Assouvissement

Le 08/05/2003
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par Tulia
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Ca faisait des lustres qu'un texte ne m'avait pas foutu un telle claque dans la gueule, celui-là est excellent, une fiction super bien conçue et écrite, pleine d'une douceur étrange et triste, au suspense dosé au poil près. Superbe coup d'essai de Tulia dans un style totalement différent de ce à quoi elle nous avait habitué et qui démontre son grand talent pour la littérature. A lire absolument et à relire régulièrement.
Jérémy s’amusait avec un petit tamis en plastique bleu dans le bac à sable de la cour de l’école maternelle. Il jouait toujours tout seul. Les autres ne voulaient pas de lui, ils le traitaient de pleurnichard. Il avait eu un copain en début d’année : Maxime. Celui-ci jouait toujours avec Jérémy et repoussait ceux qui venaient l’embêter mais ses parents avaient déménagé deux semaines plus tôt et Maxime avait changé d’école, laissant Jérémy seul dans cette école hostile.
Il séparait bien consciencieusement le sable des petits cailloux pour faire du « sable doux » lorsque Claire et Caroline arrivèrent vers lui. Claire était dans sa classe, chez les moyens et Caroline, sa grande sœur, était chez les grands. Les deux filles s’approchèrent de lui et Caroline demanda à Claire : « C’est encore lui ? », Claire hocha de la tête de façon affirmative. Caroline se pencha alors sur Jérémy : « Je t’ai déjà dit de plus embêter ma petite sœur » et lui donna une claque. Il se mit à bafouiller qu’il n’avait jamais embêté Claire pendant que ses yeux se remplissaient de larmes mais Caroline avait déjà empoigné sa sœur par la main pour l’emmener plus loin. Ce n’était pas la première fois que les deux sœurs effectuaient ce petit manège mais il n’arrivait pas à savoir si c’était un jeu qu’elles avaient établi ensemble ou si Claire manipulait sa grande sœur. Il resta assis à pleurer plusieurs minutes puis la maîtresse siffla la fin de la récréation. Il sécha ses larmes du revers de sa manche, se leva et alla se mettre en rang avec les autres pour se diriger ensuite vers la salle où tous les enfants faisaient la sieste.
Jérémy appréhendait particulièrement ce moment. Chaque jour, il essayait de lutter pour ne pas se laisser gagner par le sommeil mais au bout de quelques minutes, il finissait immanquablement par s’endormir. Et lorsqu’il se réveillait, son lit était tout mouillé. Il savait que ça ne venait pas de lui parce que ça ne lui arrivait jamais à la maison. Au contraire, il avait été propre très tôt. Quand il sortait de la salle de sieste, le pantalon tout mouillé, la maîtresse le remarquait et le réprimandait.
Ce jour-là, quand la mère de Jérémy vint le chercher à la sortie de l’école, la maîtresse l’attendait pour signaler les problèmes occasionnés par l’enfant :
-    Bonjour Mademoiselle, j’aimerai m’entretenir quelques instants avec vous.
-    Je vous écoute.
-    Voilà, votre fils m’occasione quelques soucis. Pour commencer, il est complètement inattentif en classe et lorsque je lui parle, j’ai systématiquement l’impression de le déranger.
-    Jérémy a toujours été un incorrigible rêveur mais…
-    Vous imaginez que ça va lui poser de gros problèmes tout au long de sa scolarité. Mais depuis quelques jours, il sort de la sieste en ayant mouillé son pantalon et par conséquent son lit. Que ça arrive une fois ou deux occasionnellement, je peux le comprendre mais voyez-vous, ça commence à devenir fatigant.
-    Ecoutez, je ne comprends pas, ça ne lui arrive jamais d’habit…
-    Voici les coordonnées d’une psychologue pour enfants. Je vous conseille vivement d’emmener Jérémy la voir, ça arrangera tous vos problèmes avec lui et les miens par la même occasion.
-    Mais je n’ai pas le moindre prob…
-    Bien, j’ai encore du travail, je dois vous laisser.
Elle tourna les talons et rentra à l’intérieur de l’école, laissant Jérémy et sa mère seuls devant la grande porte d’entrée. Jérémy attrapa la main de sa mère et dit d’une petite voix tremblante tandis que des larmes commençaient à couler le long de ses joues : « Maman, j’ai pas fait pipi au lit ». Elle se mit à genoux devant lui pour se mettre à sa hauteur, elle le regarda, passa ses mains sur son visage pour essuyer ses larmes et lui dit : « Je sais bien que ce n’est pas toi mon poussin ». Puis elle le prit dans ses bras et se releva. Il enserra ses bras autour de son cou et se blottit contre son épaule pendant qu’elle se dirigeait vers la voiture.

Emma ramena son fils chez elle, lui fit prendre une douche et le changea. Elle repensait à ce que lui avait dit la maîtresse et ça la rendait malade. De quel droit se permettait-elle d’interférer dans l’éducation qu’elle donnait à son fils ? Contrairement à ce que semblait penser l’institutrice, tout se passait très bien entre elle et l’enfant, il était toujours calme, obéissant, propre, poli et surtout très calin. Une grande complicité unissait Jérémy et sa mère, probablement due au fait qu’ils ne vivaient que tous les deux. Le père biologique était parti sans un mot pendant qu’Emma dormait alors qu’elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte et qu’elle comptait garder l’enfant quelques heures plus tôt. Elle n’avait plus jamais eu de nouvelles ensuite.
Comme il était encore tôt, Emma proposa à Jérémy d’aller chez Myriam. Le sourire radieux qui s’imprima sur le visage de l’enfant servit de réponse. Myriam était une vieille amie d’Emma. Elles s’étaient recontrées au lycée et avaient toujours gardé contact. Après ses études, elle avait récupéré la boutique d’antiquités de sa mère lorsque celle-ci était partie à la retraite.

La boutique se trouvait dans une petite ruelle étroite. La façade était plutôt sobre. Pas de vitrine, juste une petite fenêtre par laquelle on pouvait observer l’intérieur du magasin en s’approchant de très près, une grosse porte en bois épaisse et opaque et au-dessus une pancarte qui commençait à souffrir dangereusement des outrages du temps. A l’intérieur de la boutique, il faisait assez sombre, seules quelques lumières tamisées permettaient d’éclairer les étagères débordantes d’objets tous plus farfelus les uns que les autres.
Jérémy aimait bien la boutique car il n’y avait jamais grand monde. Il n’osait pas se promener pour regarder les vitrines dès qu’il y avait des visages inconnus, il restait systématiquement cramponné à un pli du pantalon de sa mère. Mais ce jour-là, seule Myriam était là.
Myriam savait bien que ce que Jérémy voulait voir, c’étaient les jouets et les nouveautés. Elle en avait reçu le jour-même mais elle n’avait pas eu le temps de tout disposer dans le magasin. Elle l’emmena donc dans l’arrière-boutique et lui désigna un carton posé sur la table. Elle le souleva pour l’asseoir sur la table et lui dit en le regardant avec un immense sourire : « Tiens, comme ça tu seras à la bonne hauteur. Fouille là-dedans autant que tu veux, il n’y a pratiquement que des jouets ». Avec une totale confiance en la douceur naturelle de l’enfant, elle le laissa ainsi et retourna dans la boutique pour discuter avec Emma.
Jérémy plongea délicatement les mains dans le carton pour attraper un à un tous les objets et les disposer ensuite autour de lui sur la table. Il y avait toutes sortes de choses : des soldats de plombs présentant des armes diverses et variées comme des pistolets, des fusils ou des baillonettes, des princesses en porcelaine dont les couleurs avaient fini par ternir, des petites voitures cabossées à force d’avoir servi dans des reconstitutions de carambolages lors de jeux d’enfants… Une foultitude de jouets qui avaient du passer entre les mains de dizaines d’enfants, aujourd’hui adultes et n’ayant plus la moindre considération pour tous ces objets. Jérémy était ravi. Il continua de sortir les objets du carton, il les observait tous dans les moindres détails. Vers le fond du carton, sa main rencontra quelquechose qui le fît frissonner. Il le sortit du carton et vit un ange, sculpté dans du bois noir. L’expression de son visage semblait pleine de tristesse. Jérémy ne pouvait en détourner le regard, comme si l’ange l’avait hypnotisé. Il resta ainsi à l’observerjusqu’à ce que Myriam revienne le voir pour lui demander si tout se passait bien. Il ne répondit pas, il ne l’avait même pas entendue. Elle s’approcha doucement pour voir ce qui captivait ainsi l’enfant et vit l’ange. Elle lui toucha délicatement le bras pour le sortir de sa torpeur sans l’effrayer et lui dit : « Il te plaît ? », Jérémy acquiessa par un mouvement de la tête, elle répondit : « Alors tu peux le garder, je te l’offre » puis elle le regarda en souriant avant de le soulever à nouveau pour le remettre à terre. Il retourna voir sa mère pour lui montrer fièrement sa trouvaille. Emma se demandait ce qu’il pouvait trouver à cet ange noir au visage désespérément triste mais comme elle ne voulait aucunement interférer dans les jugements et les choix de son fils, elle ne dit rien.

Le lendemain matin, avant de partir à l’école, Jérémy prit bien soin de glisser son ange dans la poche de son pantalon. Durant toute la journée, il le manipulait, le caressant dans sa poche pendant la classe et plongeant son regard dans le visage mélancolique pendant la récréation. Lors de la récréation de l’après-midi, il était ainsi assis dans un coin de la cour quand Claire vînt vers lui, seule pour une fois. Elle resta quelques secondes à l’observer puis elle se pencha vers lui et lui prît brutalement l’ange des mains. Jérémy sursauta. Il leva les yeux pour voir qui venait de lui ravir son bien et vît la fillette. Elle le regarda de façon hautaine et lui dit :
-    Qu’est ce que c’est que ce truc moche ?
-    Rends-le-moi, il est à moi ! répondit-il en commençant à pleurer.
-    Non, je le garde parce que t’es qu’un pleurnichard.
Elle fît demi-tour et rejoignit un groupe d’enfants un petit peu plus loin. Il aurait voulu la rattraper pour récupérer son ange mais il ne se sentait pas capable de l’affronter. Il resta assis sans bouger à pleurer. Quand le coup de sifflet signalant la fin de la récréation retentit dans la cour, il ne l’entendit même pas.
Quelques minutes plus tard, alors que tous les enfants étaient en rang deux par deux devant la porte de l’école, Jérémy était toujours dans le fond de la cour. La maîtresse cria pour l’appeler mais il ne réagit pas, elle cria une seconde fois plus fort mais l’enfant ne bougeait toujours pas. Elle marcha dans sa direction en maugréant. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, elle le souleva par le bras et le traîna jusqu’à la porte en lui reprochant de toujours lui causer des problèmes supplémentaires. Elle lui faisait atrocement mal au bras mais ce n’était rien en comparaison de la douleur qu’il ressentait suite à la perte de son ange. Elle le tira ainsi jusqu’à la salle de sieste et le jetta violemment sur un des lits en le menaçant de lui mettre une bonne raclée s’il recommençait à mouiller son lit.

Jérémy pleurait toujours. Une fois dans l’obscurité, il essayait de faire le moins de bruit de possible mais ses reniflements et ses sanglots étaient difficiles à réprimer. Au bout d’un moment, il finit par se calmer mais il pensait toujours à son ange. Il essayait de penser aussi à ce qui le rassurait : sa mère, Myriam, Maxime… Comme il aurait aimé qu’au moins l’un d’eux fût présent auprès de lui à ce moment-là.
Quelques lits plus loin, Claire sortit l’ange de sa poche et se félicita à voix basse d’avoir encore réussi à faire du tort à cet idiot de Jérémy. Elle leva la tête pour l’observer et eût un petit sourire narquois. Elle remit l’ange dans la poche de son gilet et attendit quelques minutes. Après cela, elle leva à nouveau la tête pour vérifier que tous les autres enfants dormaient et se glissa hors de la couverture.
Jérémy ne dormait toujours pas. Il fixait le plafond d’un œil vide quand il entendit un mouvement un peu plus loin dans la salle puis un bruit étrange, comme un petit cri étouffé, ensuite une respiration haletante et enfin le calme parfait revînt dans la pièce.

Lorsque la maîtresse ouvrit la porte de la salle et que la lumière pénétra à l’intérieur, Jérémy se leva et fût un des premiers à sortir. Quand il franchit la porte, la maîtresse lui toucha les fesses et constata que son pantalon n’était pas mouillé. Elle en conclut qu’elle lui avait fait suffisament peur pour lui faire passer l’envie de recommencer. Les autres enfants se réveillaient un à un et sortaient calmement pour aller se mettre en rang dans le couloir. Une voix se fît tout à coup entendre du fond de la pièce : « Beurk, c’est tout mouillé par terre ». Cela provenait du voisin de lit de Claire. La maîtresse entra dans la salle et se dirigea vers l’enfant. Elle vît que Claire était toujours allongée sur son lit et ne bougeait manifestement pas. En approchant de plus près, elle vît qu’une grande tâche sombre recouvrait le sol juste sous le lit de la fillette.
Jérémy attendait patiemment dans le couloir quand il entendit le hurlement que la maîtresse poussa. Il allait pour se diriger vers la salle de sieste pour voir ce qu’il s’y passait en même temps que tous les autres enfants qui étaient déjà sortis quand il sentit quelquechose dans la poche de son pantalon. Il y glissa la main et en ressortit l’ange. Il l’observa. Celui-ci avait désormais un visage doux et souriant.