Trou de mémoire

Le 25/10/2004
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par Aka
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Thèmes / Obscur / Triste
C'est Aka qui a initié le texte calme et triste sur la Zone a une époque où la violence était le mot d'ordre. Elle a été très suivie, mais elle reste la meilleure sur le créneau. Preuve en est ce texte, dont le personnage est sous le choc d'un deuil récent, et qui dépeint bien la détresse et la désorientation. Le début est un peu confus mais ça se fluidifie rapidement pour devenir poignant. On ressent directement les émotions de l'héroïne, et c'était le but du texte. A lire.
Ca fait maintenant huit jours que je cherche. Sans cesse, à chaque instant. Je me triture, je me retourne le cerveau. Je m’acharne. Même lorsque j’étais penchée au-dessus de ton cercueil, je me martelais le crâne, encore et toujours. Mais je ne me rappelle décidemment pas.
Je suis là, à chercher, perdue au milieu de cet appartement que je connais normalement par coeur. Il me renvoie sournoisement à chaque instant ton image. Alors je suis là, je me cogne contre les murs, mais c’est inutile : les murs ne savent pas non plus. Ils n’ont même pas conscience, eux que tu es parti et que tu ne reviendras pas. Au contraire. Il y a encore l’auréole du verre que tu buvais la veille sur la table du salon. Ton pull traîne sur le canapé. Ta serviette roulée en boule est encore humide dans la salle de bain. L’écran de ton pc est allumé, il y a la dernière page que tu ais visitée encore affichée. Tu as même reçu des mails. Ton odeur imprègne les draps. Il y a encore la marque de ta tête sur ton oreiller. Non, décidemment, ils ne savent pas. Ou alors ils me préservent. Un peu comme si à chaque seconde je pouvais entendre la clef dans la porte, et puis voilà, tu serais là. On fait semblant. On joue à comme si tu étais vivant tous ensemble. Huit jours c’est rien : on est sans doute restés plus longtemps que ça sans se voir depuis qu’on se connaît. Non ? Non, tu as raison.

Il me semble que lorsque j’ai appris, je suis tombée. A vrai dire, je ne me rappelle pas. Mais je n’ai pas pleuré, oh ça non, je n’ai pas pleuré. Je crois que je n’ai pas parlé depuis non plus d’ailleurs. Mes larmes et mes mots, c’était pour toi, il n’y a pas de raison que ça change maintenant. C’est con, mais ça te rend presque perceptible. C’est une sorte d’incantation magique que je me suis laissée : si un jour je remue à nouveau les lèvres, c’est que tu seras en face de moi. Alors je me prends à rêver.
Et puis, ils m’en disent assez des mots. Tous. Ils m’expliquent comment ça se passera pour moi. Ils me racontent qu’un jour où l’autre la douleur s’atténuera. Suffisamment pour qu’il ne reste plus qu’affection, que la passion s’éteigne. Et puis un jour, je rencontrerai quelqu’un d’autre que j’aimerai, certes, différemment, mais au moins aussi fort. Et puis je referai ma vie, parce que, de toute manière, c’est ce que t’aurais voulu pour moi. Si ça avait été l’inverse, j’aurais sans doute souhaité que tu retrouves le bonheur… Bah non, moi je t’aurais crevé si tu avais pu me remplacer pour une autre. Si ça avait été l’inverse… Comment peuvent-ils me laisser entrevoir cette éventualité si douce en toute impunité ? Et puis, comme si ça ne suffisait pas, ils me demandent de ranger notre vie dans des cartons, de quitter cet appartement qu’il y a encore une semaine je haïssais et qui est maintenant pour moi ce qu’il me reste de plus cher. Un sanctuaire que je défends corps et âme, préservant les reliques qu’il contient au péril d’une vie qui, de toute manière, ne signifie plus grand chose.
Ma douleur s’atténuera ? Mais moi je ne sais même pas ce que c’est que la douleur. Je ne suis qu’un grand vide. Un grand vide que tu comblais, un grand vide qui se cogne aux murs.

Alors je me remplis. Je me remplis d’images tout en cherchant. Je regarde cette télé qui me montre que la Terre tout entière continue à tourner sans toi. Je me délecte des guerres, des catastrophes, des morts. Ils doivent tous mourir, parce que toi t’es mort. Ils devraient même tous se mettre à s’arrêter de respirer d’un coup, se suicider. Ils devraient comprendre d’eux-mêmes que toute notion de vie doit s’arrêter vu que tu n’es plus là pour y participer. Pourquoi ils ne comprennent pas ?
Et moi aussi je suis encore là. Et je reste. Je pourrais te rejoindre, mais je sais que ça serait encore pire. Ils ont beau dire ce qu’ils veulent, t’es pas plus heureux où t’es. Tu sais même pas où t’es, t’as plus conscience de rien, même pas de moi. Toi tu t’en fous. Le vide de ce que tu es, c’est moi qui le porte. Mais au moins je te porte en moi.

Et quand leurs images m’insupportent, quand je ne peux plus physiquement les supporter, je me prends à rêver. Je te susurre tous les mots les plus mièvres qu’on détestait, je me mets à aimer l’enfant qu’on ne voulait pas avoir. J’essaye d’imaginer la maison qu’on n’aurait jamais achetée, avec le chien le plus ridicule possible devant. J’invite tous les amis qu’on n’a pas à la cérémonie de mariage la plus improbable que je puisse concevoir. Je crée la routine que nous n’avons pas eu le temps de subir pour m’imaginer me faire baiser par tous les types avec lesquels je ne t’aurais jamais trompé.
Je me mets à envier tout ce sur quoi on vomissait.

Et je cherche, encore et encore. Est-ce que j’étais bien lunée ce matin là ? Est-ce que je t’ai souris avant qu’on parte au boulot ? C’est quand la dernière fois qu’on s’est prit la main ?
Et putain, est-ce que je vais enfin me souvenir de la dernière phrase que je t’ai dite ? Est-ce que je t’ai souhaité une bonne journée ou est-ce que je t’ai parlé des courses du lendemain ?
Je t’ai dis à quel point je ne serais rien sans toi ? A quel point le simple fait que tu existes rendait chaque journée plus légère ? Non, je ne pense pas non plus.

Mais pitié, dis moi au moins si je t’ai souri une dernière fois.