Un pouvoir ! La force ! M'enfin, tu crois que t'as le droit de m'enfumer parce que t'es à deux doigts de calencher ? C'est un peu facile, tout de même.

Le père (ironique et détaché) :

Je pourrais en dire autant de ton humour, sale petit ingrat de merde. Le chat que j'ai dans la gorge, ça ne peut être que Lino. Tu te souviens de Lino ?

Le fils, manifestement interloqué, reste coi. On devine dans ses yeux comme une prise de conscience. Il semble se souvenir de quelque chose.

2. Intérieur jour/nuit. Appartement.

Un enfant, dont on subodore qu'il s'agit de la version gamin du fils, joue à cache-cache avec un chat. Parfois, l'enfant le cherche et l'appelle « Lino! ». Parfois, c'est le chat qui cherche. Dès qu'il voit l'enfant, il se fige, dresse les oreilles et part se cacher à son tour. Le flashback s'achève sur une vision de l'enfant couché en chien de fusil, le chat roulé en boule dans le creux de sa nuque.

3. Intérieur jour. Chambre.

Le fils :

Lino, oui, évidemment, je me souviens de Lino. C'était ton chat mais c'était mon ami.

Le père :

Oui, bof, si ça t'amuse de voir ça comme ça, hein. Mais moi je te parle du don. Le don de Lino.

Le fils :

Et moi je te parie qu'il y a trop de morphine dans tes veines depuis qu'on est passé à la phase terminale.

Le père :

Pffff... Homme de peu de foi... Lino était télépathe, gamin. Et que tu ne l'aies pas remarqué démontre une fois de plus que t'as récupéré que la moitié de mes chromosomes. Enfin, pour ce que j'en dis, autant aller te plaindre à ta mère, tiens.

Le fils :

Télépathe... Arrête.

Le père :

Je t'assure. Il y a des signes qui trompent pas.

Le fils (blasé) :

...

Le père :

Tiens, des fois, je le cherchais. Je l'appelais, je me retournais. Il apparaissait comme par magie.

Le fils (traversé d'une fugace expression sardonique) :

Non mais... ça c'est pas être télépathe.

Le père :

Il savait à l'avance quand j'allais l'appeler et il soignait ses entrées. Si c'est pas être télépathe, ça...

Le fils :

Ben tiens ! Et après on s'étonne que j'aie sombré dans la drogue. T'en as d'autres des comme ça ?

Le père :

Quand je cherchais un objet égaré, il se mettait à côté et il miaulait.

Le fils (blasé) :

....

Le père :

Je te jure.
    
Le fils (exagérant son expression blasée) :

....

Le père (feignant un début de colère) :

Dis oh, un peu de respect, je suis ton père. Et qui tu vas croire, hein ? Les lois de la physique ? Ou ton vieux père ?

Le fils :

Oui, bon, admettons. Il était sûrement plus intelligent que la moyenne des chats, mais quand même... Putain, télépathe, quoi... Pfff...

Le père :

Un matin, je me réveille dans mon lit et je vois la chambre autrement.

Le fils :

Ah, ok... C'est ton quart-d'heure « coq à l'âne », c'est ça ? Ben moi je dis « mortadelle », et peut-être aussi « tartignole », tiens. Mais là, au fond, je me démarque pas vraiment du sujet, non ?

Le père (ignorant le ton badin de son fils) :

Je voyais la chambre selon un angle de vue impossible pour un humain. Une vision altérée, curieuse. D'ailleurs, je voyais mon pied dépasser du lit, par en bas ! Crois-moi, ça fait bizarre.

Le fils (toujours taquin) :

Arrête d'abuser de ton autorité de père, merde.

Le père :

Arrête de pas me croire.

Le fils :

Arrête de te foutre de moi.

Le père :

Ne sois pas insolent.

Le fils, cédant, agacé :

Bon, bon... Et après ?

Le père :

Ca a duré deux bonnes minutes. Et en plus je me déplaçais tout en restant au lit. L'image bougeait.

Le fils (tournant la tête et reportant son attention sur son sac, posé sur une chaise dans un coin de la chambre) :

Putain mais c'est vraiment n'importe quoi...

Le père :

Au bout de ces deux minutes, j'ai récupéré ma vision normale et j'ai vu Lino qui me regardait...

Le fils se dirige vers le sac, en ouvre le battant et en retire une tabatière.

Le père :

Et là, j'ai compris : tes séances de cache-cache avec Lino, quand t'étais qu'une larve - et je me rappelle très bien que c'est lui qui menait le jeu, ahaa !

Le fils, de retour sur son fauteuil, roule un joint sous en prenant appui sur les draps de son père.


Le père :

Le jours où il venait me trouver, comme pour me dire quelque chose, et là, d'un coup, j'étais saisi d'une idée lumineuse. Et je te pondais un de ces articles, mon petit !

Le fils achève de rouler son cône, qu'il allume en toussant.

Le père :

Et en tout cas, ce matin-là dont je te causais tantôt, eh bien, je sais très bien ce qui s'est passé - tiens, heu, fais tirer une petite latte.

Le fils :

Non mais tu rigoles ?

Le père :

Hé, ce qui est sûr c'est que c'est pas ça qui va me tuer. (Il aspire et se fend d'une horrible quinte de toux).

Le fils :

Je dis ça surtout parce que j'aimerais avoir la fin de l'histoire, si tu vois ce que je veux dire.

Le père (toussant encore, plus doucement, et lui rendant le joint) :

C'est vraiment de la merde. Jamais compris comment tu peux fumer ce truc...

Le fils :

Avec opiniâtreté, vieil homme. Finis ton histoire.

Le père :
Ben rien. Ce matin-là, j'ai vu à travers le chat. Télépathe, comme je te le dis.

Le fils :

Donc t'as un chat télépathe coincé dans le creux de ta gorge ?

Le père ne répond pas. Le fils tire sur son pétard en prenant son temps, comme s'il n'osait pas effectuer le moindre geste susceptible de confirmer ce qu'il sait déjà. Finalement, sans lâcher son joint de la main droite, il avance la main gauche et donne une pichenette dans le nez de son père. Pas de réaction. Il recommence. Toujours rien. Il regarde son père un long moment, achevant son pétard qu'il lâche dans le verre d'eau posé sur la table de chevet. Puis il se penche sur le visage du vieil homme, lui ouvre la bouche et regarde à l'intérieur.

Le fils :

Lino ? Lino ?

Tandis que l'image s'estompe, on entend un ronronnement.

FIN

= commentaires =

Clacker

Pute : 3
    le 22/10/2017 à 00:30:21
Tardigrade. Et rat-taupe nu.

Vous êtes sûrs que c'est pas une participation à l'appel à textes P.K.D. ?

Parce que de là où je suis, entre le siège et l'écran, ça y ressemble bigrement. A moins que je ne sois pas face à l'écran mais bien DANS l'écran. Dans ce cas, peut-être que les absurdismes se trouvent en dehors de ce texte. Et que ce texte reflète une réalité bien plus logique qu'on ne le croie.

En tous cas, de là où je suis, et peu importe en définitive la véracité de ma position géographique ou métaphysique, je trouve ces textes tout à fait rafraichissants.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 22/10/2017 à 00:58:45
c'est vrai que ça ressemble à un interrogatoire pour détecter les réplicants
Clacker

Pute : 3
    le 22/10/2017 à 01:07:55
https://www.youtube.com/watch?v=aTXxuXnXRXE

Et nul doute que Mill fait partie du DESSEIN.

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