Les chiens jaunes : la terreur

Le 28/04/2005
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par Taliesin
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Rubriques / Les chiens jaunes
Les chiens jaunes se lisent de plus en plus facilement au fur et à mesure que le style se dépouille de ses figures de style plaisantes mais parfois outrées. Et euh... Putain cette stupide phrase m'a épuisé, je sais plus quoi dire. Y a des relents de conclusion définitive dans ce texte, les pièces du puzzle se sont assemblées et on a bien sombré dans la confusion. Excellente rubrique donc.
Un soleil sanglant dardait ses premiers rayons au sommet des gigantesques buildings bancaires affichant avec insolence leur opulence de marbre blanc et de pierre de taille. « Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirais mon Eglise ».
Vêtu d’immaculé de la tête aux pieds, assis paisiblement sur la banquette moelleuse d’une somptueuse limousine blanche, le vieillard chenu se préparait pour sa dernière parade. Les trottoirs de l’avenue principale grouillaient d’une foule bruyante et bigarrée, canalisée par des barrières de protection et un imposant cordon policier de sécurité. Aux premiers rangs, de petits enfants blonds à la queue en tire-bouchon, bien éduqués dans les écoles en batterie hors-sol, agitaient des fanions à l’effigie de sa sainteté omnipotente et omnisciente. Depuis le début de la matinée, les troupes d’infanterie aux allures d’automates défilaient sous les vivats, martelant le pavé d’une cadence mécanique. Bientôt suivrait le cliquetis métallique des chars et de l’artillerie lourde. Dans le ciel d’azur, les bombardiers aux ailes jaspées d’argent dessinaient de géométriques figures. Ces démonstrations régulières de puissance militaire exacerbaient la ferveur patriotique de la populace et la maintenait dans une craintive inertie. La terreur régnait sur la mégalopole.

Le nonce fit un geste de la main à l’attention du chauffeur patibulaire qui démarra la limousine blanche pour prendre place en queue de cortège. Alors, le vieillard chenu vêtu d’immaculé se leva de son siège, engageant le buste dans l’ouverture du toit. Cette ouverture était surmontée d’une cage de verre blindée, suffisamment haute pour s’y tenir debout, suffisamment large pour pouvoir écarter les bras. Le véhicule braqua dans l’avenue principale et poursuivit sa route au ralenti. La foule se tut en voyant la limousine, comme prise de torpeur, puis éclata d’une soudaine rumeur qui se mua en cris de liesse frénétique dès que le vieillard leva les bras au ciel. Il répétait avec ennui et lassitude un antique et mythique rituel, regardant sans les voir les grappes humaines vociférantes qui chantaient sa gloire et sa puissance. Son esprit était ailleurs, vagabondant entre les seins et le sexe de la sulfureuse Lilith, tandis qu’il donnait sa bénédiction à la ville et au monde. Ecce Homo, celui qui d’un geste ou d’un ordre pouvait anéantir un monde ou une ville, celui devant qui tous se courbaient à genoux, valets serviles d’une théocratie éternelle et totalitaire incarnée en ce sénile et cacochyme souverain que la vie dégoûtait, car il ne pouvait plus en jouir pleinement. Le pouvoir et l’argent ne sont rien lorsque la moindre larve prolétarienne obtient en quelques soubresauts matelassiers le plaisir suprême dont la vieillesse vous prive à jamais. Les bras levés, il appelait la mort, la priait de l’engloutir sur le champ, de submerger enfin ce désert de cendres semé d’illusoires oasis frelatées et de souvenirs nécrosés. Mais il ne partirait pas seul.

Le goémonier manchot chantonnait sous son casque un refrain lancinant et monotone, une rengaine parodique, agaçante et débile. « Poum, poum, tchou, tchou, le pare-brise n’est pas blindé, oh yeah, poum, poum, tchou, tchou, le pare-brise n’est pas blindé, oh yeah, poum, poum, tchou, tchou, le pare-brise n’est pas blindé, oh yeeeeeeaaaaaah !» La dernière note se brisa en un rot puissant et houblonné, signe que le chanteur d’occasion n’avait pas eu le temps de cuver depuis l’aube, et encore moins de dormir. Accoudé à la barrière de sécurité, il attendait, souriant d’un air niais aux enfants blonds et aux policiers carrés. Depuis l’aube, depuis toujours, il attendait que passe son destin, et son destin arrivait enfin au bout de l’avenue, sous la forme d’une limousine blanche. D’un bond félin, il sauta par-dessus la barrière et se mit à courir en direction du véhicule papal. Cours, goémonier, cours, heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux est à eux. Déjà, la garde spéciale ouvrait le feu, et il sentit la douleur d’une balle lui traverser l’épaule. Mais rien n’arrête le destin d’un homme, futur héros martyr, quand il dépend de son unique volonté. Le goémonier plongea casque en avant sur le pare-brise qui éclata en mille morceaux. La bombe humaine au casque bourré de dynamite, en vol plané à l’horizontale, se propulsa jusqu’aux pieds du souverain pontife et explosa en une déflagration apocalyptique. Tronçonnée et désintégrée net au niveau de l’abdomen, sa sainteté chenue s’effondra sur elle-même, raclant de ses pattes griffues la cage de verre éclaboussée de sang. La limousine se consumait en une boule de feu rédemptrice, sous les yeux de la foule muette de stupeur et glacée d’effroi. L’hystérie primitive s’empara alors de la masse compacte et noire envahissant l’avenue, débordant les barrières et le service d’ordre, masse hurlante et incontrôlable, comme des chiens jaunes enragés tirant sur une laisse prête à rompre. La terreur régnait sur la mégalopole.

La garde spéciale affolée tira à la mitrailleuse sur les enfants blonds et les mères éplorées, sur les vieillards et les éclopés, bientôt épaulée par les hélicoptères de la milice et les bombardiers aux ailes jaspées d’argent. Le monstre militaire, aveugle et pragmatique, vengeait par le sang des innocents le meurtre sacrilège. A l’aplomb de midi, l’avenue principale regorgeait de cadavres et vibrait au son crépitant des armes lourdes. Les robots bottés en uniformes noirs restaient maîtres du terrain, écrasant du talon le crâne des enfants agonisants, criblés de balles. L’avenir est une botte rouge sang piétinant un visage humain éternellement.

Au cœur de la journée brûlante et terrible, les débris d’un casque de motard dérivaient dans les eaux écarlates du caniveau urbain. Mais, dans les bas-fonds obscurs de la psyché humaine, les chiens jaunes de la barbarie primordiale venaient de rompre leurs chaînes à coups de crocs acérés. La terreur régnait sur la mégalopole.