Le ver ou la chenille

Le 27/07/2005
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par Glaüx-le-Chouette
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Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Dans son style surlittéraire un poil prétentieux, Glaüx nous présente un portrait d'artiste soit-disant maudit qui se la pète grave. On passe des plombes sur le décor, le costume, les traits de caractère du héros. C'est très ennuyeux mais ça sent le sarcasme à plein nez, voire l'auto-dérision. Peu à peu ça tourne à la farce et la fin est assez amusante. Bref c'est plutôt pas mal, ça méritait juste d'être moins long.
C'est dit. Ce soir, il fera éclater aux yeux du monde tout ce qui l'habite, son élégance, son désespoir, sa haute volonté et la noblesse de son âme.
Jean Delesquif est étudiant. En Lettres comme beaucoup, mais en «Lettres Classiques», aime-t-il à rappeler. Médiocre certes, mais très fier de n'avoir jamais redoublé la moindre année. Profondément blessé par l’ombre qui pèse sur ses talents, nombreux (clame-t-il) mais que ses (exécrables) professeurs n'ont jamais voulu reconnaître, et que ses camarades (autant jaloux qu’incapables) persisteront toujours à nier. De parents fonctionnaires, issu des classes moyennes, de taille moyenne et sans défaut majeur, yeux marron, cheveux châtains et courts, assez mince. Des lunettes (myopie moyenne).

Il habite un petit appartement en duplex de deux pièces — plutôt une et demie — reliées par une échelle de meunier, au troisième et dernier étage d'un immeuble de tenue correcte mais sans excès, quelque peu bohème mais encore confortable — même si l’éclairage du palier du troisième est sempiternellement hors service, si bien qu’il doit rentrer chez lui à tâtons. Un portrait de Nietzsche, un Baudelaire photographié par Nadar, un Lautréamont découpé dans un catalogue des éditions de « La Pléiade » et quelques paysages aussi déserts que grandioses couvrent en partie la peinture crème de ses murs. Cette pièce (et demie) est son chez-lui, son refuge, et même, pense-t-il depuis quelques temps — « j’aurais peut-être pu en faire un poème, le sujet est grand, nouveau et excellent, ou bien une nouvelle, enfin un texte, si j’en avais trouvé le temps... » — et même, pense-t-il donc, comme un « vaste corps alterne autour de son corps », une « projection de son être sur le monde extérieur » (il aime à s’enflammer ainsi).
C'est donc ici, dans son lieu, que sa métamorphose se produira enfin.

Tout semble lui faire signe aujourd’hui, et concourir à sa belle résolution. Comme si le monde poussait à la roue, comme s’il le portait à faire ce qu'il devait faire et à devenir ce qu’il était. Tout est au mieux.
A commencer par le temps. Hiver continental : un froid vif et sec, durable, avec un vent tenace ; des courants d'air parviennent jusqu’à lui au travers du trou de serrure de sa porte d'entrée. La lumière, elle aussi, l’exalte, semble faire signe vers son destin : tout est mort et glacé, au dehors, immobile et blanc. Voilà qui est bien. Ce soir, pense-t-il, sa chambre sera « comme un bûcher étincelant de gloire et d’écarlate au beau milieu de tout ce froid », et son acte lui-même « comme un cri dans les champs gelés et stériles », ou « comme une éclaboussure de sang dans la neige ». La nuit tombe, avec elle le silence.

Pour l’occasion — l’occasion est majeure — il s’est fait faire un habit digne d’un tsar ou, lui semble-t-il, du prince Salina dans Le Guépard de Visconti, (son film favori). La dépense, immodérée, relève pourtant d’une inconscience toute raisonnée. Jean Delesquif, Delesquif par l’arrêt de la Providence et de toute éternité, se sait n’être pas né tsar, même en exil, ni prince Salina, ni même Burt Lancaster, ni rien de noble. Il sait également, grâce à la prévenance mensuelle de son conseiller bancaire, que ses fonds ne sont pas ceux d’un tsar, même en exil, ni ceux d’un prince Salina, pas davantage ceux d’un don Calogero. Pourtant, il s’est offert un habit éblouissant (mais il a renoncé au frac ; il faut savoir mourir avec son temps). C’est qu’il a entendu dire sur France Culture — par quelqu’un d’indéterminé mais d’important — qu’il y aurait deux sortes d’élégance : celle de l’aristocrate déchu ou déchéant, et celle du miséreux qu’une audace calme porte à vivre au-dessus de ses moyens, comme un funambule, jusqu’à ce que la corde rompe. « Burt Lancaster, Oscar Wilde, ou rien ! ». N’étant ni Salina ni Lancaster, il lui reste Oscar Wilde. Lui aussi, il mourra au-dessus de ses moyens !
A savoir : chaussé de lunettes plus coûteuses que ses chaussures, de chaussures chères comme un mois de son loyer, d’un pantalon de laine noire à rayures pourpres coupé sur mesures et doublé de soie noire, d’une chemise rapportée de Paris, de soie noire elle aussi, à petits boutons-pression de métal brillant et au col raide comme du carton, d’un pull-over trouvé (en soldes) chez un créateur dont il s’est bien avisé de laisser l’étiquette, et fait d’un cachemire blanc éclatant à liseré noir aux épaules, enfin d’un manteau mi-long laine et cachemire (« cashmere », dit la broderie de la doublure), légèrement évasé sur le bas. Chaussettes fines de soie noire, caleçon à l’avenant.
Il va sans dire qu’il n’a pas omis la touche de parfum. Il aurait paru si peuple. Mais tout est là. Et il faut bien que tout soit là, pour qu’éclate enfin et pleinement aux yeux de tous, tout à l’heure, l’indéniable supériorité de ses dons !
Voilà qui est bien.

Mais l’habit ne fait pas tout. Un costume superbe ne fait pas une pièce sublime à lui tout seul. Cela ne lui a pas échappé : il faut aussi un décor de scène. Il a fallu costumer son second corps, son appartement. Nietzsche, Baudelaire et Lautréamont sont restés à leur place, bien entendu ; mais les ont rejoint, sur un mur, Burt Lancaster en Salina, sur un autre, Nicolas II, et face à son bureau, seul, en grand format, accoudé sur un divan et couché sur papier glacé, Oscar Wilde. Face à l’ignorance (n’est pas Jean Delesquif qui veut) il faut bien (hélas) s’expliquer un peu et concéder quelques indices discrets. Par ailleurs, un encens japonais va servir, mais en dose modérée (c’est cher, l’encens japonais). Pour l’éclairage, des bougies de poète ont assez naturellement été choisies, soigneusement torturées, vastes et déjà aux deux tiers fondues. Elles restent pour le moment éteintes, de peur que leur aspect ne se dégrade trop d’ici l’action ; mais considérant l’insuffisance de la lumière qu’elles fournissent, Jean Delesquif a décidé de leur adjoindre un éclairage électrique en applique, tamisé par une feuille de papier calque grisée. L’effet est excellent.

Quant à la musique, sa présence s’imposait, mais son choix fut délicat. Face au hasard des programmes radiophoniques et au rendu désastreux du vieux tuner analogique, il fallait choisir un disque compact. Lequel ? La Jeune fille et la Mort de Franz Schubert, dans une interprétation antique autant qu’allemande et pathétique à souhaits, avait d’abord pris la main. Un examen plus attentif révéla que la jeune fille, pour l’occasion, aurait eu meilleur goût d’avoir été jeune homme. Là-bas de Barbara tint la corde un instant. L’espoir, si faible soit-il, était en trop. Après diverses péripéties, le choix finit par se porter sur la Sonate n°2, opus 35, de Chopin, intitulée Marche funèbre (parfait !) que Jean Delesquif possédait justement. Ce dernier, en bon metteur en scène, coupa sans complexes et retint seulement les premier et troisième mouvements, « Grave » et « Marche funèbre » : un « Scherzo » n’aurait rien eu à faire dans une pièce aussi tragique, et quant au « Presto (Finale) », il restait décidément, disons-le, très au-dessus de sa compréhension. Il s’aida aussi des ressources magiques de la technologie moderne, à savoir des fonctions « program » et « repeat » de son lecteur de disques compacts ; Cziffra — romantique en diable — joue déjà, jouera encore pendant l’action, et jouera toujours lorsque le monde découvrira que dans cette pièce, ce soir, il s’est passé quelque chose de grand.

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Car Jean Delesquif, ce soir, ici même, exalté, plein d’un noble désespoir, vaillant comme jamais, veut se tuer.
C’en est trop, c’est trop souffert, la vie est trop cruelle pour le poète maudit. Elle le néglige, elle le méprise, elle ne sait voir sa valeur. Il la lui montrera ! Il a écrit, il a chanté, l’amour, la mort, en majuscules et en vers classiques, puis blancs, puis libres même ; personne ne l’a écouté. Mais rien, grâce à sa prévoyance, n’aura été perdu pour l’Humanité : tout est conservé, tout est en de précieux reliquaires, dans des cahiers et des classeurs, tout a été copié, de sa belle main pâle, de sa belle plume Parker d’argent brossé à pointe en or, sur le vélin le plus onéreux, de sa plus riche écriture, lentement, souplement, comme en une danse d’amoureuse orientale. Et tout est là, sur sa table, sous ses yeux humides d’émotion. « Tout se saura, enfin ! » Car une fois la pièce menée à son dénouement, il ne sera plus possible de ne pas estimer Jean Delesquif à sa vraie valeur ; il ne sera plus question, s’exclame-t-il à la cantonade, de ne pas admirer, vénérer, idolâtrer la voix d’un tel poète.
Il doit mourir, la tête posée sur ses œuvres immortelles, les poignets entaillés et son sang répandu à ses pieds.

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Dernier préparatifs. Il a fermé l’épais rideau, pour être seul. Il veut que tout soit révélé en un éclair, lorsqu’il l’aura décidé ; pas avant. Il a posé ses poèmes sur sa belle table en verre, en pile propre et droite, là où sa tête doit tomber. Il monte le volume de la musique, presque au maximum. Il allume ses bougies, l’une auprès de ses feuilles, l’autre au coin de son bureau. Il éteint toutes les lampes sauf celle qu’il a couverte de papier. Il allume son bâtonnet d’encens. Il quitte tous ses vêtements du jour et les range, prêt à mettre son costume de scène, qu’il a posé avec soin, bien à l’abri de la poussière, sur les plus hauts barreaux de son échelle de meunier. Il se parfume, puis veut se rhabiller.
Il n’en a pas le temps : tout à coup, la feuille de calque grisée prend feu, au contact de l’ampoule électrique, et fait presque instantanément fondre les gaines des fils. Un court-circuit s’ensuit, l’ampoule claque, le fusible de l’éclairage saute, et à sa suite le disjoncteur. La musique cesse. Mais Jean Delesquif refuse de se laisser contrarier par la contingence. Il ôte l’ampoule, court au tableau électrique. Il change le fusible grillé, mais avant de rétablir le courant, il se précipite à l’étage de son duplex pour y chercher une ampoule de rechange. Il escalade les barreaux deux à deux, dans l’obscurité, tout en essayant de déchiffrer l’inscription du wattage, noircie par le feu.
A l’avant-dernier barreau, son pied gauche glisse sur une chaussette de soie. Il part vers l’avant comme une fusée.
Irrémédiablement déséquilibré, le corps bascule en arrière.
L’arrière de la tête heurte violemment la trappe. Jean Delesquif entend un craquement de bois ou d’os résonner dans son crâne, Jean Delesquif a le temps de penser « oh », Jean Delesquif est assommé. Tous ses muscles se relâchent ; la chute n’en continue pas moins.
La nuque se plie contre la trappe à mesure de la descente du corps, et absorbe ainsi une partie de l’énergie du choc.
Mais cette énergie se traduit du reste par une accélération horizontale du corps, propagée jusqu’au pied droit, qui quitte son barreau et va glisser entre ce dernier et le barreau supérieur.
La nuque dépasse définitivement le niveau de la trappe et n’absorbe plus aucune énergie. Livré à lui-même, le corps commence alors une rotation selon un axe horizontal et perpendiculaire au buste,
ce qui accentue l’avancée du pied droit,
mais libère progressivement de l’échelle la jambe gauche, plus haute.
Après environ soixante degrés de rotation, le cou du pied droit se coince comme un crochet sur l’antépénultième barreau.
Le mollet droit s’aplatit contre le précédent, mais du côté opposé de l’échelle.
Quasi simultanément, le dos s’arrête contre les barreaux.
Les deux bras décrivent parallèlement deux arcs de cercle jusqu’au sol, où s’écrase le dos des mains.
La jambe gauche tend à décrire le même mouvement, mais elle est arrêtée à peu près à l’horizontale, tendue, par la butée de l’articulation de la hanche.
Par ailleurs, comme on peut l’observer souvent en cas de perte de conscience sévère, Jean Delesquif se vide intégralement.

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Les bougies, livrées à elles-mêmes, fondent rapidement. Malencontreusement déséquilibrée sur la fin, celle qui est posée auprès des feuilles s’y effondre. Le vélin brûle en quelques instant, noircit le verre, mais par chance ne fait rien brûler d’autre. L’encens s’épuise.

Six minutes environ après le choc, la voisine de Jean Delesquif a subitement besoin d’un litre de lait. Elle sort de chez elle, passe dans les ténèbres du palier. L’ampoule est cassée, comme d’habitude. Elle va sonner chez ce petit jeune si poli ; personne ne lui répond, mais elle sait bien qu’il est là, elle a entendu de la musique tout à l’heure, et cette odeur de brûlé l’inquiète. Elle décide d’entrer. Il fait noir. Elle presse l’interrupteur de la lampe halogène de l’entrée. Pas de lumière. Elle tâtonne, trouve le tableau électrique, puis le disjoncteur, et le remet en position marche. La lumière revient. En même temps, la vieille mini-chaîne repart de toutes ses forces, mais avec ses réglages par défaut : mode « radio », dernière station écoutée. « Rires et Chansons ».
Jean Delesquif, hagard, bousculé par le vacarme, reprend à peu près conscience.

Dans la lumière crue, la voisine découvre Jean Delesquif suspendu verticalement à son échelle par le pied droit, avec la jambe gauche tendue à l’horizontale, les bras posés au sol. Il est nu comme un ver. Ses yeux sont exorbités en une grimace hébétée. Il est couvert d’urine, et baigne dans une atmosphère âcre de WC publics où des farceurs auraient brûlé du papier toilettes. Le tout, sous le regard amusé d’Oscar Wilde, et au milieu des hurlements des rires enregistrés.