Coloc'

Le 23/06/2005
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par Bobby-Joe
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Cette histoire de colocataires suicidaires est vraiment plaisante à tous points de vue, hormis la fin qui vire un peu au cartoonesque déjanté. Les personnages sont attachants, et le texte pas prise de tête. Trop d'innocence et de douceur pour mon goût personnel, mais c'est très logique pour ce texte. Bobby-Joe nous demande de noter que c'est en réalité un scénario, ce qui explique le coté strictement visuel du style.
Jennie ouvre péniblement les yeux. Cheveux en batailles, figure de lendemain de fête. Après quelques étirements accompagnés de grognements, elle glisse jusqu’au bord de son lit et pose un pied entre les vêtement et les objets qui jonchent le sol de sa chambre.
La lumière qui se glisse timidement par l’entrebâillement de la porte guide la jeune fille jusqu’au couloir. A deux reprises elle manque se tordre la cheville sur des tas de vêtements un peu moins stables que les autres. Agressée par le reflet du soleil sur le carrelage, elle se dirige en titubant vers la cuisine. En passant devant la salle à manger elle entrevois Stéphanie assise sur le canapé, le canon d’une arme à feu entre les dents. Sans y prêter attention, elle traîne les pieds jusqu’à la cuisine, s’y prend une tasse de café et, de la même démarche hasardeuse, retourne vers la salle à manger. Après avoir saluer la jeune fille sur le canapé, elle s’y laisse tomber avec un râle de plaisir. Stéphanie presse la détente, actionnant la gâchette, libérant la culasse qui entraîne le percuteur qui heurte le vent. Déçue, elle pose l’arme sur la table basse, à coté du café fumant «il serai peut-être temps d’acheter des balles… lâche-t-elle sans conviction.
-    Il est hors de question de saloper les murs, trouve autre chose, répond sèchement Jennie en allumant la télévision.
-    Mais on peut pas se pendre, ici, les plafonds sont trop bas !
-    On n’est pas obligé de faire ça ici… »
Stéphanie lâche un grognement de résignation. Elle croise les bras et s’enfonce profondément dans le canapé, vexée, les yeux rivés sur l’écran. Jennie boit doucement son café par petites prises, elle accompagne chaque gorgée d’un long bruit de succion.
Au bout de quelques minutes, Stéphanie explose et se lève d’un coup. Jennie manque renverser sa tasse. « Mais tu fais chier, hurle Stéphanie, à chaque fois c’est toi qui dis ce qu’on doit faire ! Pour les chambres, pour les tours de ménage, pour les courses, pour les douches, la vaisselle ! C’est toujours toi qui décide ! Même ma mort tu veux la choisir ! » Jennie pose calmement son mug sur la table et répond, doucement, «je ne choisis pas ta mort, je dis juste que le sang ça se lave pas bien et que la caution s’envole si on tache la moquette.
-    Mais qu’est ce que t’en a à foutre de la moquette, on sera mortes ! hurle de plus en plus fort Stéphanie.
-    C’est une question de respect. Qu’est-ce que tu dirais si quelqu'un se suicidait dans ta chambre et que toute sa cervelle venait éclabousser ton poster de Chatons ?
-    Ho… » Stéphanie se referme subitement, se laissant tomber sur le canapé, prise de tristesse «non, pas celui-là, c’est mon préféré… »
Avant de se lever, Jennie dépose un baiser sur le front de Stéphanie, qui reste là, à regarder ses mains, murmurant des phrases à propos de son poster, choquée.
Les deux filles sont sur le canapé, inanimées. Stéphanie tiens Jennie dans ses bras. Elles ont l’air paisible et sereines. La pièce est pleinement éclairée par la tendre lumière du soleil qui filtre doucement entre les rideaux. Seul le pied de Jennie, pris de légères convulsions, permet de les savoir en vie.

    La salle de bain rayonne. Des dizaines de bougies projettent autant d’ombres irréelles sur les murs. Les deux filles, nues l’une dans les bras de l’autre, sont assises à coté de la baignoire pleine d’eau. Après quelques minutes Jennie se penche à l’oreille de Stéphanie. «on y va ? » lui murmure-t-elle. Stéphanie acquiesce doucement de la tête. Elles se redressent chacune leur tour, se mettent à genoux et penchent la tête au-dessus de l’eau. Jennie pose une main sur la tête de Stéphanie qui ne tarde pas à en faire de même. Elles ne se quittent pas des yeux. « C’est quand tu veux, dis Stéphanie au bout de quelques secondes.
-    Alors à trois… répond Jennie. Un… Deux…
-    TROIS ! »
Et les deux filles d’inspirer profondément avant de plonger la tête sous l’eau en même temps, l’une aidant l’autre. Sans bouger, elles retiennent leur respiration dans l’eau tiède. Après une trentaine de secondes, Jennie commence à se débattre et tente de refaire surface mais la main de Stéphanie la maintient sous l’eau. Cette dernière ne tarde pas à remuer aussi, se meurtrissant les genoux à force de frapper la baignoire. Elles se débattent ainsi, tenues mutuellement sous l’eau par la main de l’autre, pendant plus de vingt secondes. Puis, d’un coup, Jennie cesse de se débattre sans pour autant relâcher la pression qu’elle exerce sur la tête de Stéphanie. Surprise, celle-ci retire sa main de la tête de l’autre qui en profite pour refaire surface et prendre une bouffée d’air. Stéphanie ne tarde pas à reprendre sa respiration aussi et les deux jeunes filles s’effondrent en même temps sur le carrelage, respirant avec bruit, se tenant la poitrine. Pendant plusieurs minutes elles tentent de retrouver une respiration normale, sans pour autant changer de place.
Jennie sort de la salle de bain, furieuse «pourquoi tu m’a lâché la tête ? Rage-t-elle, j’y était presque, merde !
-    Je… hésite Stéphanie. J’ai crue que tu étais morte !
-    Mais c’est le but ! L’intérêt du suicide c’est de mourir en cas de réussite !
-    Je n’étais pas encore morte moi… Je ne veux pas que tu meurs avant moi, je ne veux pas mourir avant toi, je veux qu’on meurt ensemble. On ne sait pas ce qu’il pourrait arriver, pleurniche Stéphanie, et si jamais, par malheur, je restais en vie ? Jamais je n’aurais le courage de me suicider toute seule ! »
Et Stéphanie éclate en sanglots, laissant se mélanger ses larmes avec les gouttes d’eau qui étaient restées sur son visage. Jennie ne tarde pas à la prendre dans ses bras pour la consoler.

Il est 00h11 quand Jennie est réveillée par les bruits que fait Stéphanie dans l’appartement. Elle entend des pas sur le carrelage de la cuisine, la porte du frigo qui s’ouvre, une porte de placard aussi, suivit de près par des tintements de vaisselle. Le tiroir à couverts, un objet est sorti du frigo puis posé sur la table. La porte du micro-onde s’ouvre et une assiette est déposée sur le plateau de verre. La porte est refermée et la minuterie programmée. Le micro-onde est mit en route. Jennie s’endort, bercée par le ronronnement régulier du four.

Lovées dans le canapé, Stéphanie, concentrée, finit de rédiger un texte sur la table basse pendant que Jennie regarde les informations télévisées, faisant sautiller la télécommande sur sa cuisse. Une fois finit, Stéphanie lève le texte au dessus de sa tête en criant « finit ! », satisfaite. Immédiatement, Jennie éteint la télévision et se tourne vers la jeune fille, prête à écouter. Stéphanie se met en tailleur, face à Jennie, s’éclaircit la voix et commence la lecture de son texte : «Ce que le monde est aujourd’hui, c’est ce que le plus je vomit, crachant sur cette planète abominable, dirigée par bien des incapables. Ce que le monde est aujourd’hui, c’est ce pourquoi je renonce à la vie, de ma mort les hommes sont coupables, j’ai tellement honte de mes semblables. »
Immédiatement, Jennie applaudie.

Les deux filles sont sur le canapé, inanimées. Stéphanie tiens Jennie dans ses bras. Elles ont l’air calmes et sereines. La pièce est difficilement éclairée par la violente lumière que la télévision vomit par saccades sur les murs. Seuls les yeux des filles, inexorablement ouverts, permet de les savoir en vie.

Jennie est réveillée par secouements de droite à gauche. Elle met plusieurs secondes à comprendre que Stéphanie la fait rouler en chuchotant son nom. « Mais pourquoi tu chuchote si t’essaye de me réveiller ? Questionne-t-elle, encore pâteuse.
-    J’ai envie de mourir… lui répond tout bas Stéphanie.
-    Va dormir, on fera ça demain, maintenant je suis trop fatiguée. »
Stéphanie, déçue, baisse la tête et contemple ses pieds. Au bout d’un moment de visibles hésitations, elle demande timidement à Jennie si elle peut dormir avec elle. Pour toute réponse, la jeune fille pousse un soupir en soulevant sa couette pour que Stéphanie se glisse en dessous et vienne se coller à elle. Une fois l’une contre l’autre, Stéphanie ferme doucement les yeux. Jennie lui dépose un baiser sur le cartilage de l’oreille. Elles s’endorment.

Stéphanie s’assoie sur le siège passager, boudeuse. Jennie tourne la clef de contact, « Fais pas la gueule, l’important c’est le résultat, dit-elle.
-    De toute façon, t’a pas vraiment envie de le faire, tu fais ça pour me faire plaisir… Répond Stéphanie, sans quitter ses genoux des yeux.
-    Et alors, l’important c’est que je le fasse non ?
-    Non, il faut en avoir envie, c’est quelque chose qui vient du cœur.
-    Oui mais mourir à deux c’est pas facile. Toute seule, encore, oui, mais à deux moi je vois que cette façon de le faire.
La voiture sort du parking. Stéphanie regarde maintenant la route.
-    Tu roulera vite dis ?
-    Le plus vite possible, promis. Répond en souriant Jennie. »
La voiture ondule sur la route, prend de la vitesse sur les petits chemins craquelés, saute d’un nid de poule à l’autre. Stéphanie se penche sur sa propre ceinture de sécurité et prend plusieurs dizaines de secondes pour la détacher. Jennie, toujours concentrée sur la route, tâtonne d’une main pour détacher la sienne mais un épais entrelacs de gros scotch marron maintien le fermoir. Aussitôt, Stéphanie saute sur le volant pour le tourner violemment.

Une clef met en action la serrure de la porte d’entrée. La porte s’ouvre lentement. Après bien des efforts, Jennie fait avancer son fauteuil roulant jusque dans le long couloir qui mène au salon. Sur ses genoux, un sac plastic blanc. Son bras droit est constamment secoué par de violents tics. Elle s’avance jusqu’à la table basse du salon et y dépose, de son bras gauche, le sac blanc. Incapable de bouger la tête, elle fait glisser sa main sur la table pour trouver l’ouverture du sac qu’elle ne peut voir. Elle en sort une petite boite en carton. A tâtons, elle saisie l’arme à feu qui se trouve à vingt centimètres de là. Difficilement, elle ouvre la boite en carton. Du bout des doigts, elle saisie l’une des quinze balles qui s’y trouve. Une fois la première balle introduite puis l’arme chargée, elle se la colle contre la tempe avant de murmurer « ça, tu va me le payer… ».