Rencontre

Le 01/06/2005
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par Arkanya
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Thèmes / Obscur / Triste
Ce texte, c'est le nihilisme au quotidien. L'ennui, l'insensibilité. Celui que l'on ressent tous plus ou moins confusément tous les jours et qui nous pousse parfois sur la Zone à balancer des gros textes outranciers. Mais la simplicité paye aussi, et l'histoire est touchante, triste. Sa force et ce qui le distingue de tous les autres textes 'dépressifs' c'est la sobriété. L'histoire elle-même qui démarre après, est moins intéressante.
Elle est assise à une terrasse de café. Elle a voulu profiter des premiers rayons de la journée, et surtout, elle aime bien le matin, quand il n’y a presque personne dans les rues.
Elle n’a pas dormi, c’est pas qu’elle fait de l’insomnie, c’est juste qu’en ce moment elle ne travaille pas, alors son rythme est un peu atypique. Il est tôt, très tôt. Un couple silencieux passe enlacé devant sa table, elle les suit du regard jusqu’au coin de la rue. Ils ont l’air heureux, de façon simple mais indéniable. Elle réfléchit à son existence à elle, les yeux dans le vague. En ce moment elle ne sait pas trop ce qu’elle fout là, dans cette vie, entre ces gens, elle ne sait pas où elle va, de quoi elle a envie, de ce qui pourrait la motiver. Il y a deux mois, son mec l’a quittée, ça ne lui a même pas fait mal. Elle a pris la chose avec indifférence, ça n’a presque rien changé pour elle, de toutes façons ça fait bien deux ans qu’elle est comme ça, intéressée par rien, ni par sa vie, ni par les autres. Elle n’est pas dépressive, non, c’est juste qu’elle ne comprend pas le sens de tout ça. Tout le monde a l’air de se passionner pour une chose ou une autre, pour le bateau, pour le dessin, pour ses amis, elle, elle ne s’intéresse à rien, et surtout elle ne sait pas s’attacher aux gens.
Oh bien sûr, ça lui est arrivé, une fois. Elle est tombée amoureuse, éperdument, mais il ne l’aimait pas, et puis il est parti, elle a pleuré pendant des jours et des jours, et ça lui est passé, comme tout passe. C’était il y a longtemps, d’ailleurs elle n’y pense même plus. Parfois elle se dit qu’elle en a tellement souffert qu’elle est devenue insensible, que c’est à cause de ça qu’elle n’arrive plus à être ni heureuse, ni malheureuse. Elle a l’impression d’attendre, mais elle ne sait pas ce qu’elle attend. Peut-être tout simplement de mourir. Peut-être qu’elle regarde ses jours s’écouler, les uns après les autres, jusqu’au dernier, peut-être même que finalement, elle est la seule personne normale, la seule à se rendre compte que tout ça n’a aucun sens, qu’on est juste là pour patienter, que de toutes façons rien n’est grave. Peut-être même que ce qu’elle voit chez les autres, le bonheur, l’amitié, la passion, tout ça, c’est du vent, peut-être que ça n’existe pas, que ce ne sont que des illusions, que les gens se leurrent eux-mêmes pour mieux supporter l’attente.
A l’âge qu’elle a, elle pourrait se trouver un gars gentil, fonder une famille, ou chercher un boulot sympa et épargner pour acheter une maison, elle pourrait accomplir des tas de choses, mais elle n’en a juste pas envie, ça la fatigue presque rien que d’y penser. Parce que quand elle se visualise avec tout ça dans les mains, elle se rend compte que ça n’apportera pas grand-chose de plus à sa vie, elle a l’impression que le seul truc intéressant c’est le combat pour y arriver, qu’en fait l’objectif c’est comme une carotte qui au fond motive tout de suite moins dès qu’on l’a goûtée. Se battre pour du vent, c’est pas son truc. Elle préfère travailler juste assez pour vivre, de toutes façons elle se fout royalement de l’état de son studio, elle sait juste que son canapé et sa télé tiennent dedans, ça lui suffit. Et puis personne d’autre qu’elle n’y a foutu les pieds depuis un bail, et c’est aussi bien comme ça.
Elle sort un bouquin de son sac et le pose sur la table. Plus loin quelques courageux commencent à installer leur stand pour une foire à tout, ils n’osent pas parler trop fort, impressionnés par la taille de la grande place vide. Les oiseaux par contre ne se privent pas pour hurler leurs pépiements stridents, il y en a plein les arbres, on dirait qu’ils font un colloque sur la texture de leurs fientes, en tout cas ils n’ont pas l’air tous d’accord. Elle rêverait d’avoir un lance-pierre ou une carabine à plomb. Comme elle n’a rien de tout ça, elle se décide à plier bagage. Elle remet dans son sac le livre qu’elle n’a pas ouvert, et entreprend de chercher un peu de monnaie dans ses poches pour régler sa menthe à l’eau. Une pièce tombe sur le sol, roule, et part finir sa course sous une autre table en tournant sur elle-même. Elle soupire et se lève pour aller la ramasser, mais quelqu’un la devance. Elle lève la tête, et se retrouve nez à nez avec la plus belle paire d’yeux qu’elle a jamais vue de sa vie. Elle reste comme ça plusieurs minutes, et les yeux ne bougent pas non plus. Elle sent d’abord une vague de froid lui courir dans le dos tout entier, puis une chaleur d’une douceur inconnue qui sort de son estomac et coule dans tous ses vaisseaux jusqu’à lui noyer la tête. C’est la première fois qu’elle ressent ça, elle a l’impression d’être entière, paisible et vivante. Les yeux devant elle deviennent lentement un visage familier, reconnu, puis une tête, un corps, un être tout entier qu’elle a l’impression maintenant d’avoir cherché sans le savoir. Elle inspire lentement et sourit. L’homme devant elle sourit en retour et tend la main. Sans le quitter du regard, elle pose toute la monnaie qu’elle a dans la main sur la table, ramasse son sac et le suit.
Ils marchent sans se presser, les yeux dans les yeux, ils ont commencé à se parler, de la magie du moment, de leur nous deux naissant, de la bénédiction de leur rencontre. Elle ne sait même pas comment il s’appelle, mais ce n’est pas urgent, maintenant elle a toute la vie pour le découvrir et l’aimer, elle n’a d’ailleurs même pas le temps de s’étonner de ça. Elle ne pense qu’à lui, alors même qu’il est juste là, elle ne pense qu’à le dévorer des yeux, elle a déjà peur de le voir disparaître en fumée, c’est trop beau, trop magique, elle étouffe un peu sous cette masse de bonheur qui l’écrase. Pour la première fois de sa vie, elle a envie de se donner toute entière à quelqu’un, et elle a envie d’un enfant. Elle se sent belle, aimée, et forte. Plus il la regarde, et plus elle a confiance, en elle, en eux, en tout.
Elle veut l’emmener dans son jardin préféré, il accepte. Il ne veut pas emprunter cette rue, faisons le tour. Elle refuse, c’est tellement beau par là, toutes ces vieilles maisons, ces pavés. Il accepte à contrecoeur et semble marcher plus vite. Elle ne comprend pas tout à coup, elle s’arrête et lui demande ce qui ne va pas. Elle découvre quel visage a l’anxiété sur ses traits. Elle regrette d’avoir insisté, elle propose de faire demi-tour. Il la tire par la main, chuchote que ce n’est pas grave, mais qu’il ne faut pas rester là. Interdite, elle résiste un peu et demande des explications. Il s’arrête soudain, regarde derrière elle. Elle entend des pas dans son dos, quelqu’un est sorti d’un café. Il dépose un baiser sur sa joue, lui dit de fermer les yeux, de ne les ouvrir à aucun prix, lui souffle qu’il l’aurait chérie toujours, et le supplie d’être heureuse. Elle sent qu’on la pousse, heurte violemment un mur. Elle entend qu’on échange des coups, elle voudrait ouvrir les yeux mais elle ne le fait pas. Elle entend son amour se débattre et marmonner quelque chose, elle a l’impression que ça la concerne, mais elle ne regarde toujours pas. Elle se laisse glisser contre la pierre froide et commence à pleurer silencieusement. Elle entend un bruit sourd et un corps qui tombe. Puis des pas se rapprochent d’elle, lentement. Un homme au souffle rauque se penche, elle tremble. Elle sent son haleine chaude et nauséabonde qui lui soulève le cœur. L’homme pousse un grognement, et s’éloigne en courant.
Elle n’ouvre pas les yeux tout de suite, elle se relève et longe le mur à l’aveugle, jusqu’au coin de la rue, puis elle ne bouge plus.

Quelqu’un la bouscule. C’est un policier. Il lui demande si elle va bien, elle hoche la tête. Il lui demande si elle a quelque chose à voir avec l’incident, elle ouvre des yeux qu’elle veut surpris. Il lui demande de circuler, elle se traîne un peu plus loin. Là-bas un corps gît sous une couverture, et la foule des curieux est tenue à distance. Elle se regarde essuyer son nez, elle se regarde se frayer un chemin entre les gens, elle se regarde partir au hasard dans les rues, elle se regarde et ne sait plus qui elle est.