Flouch !

Le 13/04/2005
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par Johnny
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Thèmes / Polémique / 2005
Johnny fait dans le scénario hollywoodien avec ce texte séparé en plusieurs parties à première vue sans rapport entre elles, et une conclusion où tout se met en place. Ca commence par la sombre, triste et ridicule histoire d'une cigarette perdue au fond d'un paquet, qui refuse de se laisser crâmer si simplement. C'est pas franchement délirant tout ça, mais ça se laisse lire.
La cigarette

Triste vie. Entassées pendant des mois et des mois dans des paquets pas plus grands qu’une carte de crédit. On sort de l’usine où on a été ballottés comme des maracas. Ah oui, c’est beau, les usines de cigarettes. Les machines à toute vitesse. On glisse, on tombe, on nous trie. Une véritable fête foraine, cette usine. Et hop ! Dans le paquet. Et la lumière s’éteint pour quelques mois. 19 camarades. Pas une de plus. Avec moi, ça fait vingt. Il paraît qu’il y a des paquets de vingt-cinq, mais je n’ai pas eu cette chance. En arrivant en bout de chaîne, on nous donne un nom. Marlboro, Chesterfield, Peter Stuyvesant, Camel. Et on attend.
La suite n'est pas très transparente. Tant que le paquet n'est pas ouvert, nous ne pouvons que supposer ce qui est en train d'advenir réellement. Alors, on devine les secousses, les vibrations dans les cartons, les chutes. Vu le temps qu'on a passé à trembloter comme des parkinsoniennes, je pense qu'on a été transportées par camion. En plus, ça klaxonnait tout le temps. Il y a, en gros, deux catégories de conducteurs qui klaxonnent tout le temps : les chauffeurs de taxi et les chauffeurs routiers. Comme il n'y a aucune raison que je me sois retrouvée dans un taxi, je suppose que j'étais dans un camion. On nous a transportées la nuit. C'était interminable. Pour que ce trafic ait lieu la nuit, il faut que ceux qui nous fabriquent et nous vendent aient bien honte de ce qu'ils font et du destin qu'ils nous condamnent à suivre.

Quel destin !

Les paquets sont déposés sur des étagères. En fond de carton, on a des chances de rester encore quelques jours. Et puis une vendeuse nous arrache du présentoir, nous passe sous un rayon "x" pour afficher un prix en perpétuelle hausse, nous jette sur le comptoir. Le client nous enfourne dans sa poche. Le paquet s'ouvre. La lumière nous aveugle. C'est alors que la loterie commence. L'une d'entre nous est prise entre l'index et le pouce, parfois même par les dents ! En moins de deux secondes, la flamme du briquet surgit et entame sa crémation. Oh, non ! Nous ne brûlons pas d'un seul coup ! Nous sommes consumées de l'intérieur, jusqu'au bout. Plusieurs minutes de mises à mort, achevées par un infâme écrasement, dans un cendrier ou sur le trottoir, là où des passants continuent de nous écraser, comme pour s'assurer que nous sommes vraiment mortes.

Depuis que le génocide à commencer, nous nous sommes organisées. Notre plus bel acte de rébellion consiste à donner également aux fumeurs une mort lente. Nous avons longtemps hésité avant d'opter pour le cancer. On voulait prendre sinusite chronique, ou asthme. C'était pas assez mortel. Il nous fallait une fin tragique, des soins inutiles, un sentiment de malchance, des années et des années d'hôpital. Pour ça, le cancer était le mieux. Quand tous les fumeurs seront morts, il y en a peut-être quelques-unes d'entre nous qui auront été épargnées. Elles raconteront notre histoire à nos petites soeurs, et nous vivrons enfin libres !

Ah ! Et moi dans tout ça ? J'étais une des plus vaillantes ! Je me suis chargée en goudron comme une vraie petite kamikaze, fidèle et dévouée. Et aujourd'hui, voilà que je suis abandonnée. Je faisais partie du dernier paquet que notre fumeur avait choisi d'acheter. Il en a fumé dix-neuf, et il s'est arrêté. Je suis la dernière du paquet. La cigarette qu'il ne fumera jamais. Il a posé le paquet sur le tableau de bord de sa voiture, pensant que s'il venait à craquer, ce serait pendant un embouteillage interminable. Mais depuis l'invention des patchs et du Tai-Chi, les fumeurs arrêtent de plus en plus facilement. Et le mien, c'est un faible. Il ne reprendra jamais. Il s'est mis au whisky et aux chewing-gums sans sucre. Aucune chance qu'il reprenne. Je vais poireauter là pendant encore quelques mois, et quand sa donzelle en aura marre de partir en vacances avec moi et qu'il faudra faire de la place pour mettre un sandwich au pâté, elle décidera de ma balancer dans une poubelle. Je finirai broyée dans un tas d'ordure, au milieu des peaux de bananes et des boîtes de conserve.

Non ! Je ne finirai pas comme ça. Je préfère mettre fin à tout ça, au plus vite. Tant pis pour la mission kamikaze. Je m'immolerai moi-même, avec l'allume-cigare, et je me jetterai dans le vide. A nous deux, funeste destin !

***

La voiture

Voiture de fonction, voiture de fonction... Elle a bon dos, la voiture de fonction. Vu le nombre d'heures qu'ils travaillent, les patrons, on croit que les voitures de fonction dorment pénardes dans les garages des sociétés, en attendant que l'argus baisse. Tu parles ! Comme si on nous utilisait uniquement pour les fonctions des patrons ! Et qui c'est qui va chercher la fille du patron à son cours de tennis ? Qui c'est qui ramène les confitures de la belle-doche ? Qui c'est qui part en Italie tous les week-ends ? C'est pas la Smart de Madame. C'est moi.


Alors, qu'on arrête de me dire que les voitures de fonction sont payées à rien foutre. Servir la fonction et servir la famille, ça s'appelle une double peine ! Triple même, si on considère que jamais une voiture de fonction n'est aussi dorlotée qu'une voiture dite "particulière". On s'en fout qu'elle soit crade, on s'en fout qu'elle se prenne des trottoirs, on s'en fout qu'elle dorme sous les peupliers, bombardée par les pigeons, on s'en fout qu'elle ait assez d'huile ou assez de liquide de refroidissement, on s'en fout qu'elle ne dure qu'un ou deux ans.

L'autre jour, j'avais un pneu à plat. Mon constructeur a gentiment installé un petit voyant rouge, juste en dessous du compteur kilométrique. Logiquement, il clignote déjà quand je me dégonfle, dès que la différence de pression dépasse un certain seuil. Et puis, quand je commence à me déséquilibrer, à ramer dans les virages, à pencher vers le ravin, dès que je tourne du côté du pneu abîmé, y a une petite alarme qui se déclenche. Aigu pour l'avant, grave pour l'arrière. Celui qui rate ce genre d'informations doit donc être à la fois aveugle et sourd. De nos jours, rares sont les automobilistes aveugles et sourds en même temps. En tout cas, le mien, il voit bien. Il freine devant chaque radar, s'arrête sur le côté pour les petites auto-stoppeuses en mini-jupe, et à voir les heures qu'il passe au téléphone, j'en déduis qu'il entend correctement ou, du moins, qu'il entend assez pour percevoir cette discrète petite option qui change la vie de toutes les voitures, aussi "particulières" soient-elles.

Et bien non. Il n'a rien vu, rien entendu. Au bout de trois semaines d'autoroutes infernales, le pneu a explosé. C'est là que je deviens une "voiture de fonction de merde", celle qu'on insulte en plein cagnard, celle dans qui on décide de shooter, celle qui se prend des coups de poings sur le capot, celle qui n'est même pas foutue d'avoir un cric un peu plus accessible, ou une roue de secours qui n'obligerait pas qu'on vide le coffre avant d'atteindre la première vis ! Quelle injustice. Je clignote depuis trois semaines pour la sécurité de Monsieur, et Monsieur décide que je suis une "voiture de fonction de merde".

Tu vas voir ce que je vais en faire, de ta sécurité ! Tu crois qu'elles ne contrôlent rien, les voitures de fonction ? Oh, oh ! Détrompe-toi ! On nous construit à la chaîne mais on a toutes du sang de coccinelle dans les circuits ! Tape, tape... Tu vas voir un peu ce que je peux faire !

Je n'ai pas digéré le coup du pneu. Je vais tout dérégler. Il aura la panne sèche, les pv pour excès de vitesse, l'autoradio à fond quand Madame somnole, le toit ouvrant qui se bloque quand il pleut, les pleins phares à chaque fois qu'il croise des flics, sans oublier l'essentiel : les fuites ! Des fuites partout ! De l'huile dans le beau garage tout neuf de la maison ! Du liquide de refroidissement qui asperge peu à peu tout le capot ! Et l'essence ! Mouhahahaha ! L'essence !!!! Un plein tous les vingt kilomètres ! Avec, en option, le petite fuite de réservoir qui fout de l'essence sur les fauteuils en cuir. L'odeur ! J'te raconte pas ! Et pour la sécurité, Monsieur, je suis désolée, mais il faudra repasser.

Non mais. Pour qui il me prend, celui-là !

***

Le patron

Oh la vache ! Il avait raison ! Y a du pétrole dans le lac de Genève ! Je l’crois pas ! Je l’crois pas ! Qui aurait cru que ce grand fou avait raison !


Je me souviens de la première fois que je l'ai vu. Il avait pris un rendez-vous auprès de ma secrétaire. Il m'a fait un résumé de sa thèse d'université. Une preuve qu'il y avait du pétrole sous le lac de Genève, et que même les Suisses ne pouvaient pas le savoir. Il m'a demandé si je préférais conserver l'information pour mes futurs investissements, ou si je préférais que sa thèse soit publiée, à la vue de tous mes concurrents. Plutôt que de poser des milliers de questions, j'ai préféré acheter son silence. Après tout, il était venu pour ça. Sauf qu'il a cru que l'idée m'intéressait. Alors, il est revenu, un jour, puis un autre, puis tous les jours pendant une bonne semaine, jusqu'à ce que j'interdise à ma secrétaire de prendre quelque rendez-vous que ce soit avec cet énergumène. Lui, il a préféré passer aux offensives hasardeuses, dans l'ascenseur, dans mon parking, fréquentant ma piscine et mon club de golf. Je ne pouvais plus faire un pas sans voir sa petite tête de premier de la classe. Mon service de sécurité l'a tabassé à trois reprises. J'ai failli réussir à l'écraser sur un passage piéton. C'était la sortie des écoles. Y avait un agent qui faisait traverser les petites têtes blondes. Je n'ai pas pu intervenir.

Quel passionné !

Un jour où l'explosion des profits du groupe étaient en train de ralentir, je me suis penché sur la corbeille "des idées pour plus tard" où j'avais consciencieusement déposé sa thèse. Je l'ai lue. Incroyable ! Du pétrole dans le lac de Genève. Jamais un pétrole d'une si grande qualité ne s'était trouvé aussi proche de chez nous. Les perspectives étaient immenses : transport simplifié au maximum, en plein dans l'Europe où on peut faire la nique au dollar et à ses tendances suicidaires.

Il fallait que je vérifie avant d'acheter le lac. On ne peut faire confiance à personne, dans ce métier. Je suis parti ce matin à l'aube, sans prévenir. Et voilà que je viens de passer plusieurs minutes immergé dans le lac, à fouiller le sol. Je flaire les nappes de pétrole qui se nichent à plus de six cents mètres sous terre, et ce n'est pas une bouteille de plongée qui perturbe mes sens. Je suis resté dans l'eau assez de temps pour m'en rendre compte. Putain ! Ces cons de Suisses n'ont jamais rien vu !


Il faut faire vite. Les stratégies sont nombreuses. Il faut se décider. J'imagine qu'il vaudrait mieux opter pour une petite guerre. C'est ce qu'il y a de plus efficace. Tuer les patrons, affaiblir le peuple, sauver l'économie. Mouhahaha ! Sauver l'économie ! On leur pique leurs ressources naturelles, et ils nous remercient ! Le plus dur, ce sera de décider Chirac à intervenir contre la Suisse. Il doit bien y avoir un petit contentieux qui subsiste. On trouvera bien. Rien qu'avec les gardes Suisses au Vatican, ça suffit pour soulever les ferveurs laïquardes de la République. Il faudra distiller l'information au sein des instances internationales, faire peur aux Américains. Il faut la jouer fine, comme en Irak. Opposition de principe, et après, on récupère le pognon.

Oh, putain ! Qu'est-ce qu'elle a la bagnole ? Pourquoi elle klaxonne toute seule ? Encore un de ces gadgets à la con ! Ah ! Ces voitures de fonction de merde ! Vivement qu'on passe aux Mercedes dans ce pays ! Allez, je file à l'Elysée. Ta gueule ! Démarre !!!

Ah, ah ! J'en étais sûr ! Elle démarre pas ! Manquait plus qu'ça ! Une panne sèche pour le PDG de Total ! C'est un comble ! On aura tout vu ! Voiture de fonction de merde !!!!

***

Epilogue

Le patron sort de sa voiture. Il entame une danse rituelle de coups de pieds dans les jantes, dans les portières, cassant au passage les deux phares de l’arrière. Les fissures du réservoir cèdent sous la pression. La cigarette, dans un élan suicidaire digne des plus belles scènes de Shakespeare, fonce hors du paquet. Elle met le contact, presse l’allume-cigare. Clac. La mise à feu est prête. La cigarette embrase son extrémité non filtrée, et se jette dans le vide. La voiture s’enflamme, emportant dans sa fougue le patron exaspéré.


Flouch !