Blanche démence

Le 31/07/2005
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par Nounourz
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Le postulat de départ rappelle celui du film Cube. On se retrouve donc projeté dans un univers blanc et vide, sans repères et sans explication. Nourz nous avait habitué à un style plus fignolé, mais ça ne choque pas trop. Rapidemment on s'intéresse à l'histoire et elle-seule, on est pris par le suspense un peu bon marché mais efficace, jusqu'à une fin terriblement psychotique.
Jour 1
Je sortis d’un long sommeil sans rêves et, les yeux encore à demi collés, je m’étirai de tout mon long. Quand j’ouvris les yeux, ce fut pour constater avec stupeur que je me trouvais en un lieu plus que singulier. Il s’agissait d’une immensité blanche ; le sol était blanc lui aussi - j’avais l’impression d’être suspendu sur du vide - et rejoignait l’horizon sans qu’on puisse y voir la frontière entre le sol et le ciel blanc.
Je tentai de crier, éspérant qu’un écho me le renvoie, mais mon cri se perdit dans la blancheur infinie. J’étais seul, j’avais faim, j’ignorais comment j’étais parvenu en cet endroit. Je n’avais pas peur, il n’y avait aucune menace potentielle. Je m’inquiétais juste de la façon dont j’allais pouvoir rentrer chez moi. S’il y avait une porte, elle était sans doute aussi blanche que le reste, et donc indécelable à moins d’être suffisament près. Puisque j’étais rentré, il y avait bien une sortie quelque part. Ce n’était pas partie gagnée, mais il fallait tenter le coup. Marcher à l’aveuglette en espérant se cogner le front contre cette fameuse porte invisible.

A mes pieds se trouvait un sac à dos qui avait sans doute été déposé là par les personnes qui m’avaient amené ici. Il était assez grand, manifestement prévu pour les randonnées. Quand j’inspectai son contenu, j’y trouvai des vivres pour une semaine, un couteau suisse, deux livres, un bloc-notes et un stylo, grâce auxquels je rédige les événements qui se sont produits depuis mon arrivée ici.

Je laissai un petit empilement de boîtes de conserves afin de me repérer et de revenir si besoin à mon point de départ, puis je partis dans un direction au hasard, à la recherche de la sortie. Je tentai de tourner en faisant une spirale de plus en plus grande, ce qui me semblait le meilleur moyen pour ne pas rater l’issue tant souhaitée. N’ayant rien pour mesurer le temps, j’ignore quand mes errances se sont terminées, je suppose que ça a du prendre six ou sept heures au minimum. J’étais incroyablement fatigué et m’allongeai sur le sol blanc dans l’espoir de trouver le sommeil. Je mis un temps incroyable à m’endormir : visiblement, la luminosité pâle qui inondait l’endroit ne cessait jamais. Pas de nuit, pas de jour. Quand j’écris « jour X » sur mon bloc-notes, ça correspond au rythme de mon sommeil : chaque réveil constitue le début d’une nouvelle journée.

Jour2
Je déjeunai légèrement, et repris ma quête de la sortie. Sur le couteau suisse se trouvait une mini-boussole, et je décidai de partir vers le nord. Je me mis en marche, le sac sur le dos, et progressai d’un pas rapide vers cette absence d’horizon. Je mis un certain temps à remarquer que mes pas ne faisaient abolument aucun bruit. Tout était silencieux, il n’y avait que le bruit de ma respiration. Je trouvai ce silence angoissant, mais continuai ma route en m’efforçant de penser à autre chose. J’espérais de toutes mes forces trouver la sortie ; j’étais à ce moment-là encore convaincu d'y parvenir. Si j’avais pu prévoir la suite des évènements, je serais resté bien sagement à attendre ; seulement, il est plutot difficile, même dans ce genre de situations inhabituelles, de prévoir l’indicible.

Je marchai donc sans jamais déceler quoi que ce soit, fis sur le trajet deux pauses pour manger, les sandwichs avaient bon gout, c’était toujours ça de gagné. Je marchai à une allure soutenue, et toujours le ciel et la terre se mêlaient dans cet océan blanc et luminescent. Pour la première fois, la pensée qu'il n'y avait peut-être pas de sortie m’apparut, mais je la chassai pour la remplacer par une foi aveugle, la croyance d’une issue qui m’attendait et que j’allais finir par trouver.

Après de longues heures de marche, je m’allongeai sur le sol et m’endormis rapidement.

Jour 3
Je continuai ma marche vers le nord. La majeure partie de la journée ressemblait à la précédente. Aucune trace de porte, rien que du blanc partout, une mer de lait sur laquelle je me déplaçais à la recherche d’une improbable échappatoire. Le doute s’était immiscé en moi, et je dus lutter pour ne pas me laisser abattre. Je suis incapable de dire combien de kilomètres je parcourus ce jour-là ; on peut estimer la distance à une vingtaine de kilomètres, peut-être davantage.

Jour 4
Je crus entendre un battement sourd. Je tendis l’oreille mais il me fallut plusieurs minutes pour réaliser que j’entendais les battements de mon propre cœur. Je croyais de moins en moins en la présence d’une quelconque moyen de quitter ce lieu insolite.

Jour 5
Je fus réveillé par la sensation d’être trempé comme une souche. Je reposais dans une boue blanche, immaculée et visqueuse, et toutes les parties de mon corps qui avaient touché le marasme se fondaient dans le décor au point d’en devenir presque invisibles. Ce changement d’état du sol me terrifia ; c’était un événement tout à fait imprévu, et qui laissait planer l’eventualité d’une mort par noyade ou pire, dans des sables mouvants blancs et indécelables.

J’entendais désormais le bruit de mes chaussures sur ce sol mou et humide, mais aussi à plusieurs reprises des voix que j’assimilai à des hallucinations auditives. Je ne comprenais pas ce qu’elles disaient, elles semblaient trop éloignées. Je choisis de ne pas leur accorder d'intérêt, et repris mon périple, rendu plus difficile par ce sol gluant qui s’accrochait à mes chaussures blanchies et semblant ainsi faire partie de l'environnement incolore. Je diminuai mes rations de nourriture, ayant été trop gourmand par le passé, lorsque j’étais totalement convaincu de la présence d’une issue.

Le soir du cinquième jour, j’étais intimement persuadé du contraire. Je ne peux dire s’il s’agissait d’une hallucination olfactive, mais j’eus l’impression que la boue dégageait une odeur pestilencielle. De plus, j’entendais toujours les voix, qui s’étaient accentuées ; je distinguais les deux syllabes suivantes : « ira… si ». Je me mis à parler à haute voix pour les couvrir, ce qui marcha un temps, puis, ne sachant plus que dire, je finis par me taire. Je ne comprenais toujours que ces bribes de mots.

Le problème du sommeil vint se poser : comment s’allonger dans une surface boueuse susceptible durant votre sommeil de vous engloutir ? je décidai de m’accorder un temps de repos éveillé, avant de revenir sur mes pas afin de trouver le sol ferme. Durant ce temps de repos, je feuilletai les livres que j’avais trouvé dans le sac. Deux livres de cuisine. Ceux qui m’avaient laissé cela devaient avoir un sens de l’humour bien particulier. Ca ne me fit pas rire pour autant, mais je décidai de les parcourir, pour me distraire, j’avais bien besoin de penser à autre chose. Cependant, je les refermai assez rapidement, car la vue de tous ces plats provoquait une vive frustration, quand je pensais aux quelques restes de nourriture qui restait dans mon sac.

Quand je me sentis prêt, je pris la route vers le sud et commençai à m’avancer sur le sol visqueux. L’odeur abjecte se faisait de plus en plus forte, si bien que j’en eus la nausée à plusieurs reprises. Je forçai sur l’allure de ma marche, espérant distancer la mystérieuse source de ces relents de viande avariée.

Le manque de nourriture et une fatigue accablante m’obligèrent à faire une halte, la boue y était moins épaisse et il n’y eut d’autre choix que de s’y allonger, le sac en guise d’oreiller, pour faire une sieste réparatrice.

Jour 6
Je me réveillai et constatai que le sol avait repris sa fermeté initiale. Je crois que c’est ma curiosité qui me poussa à faire ce geste que je croyais anodin, et qui se révèla être lourd de conséquences. Mais sur le moment, il m’était impossible d’envisager une telle chose. Je décidai donc, sans raison particulière si ce n’est en apprendre plus sur l’endroit ou je me trouvais, d’entailler le sol à l’aide de mon couteau.

Ce qui s’ensuivit demeure flou dans ma mémoire, et je suis dans l’incapacité de déterminer si ces événements ont réellement eu lieu ou s’ils s’agit d’un délire consécutif à mon isolement et la fatigue.

Quand je retirai mon couteau, un geyser rouge sortit de l’entaille, et je me retrouvai couvert de ce liquide écarlate. Il s’agissait - l’odeur ne pouvait pas tromper - odeur de sang, du sang tiède qui ruisselait sur moi. Je me souviens avoir hurlé, horrifié par cette fontaine sanglante dont le jet semblait être animé d’impulsions, comme si quelque part en dessous un cœur battait et renforçait le jet à intervalles réguliers. Je me souviens avoir pris mon couteau et, emporté par une rage aveugle, frappé plusieurs fois dans la chair de ce monstre blanc et infini ; à chaque coup de couteau, un nouveau geyser jaillissait. C’est quand je frappai une dernière fois que j’entendis ce cri venu de partout à la fois et qui fallit me faire perdre la raison. C’était une sorte de gargouillis doublé d’un hurlement qui n’avait rien d’animal et encore moins d’humain, un cri comme aucune créature terrestre ne peut le faire, et qui résonne encore dans mon crâne à l’heure ou j’écris ces mots.

Sur le sol, un millier d’yeux et de bouches s’ouvrirent simultanément et semblaient se déplacer librement. Je me suis assis sur un de ces yeux au diamètre impressionnant - plus de trois mètres - et j’ai rédigé ce dont je me souviens, en espérant que ça puisse servir de témoignage. J’ai fini mes vivres, bientôt je me jetterai dans une de ces bouches aux crocs acérés, en priant pour une mort rapide et la moins douloureuse possible. Ces bouches ne cessent de répéter la même phrase : « Tu finiras ici ».Leurs voix se mélangent, j’ai du mal à les distinguer. Elles se rapprochent de mon œil géant, mais je sais qu’elles ne pourront pas l’attaquer. Elles me traquent, me guettent et attendent que je sorte de ma cachette. « Tu finiras ici » je sens de nouveau l’odeur fétide qui m’avait tant répugné les jours précédents. Ces gueules ouvertes dégagent une haleine abjecte de chait putréfiée ; peut-être qu’en restant sur l’œil je mourrai par suffocation. Non, ce n’est plus la peine d’attendre. Si vous lisez ceci, j’espère que vous aurez plus de chance que moi. Je laisse ces mémoires sur cet œil dément à l’iris pourpre, et vais sauter dans ces bouches géantes qui n’attendent que cela.

Pourvu que ça se termine vite.

Adieu.