Phobie 2 : flot de vermine

Le 01/10/2005
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par Nounourz
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Dossiers / Phobie
Bon texte, bien écrit et intéressant. La phobie dont il est question ici, c'est celle des vers. Ca se présente comme une tranche de vie classique, agréable mais pas franchement intense, le premier contact avec l'objet de la phobie est plutôt mollasson. Mais rapidemment ça se mue en bataille rangée entre le narrateur et les asticots qui envahissent son appartement, et le texte tombe (sans grande surprise) dans le psychopathologique dur.
Certes, je n’étais pas un maniaque de la propreté. Un peu partout dans mon studio, s’entassaient la vaisselle sale, les cartons de pizza et les emballages de repas instantanés. Ici et là, des moisissures commençaient à coloniser les restes de nourriture qui n’avaient pas pu être jetés dans ma poubelle, pleine à craquer. Je nettoyais ce joyeux bordel environ une fois par mois, et cela me convenait. Ce n’était pas le summum de la salubrité, mais c’était juste suffisant pour ne pas attraper de maladies. Les bactéries et moi vivions en symbiose sans nous pourrir l’existence mutuellement. Je représentais un pas en avant dans la cohabitation des espèces, la science aurait eu de quoi être fière de moi.
L’état de mon appartement avait par contre fini par dégouter la plupart de mes visiteurs - et surtout visiteuses - si bien que je ne prenais plus depuis un certain temps l’initiative de ramener quelqu’un chez moi. Vivant au centre ville, je n’eus aucune difficulté à maintenir une vie sociale en m’incrustant chez mes amis ou en écumant les bars et night-clubs. Je ne rentrais, en fin de compte, que pour manger et dormir. Une raison supplémentaire pour ne pas passer ma vie à faire le ménage dans cet espace que je fréquentais en définitive assez peu.

C’est il y a trois jours que tout a commencé. J’avais voulu débarasser la table basse pour y déposer la pizza que je venais de me faire livrer, et avais donc pris une pile d’assiettes pour l’amener près de l’évier. J’enjambai les divers obstacles qui jonchaient le sol et me dirigeai vers le coin de la pièce, et déposai le tout près du robinet, quand mon regard se posa sur le petit panier où se trouvaient encore quelques légumes avariés. Je retirai mes mains en vitesse, et fixai l’endroit avec dégout. De petits vers blancs, de la taille de grains de riz, se tortillaient entre les radis et les branches de persil.

Depuis ma plus tendre enfance, les invertébrés et plus particulièrement les vers exercent sur moi une répulsion physique incontrôlable. Je ne peux supporter la vue d’une loche, orange ou brune, visqueuse et baveuse, d’une boîte d’asticots au contenu grouillant, d’un lombric ou d’une chenille. Devant pareil spectacle, je perds absolument tous mes moyens, mon estomac se révulse, mes jambes flageolent, et je suis à la limite de l’évanouissement. Ma raison sait pertinemment que ces formes de vie inférieures ne me sont d’aucun danger, mais mon corps lui refuse de m’obéir.

Je restai donc pétrifié devant mon panier de verdure, ne pouvant pas détacher mon regard des minuscules organismes d’un blanc presque translucide qui se contorsionnaient devant moi. Quand je parvins à reprendre le contrôle de mes émotions, je m’éloignai à reculons, tremblant comme une feuille et certainement blanc comme un linge. Je fus incapable d’avaler la plus infime portion de mon repas. Et je savais qu’il me serait désormais impossible d’approcher de mon évier, la simple évocation de leur présence provoquant frissons et sueurs froides. Il me faudrait bien faire quelque chose, mais j’étais incapable de savoir quoi, encore sous le choc de cette abjecte rencontre. Ce soir-là, j’eus mille difficultés à m’endormir. Il me semblait les entendre ramper à l’autre bout de la pièce, creuser des galeries, se multiplier au milieu des moisissures. Je finis par sombrer dans un sommeil agité et peu réparateur.

A mon réveil, il m’était toujours impossible d’aller voir comment avait évolué la situation. J’allai remplir mon bol d’eau chaude à la salle de bain, et déjeunai en essayant de trouver une solution. Aucune idée ne me parvint, ma seule alternative était d’aller prendre le panier pour le jeter - n’importe où, par la fenêtre s’il le fallait - et cela était absolument hors de question. Je longeai le mur opposé à l’évier pour aller chercher une canette au frigo quand je les aperçus pour la seconde fois. Dans une assiette posée à même le sol contenant les restes d’un repas du début de la semaine, les mêmes vers - je veux dire, des vers semblables - s’ébattaient joyeusement sans se souvier le moins du monde du grand dadais qui les contemplait horrifié. C’est ainsi que mon réfrigérateur fut ajouté à la liste des endroit interdits ; mon studio comportait désormais deux zones infranchissables, heureusement situées à son extrémité. Je décidai de sortir pour me changer les idées, espérant finir par trouver un moyen pour me débarasser de ces intrus sans les approcher.

J’aurais bien demandé à une quelconque connaissance de faire quelque chose pour moi, mais ma honte était telle que je ne pus m’y résigner. J’imaginais déjà les moqueries à propos du grand gaillard qui pleure devant une pauvre chenille, je ne pouvais me résoudre à briser mon image sociale à cause de ma phobie de petites creatures gluantes et rampantes. Je passai le plus de temps possible au-dehors, et parvins par moments à oublier mes tracas. Cependant, l’heure de rentrer chez moi finit par arriver, et la mort dans l’âme, je regagnai mon logis ou m’attendaient mes indésirables invités.

La première chose que je fis en arrivant, fut d’inspecter mon appartement afin de déceler si de nouvelles zones n’avaient pas été colonisées pendant mon absence. Ce n’était heureusement pas le cas, mais je devinai sans mal que les vers avaient du se multiplier dans les deux foyers. Raison de plus pour ne pas m’en approcher. Etant rentré tard et plutot fatigué, je m’endormis rapidement.

Je m’éveillai en sursaut en début d’après-midi. Je préparai mon petit déjeuner de la même manière que la veille, et commençai à organiser ma journée. J’avais bien réfléchi, et m’étais décidé à demander l’aide d’un de mes amis, assez discret, qui je le pensais saurait ne pas répéter à tout le monde mes mésaventures. Une fois rassasié, douché et vêtu, je me levai et me dirigeai vers la sortie. Puis m’arrêtai tout net, le cœur battant à tout rompre. Du carton à pizza de la veille, laissé négligemment devant la porte, entraient et sortaient une multitude de vers, très certainement ravis d’avoir trouvé une aussi abondante source de nourriture. Je décidai d’approcher pour mettre un coup de pied dans la boîte, mais mes jambes refusèrent de se plier à ma volonté. Je regrettai amèrement de ne pas avoir voulu prendre de téléphone. Une nouvelle fois pétrifié devant le répugnant spectacle de ces invertébrés, je fixai avec horreur ces créatures aux contorsions écoeurantes. Leur danse informe me donnait la nausée, il me fut impossible de supporter la vue de cette masse grouillante une seconde de plus ; je tournai les talons en toute hâte et partis me réfugier sur mon canapé-lit. Cette fois-ci, la distance entre eux et moi s’était considérablement réduite, et si je fixai le sol devant l’entrée je pouvais les apercevoir, leurs grotesques mouvements, grains de riz animés par une vie malsaine.

Je fus incapable de penser à quoi que ce soit et passai ma nuit à surveiller le moindre de leur mouvement, tout en sachant que j’eus été incapable de réagir s’ils s’étaient décidés à se rapprocher davantage. Je rassemblai - tout en craignant d’en découvrir de nouveaux en soulevant les plats - tout ce qui ressemblait ou avait ressemblé à de la nourriture, et envoyai le tout à l’autre bout de la pièce, afin de les attirer loin de mon dernier refuge. Je jetai régulèrement de furtifs coups d’œil à leur nouveau repaire. Malgré l’invraisemblance et le ridicule de ma situation, je commençai à me sentir réellement désespéré. Comment avais-je pu en arriver là ? Comment de si minuscules bestioles avaient-elles pu me réduire à me confiner dans mon canapé sans espoir de sortie ? Tout cela était absurde, et pourtant, je ne voyais aucun moyen de m’en sortir. Ma volonté réduite à néant, je ne pouvais qu’observer les parasites gagner imperceptiblement du terrain sur mon cadre de vie, et ma santé mentale. Je veillai tant que je pus, mais la lassitude finit par être la plus forte, et alors que je fermai les yeux, je m’endormis malgré mon intention de rester éveillé le plus longtemps possible.

Tout s’est passé très vite depuis le moment ou j’ai ouvert les yeux.

Je me suis levé pour saisir mon bol, et au fond de celui-ci deux vers se repaissaient du fond de mon café instantané de la veille. Un réflexe me fit envoyer le bol au loin, celui-ci se brisa contre un mur. J’ignore combien de temps j’ai dormi mais des formes grouillantes s’animaient devant la porte de ma salle de bains. Je me suis mis à trembler, comme pris de spasmes, paniqué. J’ai regardé ma table basse pour y attraper mon paquet de cigarettes. Un ver y rampait au milieu de miettes de biscottes. C’en était trop, trop pour mes nerfs, trop de tension depuis quelques jours. J’ai attrapé un dictionnaire dans l’armoire derrière moi, et ai écrasé l’infortunée larve sous le poids de la connaissance. C’est à ce moment précis que la situation a tourné au cauchemardesque. Alors que l’épais volume s’abattait sur la bestiole, un cri suraigu, presqu’imperceptible, sembla s’échapper de sous l’ouvrage. J’ai du rêver. Les vers n’ont pas d’organe vocal, ils sont incapables de pousser un râle d’agonie. C’est une hallucination. Je dois être en train de devenir fou. Oui, ça doit être ça, je deviens fou. Fou à lier ! Sur la table, deux vers de plus sont apparus, puis quatre, puis huit. Je regarde au plafond : celui-ci grouille de vers, cette fois-ci de toutes tailles et couleurs ; la majorité sont petits et blancs, mais il y en a des bruns, des oranges, des beiges, des jaunes, des tachetés, des rayés. A vue d’œil, les plus grands atteignent presque dix centimètres. Et tous se laissent petit à petit tomber, de plus en plus près de moi. Au sol, je les aperçois en colonne se diriger vers moi depuis l’entrée et le fond de la pièce. Je suis incapable de bouger, incapable d’émettre le moindre son. Ca doit être un cauchemar, un delirium tremens, tout ceci est impossible. Lentement, la colonie progresse, tout mon appartement semble onduler avec elle. Le flot de vermine m’encercle, tout autour de moi une masse grouillante se contorsionne et rampe. Impossible de fermer les yeux, la bouche, impossible de remuer le moindre doigt. Paralysé par une terreur sans nom, je n’ai d’autre choix que de les observer se rapprocher lentement de moi. Cette fois, je peux les entendre, entendre la rumeur de leurs glissements sur le sol, sur le plafond, un bruit de fond visqueux, omniprésent, le bruit des organismes de la décomposition qui s’apprêtent à changer leur ordinaire pour cette fois se nourrir de chair vivante. Un ver est tombé sur mon avant-bras qui tremble de façon insensée mais que je ne parviens pas sinon à faire bouger du moindre centimètre. Je sens le contact humide et froid de l’invertébré contre ma peau. Je veux crier ! Je veux hurler ! Mais plus rien ne réagit, mon cerveau ne fait que recevoir des informations sans pouvoir en donner. L’immonde chose gluante se déplace lentement sur moi, comme accrochée malgré les secousses que je lui inflige par cette espèce de crise parkinsonienne qui contracte tous mes muscles à un point indicible. Les colonnes de vers ont commencé à attaquer l’asension de mes chaussures, ceux du plafond commencent à tomber en une pluie de plus en plus drue. Tout cela est insensé ! Cela ne peut pas se produire ! Que quelqu’un m’explique ! Je les sens qui passent sous mon pantalon, sous mon t-shirt… Partout, sur moi, une marée vivante, gluante, en perpetuel mouvement… Des vers m’atterrissent sur le visage, me rampent sur les yeux, pénètrent en moi par les narines et ma bouche béante… Je crois que mon cœur va exploser… Ils sont en moi et continuent leur exploration… Mon dieu ! j’ai mal ! Ces créatures dans ma gorge, ma trachée… Ils s’engouffrent, de plus en plus nombreux… Mais comment diable cela a-t-il pu se produire ? Je sens leurs mouvements répugnants à l’intérieur de moi… Je veux mourir ! qu’on m’achève… Pourquoi mon agonie est-elle si longue ? Je ne peux pas endurer pareille torture plus longtemps… Certains des vers les plus gros ont des poils urticants, de vives douleurs s’élèvent un peu partout sur la surface de mon corps… L’un d’entre eux me tombe sur l’œil, mon dieu ! Faites que cela cesse ! Ils grouillent dans mon estomac et mes poumons… j’ai du mal à respirer… Ca se tord et se trémousse, ca rampe et ça glisse, sur moi, dans moi… j’étouffe… Je crois que je vais - enfin - m’évanouir… j’ai l’impression qu’ils ont colonisé mon cerveau, ça s’agite dans ma tête… je…je vais perdre connaissance.