Phobie 3 : vingt-huit

Le 03/10/2005
-
par nihil
-
Dossiers / Phobie
Le principe du compte-à-rebours qui structure ce texte est tellement peu original qu'il en devient un handicap. Les hauts et les bas de ce cauchemar cyclique vont de pair avec les hauts et les bas de l'écriture : la partie calme est trop longue et d'une mièvrerie assez dégueulasse, mais c'est correctement écrit. Le texte réserve quelques scènes-choc plutôt appréciables, mais le suspense est éventé. Pas mal, sans plus.
Vingt-huit, vingt-sept, mes yeux se ferment.
C’est comme si je venais de mourir, et pourtant rien ne s’arrête. Aucun soulagement, aucun oubli, aucune plongée dans l’obscurité. Je continue à respirer et à souffrir, ce qui n’atténue en rien ma sensation d’être définitivement passée de l’autre coté. Mon coeur bat trop vite, mais je ne l’entends pas. Je passe mon temps à combattre désespérément cette peur qui vient systématiquement à bout de mes maigres défenses et me terrasse.
La salle de bain : vaste, impeccable. Du carrelage immaculé sur chaque surface, orné de frises artistiquement ciselées. Des flots de lumière douce qui caressent les murs, en provenance des larges fenêtres. Des armées de petits flacons colorés peuplant les rebords de l’évier et les étagères blanches.
Et moi en boule, terrée dans le fond de la baignoire trop grande, mon front sur les genoux, livide. Comme un mannequin exsangue balancé en vrac. Ma présence douteuse pourrit le bel ensemble qu’est cette pièce pour catalogue d’ameublement.
Je me laisse noyer par l’eau du jet, refuse de reprendre ma respiration. Je garde mes yeux bien fermés pour ne rien voir. Mais je ne peux m’empêcher d’entendre et je meurs de peur. Un son ancien, inexorable qui m’évoque des visions de blancheur souillée, de grouillement infect, dégueulasse. D’un geste du poignet je force le jet pour essayer de le couvrir.
La lune est pleine, je me vide.
Vingt-six, vingt-cinq, c’est la petite mélodie du sang qui coule, l’interminable litanie de mes songes écarlates. Ma petite usine à cauchemar qui continue à tourner même lorsque je suis éveillée, qui produit ses déchets, qui contamine mon petit univers d’une fumée noire. C’est la petite chanson de mon âme qui se purge de son trop-plein. Je me fais horreur, moi, ma chaleur poisseuse, ma vie sale et pourrie.
Mais peu à peu, dans le noir, mes démons se taisent et je m’aperçois que j’existe encore.

Vingt-quatre, vingt-trois, la chanson ne s’arrête pas, elle ne s’arrête jamais, mais pour quelques jours je cesse de l’entendre. Je suis guérie pour un temps, soulagée et je redécouvre le monde. Le décompte mortel passe à l’arrière-plan et je peux m’en abstraire, penser à autre chose. Je n’ai plus si peur. Les murs tombent et je m’aperçois de l’existence du soleil, des gens, de l’air frais des petits matins. Le monde a continué de tourner en mon absence, tant mieux. Je fais un peu de ménage dans l’appartement que j’ai négligé ces derniers jours. Je me découvre une faim de loup, je n’ai avalé que quelques bribes de repas récemment. Je cours au supermarché avec conviction, j’emplis mon caddie de produits divers, je me fais plaisir. A la maison, je passe un coup de fil à ma meilleure amie Sarah, je lui dis « c’est passé. Est-ce qu’on peut se voir ? ». Elle me dit : « il faut que tu te soignes ». Je fais semblant de ne rien avoir entendu.

Vingt-deux, vingt-et-un, je chantonne doucement la comptine du sang, ancrée en moi depuis toujours, et Sarah me regarde avec un sourire attendri. La terrasse est déserte, la bière a peu à peu perdu sa fraîcheur et le soir tombe. Je savoure ma liberté retrouvée. Elle s’inquiète pour moi, mais je ne peux pas penser à ça pour l’instant. Elle voudrait que je trouve un emploi, mais j’en suis bien incapable. Je ne suis pas une diminuée, mais ma peur est un handicap insurmontable. Et si il arrivait un accident, n’importe quoi ? Je dois pouvoir me réfugier chez moi à toute heure, en toutes circonstances.
Je regarde les gens qui passent. Les garçons nous jettent des petits coups d’œil et des petits sourires en coin, moi et Sarah on se regarde en se marrant.

Vingt, dix-neuf, le sang qui coule, encore et toujours, le sang qui ruisselle et bouillonne. Je ne supporte pas la vue du sang, je ne l’ai jamais supportée, mais depuis quelques années c’est devenu maladif, handicapant au plus haut point. Ce n’est plus seulement le sang lui-même, c’est toutes les situations qui peuvent m’y faire penser. Je ne peux plus entendre certaines musiques sans évoquer des images de cauchemars écarlates. De larges pans de ma mémoire sont contaminés et je ne peux plus me remémorer certains souvenirs autrement que sous un insupportable jour sanglant.
Je caresse la peau de mon bras, doucement, tout doucement. Rien ne peut laisser supposer que sous cette surface douce et laiteuse se cachent tant de choses secrètes. Les remous incessants, le bouillonnement permanent de mon sang qui se rue des artères aux tissus, et reflue des tissus aux veines. Tout un engrenage ancien, bien rôdé. Une vie intrinsèque, confuse, souterraine, que je ne peux imaginer sans frémir. Je voudrais être froide, inerte, constituée d’un seul bloc. Je refuse d’être une somme de constituants, de mécanismes d’horlogerie imbriqués, d’interactions et de réactions. Une statue de marbre, sans âme et sans entrailles, rien que de la pierre massive sous une peau de pierre. Rien ne devrait exister que ce que l’on voit au premier abord.

Dix-huit, dix-sept, encore et encore. Je n’entends rien, je fais semblant de ne rien entendre. Sarah tente de me convaincre de retourner voir un médecin pour m’aider à vaincre ma peur. Je la laisse parler. Je nous prépare le thé, j’essaie de mon mieux de savourer le moment présent, je sens que mes heures de paix sont comptées.
Après des années de psychothérapie inutile, et contrairement à ce qu’on voulait me faire croire, j’ai fini par déduire que rien de particulier n’était à l’origine de ma phobie. Pas de traumatisme d’enfance, aucun drame refoulé depuis la nuit des temps. J’aimerais que ce soit le cas, pour qu’on puisse me guérir. Mais la vérité, c’est que je suis comme je suis, il n’y pas d’autre explication, ma peur fait partie intégrante de moi depuis toujours, elle est un élément fondateur de ma personne. C’est ce que je mentionne en premier quand on me demande de parler de moi. Tout le monde cherche toujours des causes pour tout, mais j’en suis venue à croire qu’il existe des mystères immuables, des choses qui n’ont pas de sens ou de cause. Ma phobie du sang en fait partie.

Seize, quinze, la période morte. Je rembourre mes vêtements, je ressors mes gants du placard. Chaque collision, aussi infime soit-elle pourrait ouvrir ma peau comme celle d’un fruit trop mûr. Imaginer mon sang noir, boueux, s’écouler, et être incapable de l’arrêter.
Quand je sors, j’évite sciemment les environs des hôpitaux. Non pas que le risque soit grand de tomber sur un accidenté baignant dans son sang. C’est juste que la vue des ambulances, des infirmiers en blouse blanche, des misérables malades assis sur un banc à fumer leur clope me renvoie à des images pénibles, et à mes propres souvenirs. Hospitalisée à douze ans pour une ablation des amygdales, j’ai du subir la pose d’une perfusion. Malgré mes yeux fermés, j’ai entendu, senti au plus profond de moi l’aiguille qui traversait la peau, la paroi de la veine qui cédait devant le métal acéré, et le liquide se mêlant doucement à mon horrible sang pourri. J’avais succombé à une attaque de panique et on avait du me mettre sous calmants.

Quatorze, treize, l’eau coule sous les ponts, le sang coule en moi et tout autour de moi. Je me morfonds. Je sais que les jours sombres approchent et que j’aurai une nouvelle fois droit à mon plongeon en enfer.
La télé m’est interdite. Sans que personne ne veuille l’admettre, le sang fascine les foules et il est présent partout, à chaque image, en permanence. Tout ce que je peux regarder, c’est les dessins animés pour les plus petits. Au-delà, chaque conflit représenté, chaque scène de violence me renvoie en pleine face la possibilité d’une explosion sanglante. Cette seule possibilité entrevue me paralyse. Le sang est partout, et ça fait de moi une inadaptée. Je voudrais vivre dans le monde tel qu’on me le décrit : un univers lisse, sophistiqué, glacé, mais la réalité est bien trop sale et bien organique pour moi.

Douze, onze, je me disperse, je me dilue.
Quand je suis nerveuse ou fatiguée, je vois du sang là où il n’y en a pas. Chaque trace d’humidité me paraît suspecte. J’ai peur des enfants qui courent, des chiens que je croise et qui dans je ne sais quel sursaut de rage pourraient me happer au passage. A nouveau je m’enferme chez moi.
J’ai peur du silence et de la mort, comme tout le monde, mais je ne peux supporter longuement la proximité des gens. Ceux qui m’entourent ne sont que des réservoirs, rien d’autres que des carcasses fragiles prêtes à se vider sous mes yeux terrorisés. Des bonbonnes de sang sur pattes, leurs bras ne sont que des amas de veines palpitantes, épaisses. Comme des vers noueux, paresseux, gorgés du liquide qui me révulse, prêtes à s’ouvrir à tout instant. Le sang ce n’est pas la vie, le sang c’est la maladie, un putain de suc gluant empli de germes et de cellules malformées. Quand je vois du sang, je le vois grouiller, je vois les choses à l’intérieur, les germes, les saloperies malformées. La mort, la panique, la douleur.

Dix, neuf, je me sens morte. J’ai l’impression de me baigner écorchée en plein centre d’un océan que je sais plein de requins. Je sens l’œil du malheur fixé sur moi, il a remplacé le soleil et aucun mur, aussi épais soit-il, ne peut faire obstacle à son regard.
Le séjour : vaste pièce tapissée de bleu ciel, inondée de lumière et recouverte de sang. Les étagères supportent des livres aux pages blanches, aux alignements entrecoupés de vases anciens qui débordent d’un sang gras, à demi-solide. L’épais canapé est un cercueil, la table basse est un étal de boucherie sur lesquels s’alignent mes couteaux. Toutes les fleurs sont pourries.
Rien ne va plus, je suis terrorisée.

Huit, sept, le compte à rebours a repris de plus belle, la petite mélodie est désormais un chœur de cent voix agonisantes, chacune de ses notes me frappe en plein visage. J’ai déjà vécu mille fois les secondes qui s’écoulent et coagulent aujourd’hui, je les connais par cœur, mais ça n’empêche rien. Je suis toujours le même chemin de croix en boucle, mon ventre de femelle ne me laisse aucune chance.

Six, cinq, des coups frappés contre ma porte, insistants. Je m’approche lentement, méfiante. De l’autre coté j’entends la voix de Sarah, qui dérape dans les aigus : « dépêche-toi, ouvre-moi, dépêche-toi ! ». Mon cœur bat à tout rompre. J’ai les deux mains collées contre le battant, je n’ose pas bouger. Je n’ose pas faire le moindre bruit de peur de trahir ma présence. Je porte l’œil au judas et je vois sa figure ensanglantée. Elle est venue pour moi. La réalité se referme comme un diaphragme et je sombre.
« Dépêche-toi, ils sont juste derrière moi ! Je sais que tu es là ! »
Je réponds d’un ton sec, je ne reconnais pas ma voix : « débrouille-toi, laisse-moi tranquille… Je t’en prie.».
Je ne veux rien savoir, je ne veux rien savoir, je m’assieds au pied de la porte. Je subis les coups répétés contre le battant et les supplications sans broncher. Le silence finira bien par se faire.

Quatre, trois, mes seins sont lourds, gonflés. J’ai mal au ventre. J’entends la grande aiguille de l’horloge raccourcir la durée de mon sursis, encore et encore.
C’est la petite mélodie du sang qui s’écoule, la comptine pourrie que je fredonne sans m’arrêter, en claquant des dents, que je reprends en serrant les dents à m’en briser les mâchoires.
La chambre : petite pièce bien rangée, chaque élément disposé avec soin. L’endroit est confortable et chaleureux.On a voulu recréer une atmosphère nostalgique, des petites poupées anciennes posées sur une chaise à bascule, un grand lit de bois verni, la lumière chaude qui rayonne autour d’une lampe à huile d’époque.
Et moi effondrée sur le lit défait de mes parents, en train de me battre toute seule, traquée, folle de peur. Je me force à regarder mon corps, ma peau grêlée, mes seins trop lourds qui partent à droite et à gauche, mes putains de bourrelets laiteux. La madone féconde, la vache sacrée des malades mentaux. Même ma chatte est pleine de graisse, molle et dégueulasse. Je pense à des hommes au visage masqué. Je me branle comme je peux, pour oublier, pour rompre le sort, mais c’est le sang maudit qui recouvre chacune de mes pensées pendant que je me répands sur le couvre-lit. Ma putain de chair flasque, ma putain de chatte puante. J’ai peur, j’ai tellement peur. Je suffoque en jouissant misérablement. Le bout de mes doigts est tâché de sang. Je suis debout, j’envoie les poupées valdinguer, la chaise à bascule se retourne contre le sol, je brise la lampe à huile sur le lit, mais elle s’éteint, la flamme soufflée par le choc.

Deux, un, c’est toujours la même chanson, passée en boucle, la petite mélodie du sang, ma comptine de mort arrivée à son point d’orgue, son paroxysme barbare et frénétique. Ma petite vie dérisoire s’écoule lentement hors de moi, et mes mains refermées sur mon ventre ne suffisent pas à la retenir. Elle me coule entre les doigts, sirupeuse et rouge. Hormis le son saccadé de ma respiration, le monde est silencieux.
Les chiottes : putain de trou dégueulasse, encaissée entre deux pièces. Il faut que j’affronte ma peur une dernière fois, que je lui tienne tête. Me prouver que je peux exister hors de son joug, même une seconde. Je m’essuie les cuisses, me frotte le cul. Je lève mes deux mains à mon visage, et elles sont rouges. Je souris et mes dents claquent, un monstre, un putain de monstre qui pue et qui saigne. Je me force à les regarder, les quelques gouttes épaisses qui descendent laborieusement de mes phalanges à mes paumes. C’est la petite chanson dans la pénombre de mon corps qui se purge de son trop-plein. Je ricane doucement, je bêle doucement, je pleure doucement, tout doucement.

Vingt-huit, vingt-sept, la lune est pleine, je me vide.

Vingt-huit, vingt-cinq, dix-huit, onze, six, deux, un, je crève.
Vingt-huit, vingt-deux, quinze, huit, un, je crève.
Vingt-huit, vingt, douze, un, je crève.
Vingt-huit, un, je crève.
Vingt-huit, un, je crève.