On raconte...

Le 08/06/2005
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par Glaüx-le-Chouette
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Thèmes / Obscur / Litanie
Ce texte est un OVNI. Je serai sans doute le seul à trouver que c'est un texte extraordinaire, la plupart n'y comprendront rien, ou le lâcheront en cours de route pour cause d'ennui ou de style pédant. Et c'est vrai, ce texte à cheval entre la poésie et la prose mérite ces critiques. Mais il y a un vent de folie sourde, de cruauté et d'horreur qui courre sur cette oeuvre malsaine, organique et puissante. Ca pourrait être le septième chant de Maldoror.
On raconte
qu’un homme de grande noblesse, qui,
        de son vivant,
    avec constance, avait fait effort pour s’élever au-dessus du vil quidam,
    avec ses pairs, en avait toujours usé avec une exquise politesse,
    dans la vie, n’avait aimé que le plus fin, le plus doux et le plus tendre,
    et avait fui le reste avec horreur,
        restant chaste par crainte des dents et des humeurs,
        gras par effroi des livides saillies que font les os sous la peau fine,
    avait, enfin,    embrassé la jeune foi chrétienne,
            goûté l’hostie
            et bu le sang
            de celui qui pour lui avait souffert,
        après la mort,
seul, fut accueilli en un suave paradis.

Là (et un là demeurait car le corps, quoique cave, est volume),
pour un temps éternel (mais un temps nécessaire),
    il jouirait,
        d’une jouissance aussi parfaite qu’un corps,
            immortel à présent,
            en outre incorruptible,
        pourrait le lui permettre,
        loin des
            lames,
            poisons,
            fibules,
            alcools et
            tisons,
        ainsi qu’un Adam nu,
        ne sentant plus que la volupté ;
    ainsi qu’il l’avait voulu.

Infinies
étaient, en vérité, les délices.

Quatorze jours durant,
    tout fut béatitude.

Au quinzième jour,
    caressant de son pouce une jeune pêche, il en contempla la douce peau parfumée, où s’ouvrait avec lenteur une étrange fente. Une goutte glissa, unique, selon les lèvres duveteuses, et l’instant de saveur se perdit en silence en un épais coussin. L’outre-né noya l’insaisissable mystère dans la pulpe juteuse, quasi parfaite.

Au vingt-et-unième jour,
    laissant aller sa main au sein de sa chevelure de soie ondulée, il l’en retira souillée, au sommet de l’index, d’une infime goutte écarlate. La portant à ses lèvres, il reconnut l’étale saveur salée du sang. Sa stupeur passa, et un instant plus tard, pour lui insignifiante, la gouttelette se perdait parmi les graines de fraîcheur orangée d’une tomate.

Au cinquantième jour,
    sa peau était ornée d’arabesques étranges. Mille raies fines s’entrelaçaient sans fin, chacune étant rythmée par de noires et délicates billes rugueuses. Seule, sa verge restait blanche.

Au millième jour,
    ses ongles avaient poussé des colonnes de corne torsadées dès ses doigts cinq à cinq. Immobile, allongé le dos plat, bras en croix, les yeux écartelés de terreur et le rictus hagard, au millième jour, on raconte qu’il comprit.

Enfin il résolut de s’arracher les ongles.
    Il éleva de terre la hideuse dignité de sa main droite et porta l’excroissance à la verticale. Puis il soutint son bras gauche parallèle au droit. Lentement, il fit retomber l’extrémité de la colonne dextre du côté opposé de ses hanches, posant sa main sur son cœur. Enfin il serra les ongles contre son sein, de son triceps gauche.
    Il tira sa main droite vers son visage.
    Sans douleur, il put voir
        séparées des phalanges les lames translucides ;
        et la peau déchirée de ses extrémités ;
        et les os dénudés du pouce et du médian ;
        et les chairs pendantes ;
        et le derme granuleux aux îlots jaunissants ;
        et le sang jaillissant par saccades.

Ce fut là, dit-on, Hosannah !, le grand commencement.

    D’aucuns disent encore l’avoir vu
sourire de ne pouvoir coudre les plaies ;
rire en écoutant la dernière once de sang s’absorber doucement dans les tapis moelleux ;
renverser sa tête en arrière, mâchoires tendues, en mutilant sa main gauche ;
quérir un mur où se heurter le crâne, en tirant d’un coup sec un lambeau de ses chairs depuis le dos du pied jusqu’aux veines du cou ;
hurler un son haché de larynx raclé en laissant la tunique de peau pendante sur sa cuisse ;
se tenir le ventre qui n’était plus qu’un antre dès lors que les entrailles s’étaient éparpillées sur les satins moirés, et se serrer les côtes, faire gicler ses poumons, faire sauter ses deux yeux hors de leurs deux orbites de six doigts convulsés.

D’autres, voyants plus proches de nous,
    qu’il mangea ses viscères ;
    qu’il en fit des ballons dans lesquels il souffla le jus des fruits alentour ;
qu’il racla jusqu’au fond de sa tête, d’une dent arrachée à la gangue des os, et farcit de cerveau son aorte et son cœur, qui continuait à battre ;
    qu’il vomit ses entrailles et les laissa frémir, retournées, hors de sa bouche noire.

De cela tout est vrai. De même ce qui est tu. J’en atteste, moi qui le vis glisser sa langue sous la veine de son coude, moi qui vis le sang refluer du tube tendu, moi qui entendis l’écrasement terrible des canaux les plus larges, et le claquement liquide des veinules, broyées entre deux molaires. Infinis sont, en vérité, les supplices. Et cruel, quoique juste, le Très-Haut ; qui rit.