Petit matin

Le 07/09/2005
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par Kirunaa
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Une espèce de petit récit bourbeux centré autour d'une scène de massacre. Le ton est plutôt doucereux et bizarroïde, on focalise sur la fascination morbide bien retranscrite du narrateur.
C’était une aube grise et laide, dégoulinante de brume pâteuse, et le ciel était uniformément gris. L’absence totale de vent laissait à penser que tout espoir d’amélioration était vain. J’étais allongé sur le sol boueux dont l’humidité avait complètement imprégné mes vêtements. J’avais froid. Et j’avais mal au crâne aussi ; une douleur diffuse et assez semblable à un lendemain de soirée trop arrosée. J’étais encore dans cet état un peu hagard qui accompagne le réveil, ne sachant pas vraiment ni qui ni où j’étais, et les yeux pleins des images étranges des rêves de la nuit. Je restais là sans bouger, le temps de me réveiller et d’émerger de ma torpeur.
Peu à peu, la lumière augmenta néanmoins, et avec elle me revint la mémoire. Peu à peu, les souvenirs s’assemblèrent et je revis les corps entrelacés, se frottant lascivement les uns aux autres dans leur danse lugubre et merveilleuse. J’avais moi aussi fait partie de cette danse, tournant, virevoltant, m’offrant sans peur à tous ceux qui se présentaient devant moi.
Je me décidai à aller constater les événements de la nuit. Je me redressai doucement, et des douleurs fusèrent des quatre coins de mon corps. Pieds, jambes, dos, bras… rien n’était épargné. Dans un soupir qui se transforma en gémissement, je me levai. Ce son avait quelque chose de déplacé et d’anormal dans le silence gris et cotonneux, quasi religieux. Les gémissements appartenaient à la nuit. Tentant d’oublier les élancements dans mon dos, je me dirigeai vers le sommet de la colline sur laquelle je m’étais écroulé.
L’horreur de ce que je découvris me saisit à la gorge et fit bondir d’extase mon estomac. Jamais encore je n’avais vu de tel massacre. Plus âme qui vive à des lieues à la ronde… Je regardai autour de moi dans l’attente de quelque mouvement que ce soit, je tendis l’oreille au moindre bruit mais tout était uniformément immobile et silencieux. Je me rendis compte à ce moment que saisi par la grandiose immensité de la scène, j’avais arrêté de respirer. Je repris mon souffle dans une inspiration subite. Il n’y avait pas d’odeur non plus. Le charnier que j’avais devant moi ne sentait rien ! C’est alors que je me dis que je devais rêver. Comment cela était-il possible ? Où était elle, cette odeur si familière de champs de bataille, mélange merveilleux de l’âcreté du sang et de la suavité du métal ? Mais en m’avançant je compris que l’immobilité de l’air avait simplement empêché les délicieux effluves de se propager, les concentrant au dessus du champ de mort.
Je fis quelques pas vers le carnage et seuls le bruit de mes pas rompit le silence. La beauté de la scène n’échappa pas à mes yeux d’esthète aguerri. Je continuais à marcher et il n’y avait même pas un corbeau à l’horizon, se délectant des yeux et du foie des cadavres. Seuls les corps entrelacés habillaient le sol de leurs arabesques subtiles et raffinées. J’errais parmi les morts, recréant leurs derniers instants dans toute leur beauté, leur grandeur et leur romantisme. Quelle splendeur !

Et soudain j’eus faim. Je m’arrêtai là, entre un soldat dont le crâne fendu laissait s’échapper quelques délicats morceaux de cervelle, et un autre, très jeune, dont les entrailles s’enroulaient subtilement autour de ses pieds. Il avait dû tenter de fuir après avoir été éventré, et avait trébuché sur ses viscères avant de mourir là où il était tombé. L’instant avait probablement été saisissant d’émotion.
Soupirant dans l’air frais du matin, je me décidai à quitter ce décor dont la beauté me bouleversait et me gonflait le cœur d’allégresse. A l’auberge, il y aurait sûrement des mercenaires sachant où se passeraient les prochains combats !