LA ZONE -

L'offre et la demande

Le 29/08/2003
par Lapinchien
[illustration] Il me fallait absolument un cartouche d’encre pour imprimer ma proposition. J’avais travaillé dur toute la nuit pour finaliser ma candidature puisque la clôture du dépôt des dossiers avait été avancée de quelques jours tant l’appel d’offre avait suscité de réponses - Sûrement une petite feinte pour éliminer les candidats les moins réactifs ? Enfin, je pencherais plutôt pour une manœuvre peu habile de la part du jury pour éviter des heures sup. malvenues à Pénardland- J’avais appris la veille que tout devais être ficelé pour le matin même. « En arrivant à l’administration à 10h00, si votre dossier n’est pas sur mon bureau », M’avait déclarée la pseudo directrice marketing qu’avait sûrement dû payer cher de sa personne pour en arriver là, « votre candidature ne sera pas prise en compte. Il n’y aura pas de délais ! Maintenant excusez moi, il est presque 15h20, je dois rentrer chez moi…»
Faut savoir que les boîtes publiques sont de vraies merdes quand elles s’y mettent. J’exècre tous ces petits chefs parachutés, ces fumistes de service, glandeurs professionnels entourés de travailleurs fictifs issus de cercles d’amis inscrits les uns dans les autres, ces pétasses cérébrodémembrées, épouses de grands pontes, catapultées aux postes de sélectionneur de projets pour arrondir les fins de mois de leur mari. Elles n’y connaissent rien à rien, et il leur faut 2 mois royalement rémunérés pour pondre un cahier des charges de 10 lignes incohérentes et contradictoires, fruit évident d’une succession alambiquée de copier-coller peu glorieux de bouts de rapports d’experts piochés aléatoirement dans les archives de l’administration…

Mais je m’emporte, j’ai quant même fini par trouver une cohérence dans cet agglomérat improbable de demandes irréalisables… Pas moins de 18 technologies brevetées sont nécessaires pour répondre aux attentes de la poufiasse et encore je sais qu’il me faudra un petit coup de pousse peu probable du génie de la lampe d’Aladin… On s’en fout, l’important c’est l’apparence… Les incohérences dans les jointures ne sautent pas aux yeux de prime abord… çà devrait passer…

Je sais que la NASA aurait facturé le projet à plusieurs milliards en émettant des centaines de réserves, mais bon, j’ai dû rogner quelques zéros et pactiser avec une demi-douzaine de boites à qui je fais miroiter un bel avenir si elles acceptent de courber légèrement l’échine pour ce projet… Personnellement je m’en tirerais déjà bien s’il me reste un peu de gloire à coté du déficit béant que j’aurais à combler après l’opération… Enfin, c’est un investissement pour le futur…

Théoriquement tout devrait bien se passer, j’ai jaugé avec minutie la concurrence dans la région… il ne font pas le poids… en plus je suis à l’origine du projet… je suis allé personnellement voir l’administration en question avec une maquette pratiquement finalisée… C’est comme çà qu’il faut faire, leur donner des idées : ils sont pas équipés pour sinon… C’est sûr, ils en ont pris plein la vue, çà les a de suite emballé… Enfin, ils ont quand même insisté pour qu’on leur présente quelque chose de plus abouti… On a dû bosser gratuitement pendant des mois avant de mettre en évidence le caractère vital et incontournable du projet…

C’est bizarre, au départ, c’était pas la mer à boire, juste un petit projet de rien du tout… le coût inférieur à la barre fatidique conduisant inexorablement d’après la loi à un appel d’offre en case de dépassement, pouvait parfaitement être réglé en amputant légèrement le budget de fonctionnement que le plus minable de ces blaireaux avait en charge… Mais une fois que le big boss eut donné son aval, il y eu ce regrettable retournement de situation : « Vous savez », M’avait dit Barbie Directrice Marketing, « Cela n’est plus de mon ressort… Je suis réellement navrée… Il a été décidé en haut lieu que la demande allait être élargie…Nous sommes convaincu qu’une seule entité doit chapoter la conduite du projet…L’appel d’offre est inévitable… Mais ne vous inquiétez pas, nous tiendrons bien évidemment compte des efforts que vous avez fourni jusque lors… »

« Mais sale pute ! C’est le projet dont je suis l’instigateur sur lequel tu viens de mener une razzia honteuse ! », Aurais-je voulu lui carrer dans la gueule, en morse, à grands coups de combiné, avant que ma langue n’ait fini d’effectuer son 7ème et dernier tour dans ma bouche et que je change de stratégie, « En fait c’est plutôt une bonne nouvelle que vous m’annoncez là ! L’enjeu est plus intéressant maintenant tant au niveau pécuniaire qu’au niveau défi technique… Vous aurez ma proposition dans les plus brefs délais… Pouvez vous m’envoyer le cahier des charges par émail ?»

Quatre jours plus tard, alors que je la relançais pour la Nème fois et qu’elle ne donnait plus le moindre signe de vie, j’eus la chance de tomber sur un stagiaire un peu neuneu qui par accident fit aboutir ma requête téléphonique… Elle était convaincue de m’avoir fourni le cahier des charges depuis plusieurs jours par émail alors qu’en fait il n’en était rien… Elle me le fit parvenir bien contrainte et forcée dans l’heure même… j’appris sur le coup que la deadline du dépôt des propositions avait été avancé d’une semaine…

« Pas de panique… pas de panique…J’ai les relations nécessaires pour mener à bien cette aventure… » Le nouveau projet ressemblait étrangement au dernier fiasco de cette institution, une idée jamais menée à terme, et qui avait coûté une fortune au contribuable… c’était à peine dissimulé… mon idée initiale n’étais plus qu’un leitmotiv… C’est étonnant de voir ce qui avait presque failli tourner en scandale financier l’an dernier, revenir sur le tapis… enfin bon… ils voulaient Vegas, ils auraient Vegas… C’était pas le moment de me dégonfler…

Après avoir finalisé la mise en page, avoir une dernière fois vérifié les fautes d’orthographe, je lançais donc l’impression des 123 pages du rapport avec peine, terrassé par la fatigue de ma folle nuit blanche… C’est environ à la 53ème page alors que ma montre indiquait 08h48 que l’imprimante se mit à cracher des feuillets vierges… Le cartouche d’encre était à sec… Je ne trouvais rien dans la réserve aussi de toute urgence je décidais de me rendre à Office Depot pour acheter l’encre qui me faisait si cruellement défaut au moment où j’en avais le plus besoin…

Me voici sur la route… tiens ! Maintenant que je me gare sur le parking du magasin, je viens de comprendre la raison pour laquelle un bourdonnement résiduel tambourine dans ma tête… ce sont des klaxons en fait… j’ai pris le rond point à contre sens quelques minutes plus tôt… Je quitte rapidement ma voiture et me dirige vers l’entrepôt… Ouf ! C’est ouvert !

Tous les employés à la caisse, m’accueillent avec un sourire débile et une salve de « bonjour et bienvenu, Monsieur ! » Qu’ils aillent se faire foutre, je ne leur réponds même pas… Je me dirige d’un pas pressé vers le rayon des imprimantes…

2 autres vendeurs que je croise sur ma route, me saluent tout aussi chaleureusement : « Bonjour Monsieur, soyez le bienvenu ! » Hein ? Quoi ? Mais qu’est ce qu’ils me veulent ces clones ? Il devraient plutôt se faire discrets ces cons avec leur accoutrement rouge et blanc à rayures et leur casquette assortie … Ils sont ridicules …Des sous-merdes de lèche culs… Qu’ils ne se mettent pas en travers de ma route ou je t’en balance un au travers de la baie vitrée !

Mais où sont ces bordel de cartouches d’encre de merde ? Ils ont changé la disposition des rayons ! C’est bien ma vaine !

« Bonjour monsieur et bienvenu », Me surprends soudain l’un des vendeurs alors que je suis en train de m’endormir… Je sursaute…Je regarde ma montre : 09H13 ! Je ne lui réponds pas et gigote de droite à gauche… il s’en va quand je l’interpelle …

« Bonjour monsieur et bienvenu »,Me répète-il alors, « Puis je vous être utile ? »

Oui je cherche les cartouches d’encre pour imprimante ! Où çà se trouve çà ?

« Mmmm… Voyons voir », déblatère-t-il en se tapotant le menton, « Au fond du magasin… Vous voyez à coté de ces deux clients là bas… Ceux qu’ont le même attaché-case…»

Très bien… J’y cours en le poussant pour qu’il me laisse le passage… Mais attendez un peu ?
Je ne rêve pas ? Les deux clients là bas, je les connais… Le gros tas, c’est le président du jury de l’appel d’offre… C’est l’occasion rêvée d’aller défendre mon projet de vive voix ! Peut être qu’il va me donner un délais ? Je l’ai mérité quand même… et l’autre maigrelet qui lui parle ? Sa tête me dit quelque chose… Ah mais oui bien sûr ! C’est le fils de l’ancien maire ! Quelle merde ce type ! Il croyait faire le poids pour bosser dans ma boîte ? Il est largué le pauvre ! Complètement à l’Ouest ! Mais attendez un peu… Son père l’a aidé à monter sa propre structure il y a peu… Mais alors ? L’attaché-case identique… ?

Ok ! Ok !Ok !Je pige enfin le manège… Je suis crevé… Je ne vais pas faire de scandale… Je ne vais pas insister… Je suis vraiment con, j’ai oublié le petit bakchich traditionnel dans ma budgétisation…Enfin chacun ses pratiques… Qu’ils aillent tous se faire mettre !

« Bonjour monsieur », Me lance alors un autre vendeur en s’approchant de moi à grands pas… Je vois dans son regard mon image se refléter sous forme de commission incarnée…

« Lâche moi les couilles bâtard de ta pute de race », Lui craché-je à la figure, « Je suis crevé et je me suis fais entuber jusqu’à la glotte ! »

Il se met à rigoler comme une fiente.

Je lui lance alors :« Dans ton microcosme pathétique la politesse ne vaut plus grand chose, alors que le prix de l’insulte, une denrée rare, est inestimable… garde donc la monnaie petite pute embrigadée ! »

Je crois que j’ai besoin d’un peu de sommeil…Je me sens ridicule dans le rôle du client roi qui fait sa petite crise d’autoritarisme… C’est pas parce qu’une chose est rare qu’elle a forcément de la valeur … faut qu’y ait une demande forte aussi, une foule de requérants prêts à lâcher gros pour avoir la garantie d’en avoir avant rupture de stock …

10h00… Je n’ai bien évidemment pas imprimé ma proposition, elle ne se trouve donc pas sur le bureau de la blondasse marketing… Mais l’incident avec le vendeur m’a fait prendre conscience d’une chose : Rien n’a de valeur intrinsèque, tout n’est qu’une question de marché... Je parle bien entendu de moi et de mes principes à la con. J’ai pesé le pour et le contre, mais les enjeux pour ma boîte, mes employés et moi même sont trop importants. Je m’en vais de suite poser ma candidature pour l’appel d’offre dans l’appel d’offre… Le fils de l’ancien maire tient le président du jury à sa bonne, il a sûrement sorti les petits papiers de son papa…Je dois me rabattre sur la directrice marketing… Je vais engager un privé pour la filer jour et nuit et qu’il me ramène une belle collec de photographies d’art nu où l’on pourra la voir en pleine action avec le directeur… Si je n’obtiens pas de tels clichés je mettrais la main à la poche…Je suis sûr que d’ici une semaine ma candidature aura non seulement été homologuée mais qu’elle pèsera lourd sur la balance.

Oui, rien n’a de valeur intrinsèque… Tout n’est qu’une question de marché… Je suis intimement convaincu que si de telles pratiques existent elles ne résultent pas directement des politiques ou des hauts fonctionnaires… Ces types ne sont que des produits packagés après tout, introduits sur un marché qui existait déjà avant leur arrivée… Leur plus grand intérêt ne réside pas tant dans l’ acceptation des pots de vin que dans leur aptitude à fermer leur gueule et jouer tout simplement le rôle de l’emploi… On ne se bat pas contre des montagnes, voyons !

Quelque part çà me rassure même dans l’absolu de savoir que leur action n’est pas purement philanthropique… Je préfère milles fois avoir des responsables terre-à-terre aux commandes que des illuminés pris d’une soudaine passion pour leurs concitoyens, des culs-bénis prêchant la droiture et l’abstinence gouvernés par leur abnégation aveugle au groupe…Enfin, tant que leur bilan est positif…L’intérêt individuel n’est peut-être que le moins mauvais des moteurs ?

(O______O) LAPINCHIEN

= commentaires =

Arka
    le 29/08/2003 à 13:34:51
Bon, bah je me lance, ce serait dommage qu'un bon texte n'ait pas de commentaire, d'autant qu'en ce moment, il n'y a guère que Lapinchien qui les fasse, et à moins qu'il n'ait un ego surdimensionné ou une estime de lui-même lamentable, il préfèrera un avis extérieur à une critique autosuffisante. Certes il pourrait tout simplement se la jouer boulet et adopter un pseudo ridicule pour écrire un commentaire falsifié, mais ça, y'a que des gens très cons comme euh... bah moi tiens, pour s'amuser à ce genre de jeux de piste.
Tout ça pour dire qu'il est très compliqué de pondre un commentaire sur un texte pareil, dans la mesure où l'histoire est top, le style aussi, le ressenti acerbe de l'amertume du type parfaitement exprimé, bref, l'expression "rien à dire" semble d'autant plus adéquate qu'elle est parfaitement vérifiable ici.

(Bon, ça va finalement, je m'en sors bien pour un non commentaire)
cytologie pathologiq
    le 29/08/2003 à 13:57:44
Ce serait sympa de faire un résumé car franchement j'ai pas le temps de lire .Mais bon si c'est bien, c'est bien comme on dit par chez nous.
Petit Prince

Pute : 0
    le 29/08/2003 à 14:36:00
Rien à dire, c'est top !

(Arkanya, il te manque l'esprit de synthèse...)
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 29/08/2003 à 15:19:25
Toute ressemblance avec des faits,des personnages ou des lieux réels ayant existé ne serait que pure coïncidence... Sauf pour office Depot bien sûr...

Toute ressemblance avec des faits,des personnages ou des lieux réels qui existeront dans un futur proche ou lointain ne serait que pure anticipation , voir extralucidité voyante de ma part (on n'est jamais assez prudent)

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