Deuxième dialogue schizophrénique

Le 10/10/2005
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par Johnny
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Thèmes / Obscur / Autres
Ce texte bizarroïde a concourru pour le thème érotique des JO de la Connerie 2005, mais c'est bien plus qu'un simple texte de cul. Trop confus pour prendre sa pleine mesure, il est quand même suffisamment étrange et bien écrit pour taper plutôt bien.
Deuxième dialogue schizophrénique, où chaque phrase se lit comme une conversation avec moi-même et où chaque point représente un silence de plusieurs secondes.
Tiens, on va s'asseoir sur ce banc. Super plan. L'autre jour, j'y ai vu un joli petit couple. Et moi, un clodo, mais c'était la nuit. Un jeune homme légèrement débraillé qui profitait des pauses pour tirer de longues bouffées sur une cigarette savamment retenue vers l'arrière pour ne pas se brûler les cheveux, et une jeune fille, dont la tenue et l'extase faisaient penser à ces attitudes que l'on prend lorsque la séance de relaxation réussit et que le rêve s'installe malgré l'état encore conscient de notre volonté. Elle aurait pu tomber. Franchement, ils étaient tellement absorbés par leur amour que la Reine d'Angleterre aurait pu passer sans qu'ils s'en aperçoivent. La Reine d'Angleterre. Quel plaisir de voir ces amours juvéniles, sans pudeur, ce bonheur qui s'expose à la vue de tous, bombant le torse pour se faire voir, comme les fruits et légumes appétissants d'un étalage d'épicerie fine. Les bananes bombent rarement leur torse. C'est vrai.

Le clodo, il passe tous les soirs, il fouille dans les poubelles, il ramasse les quelques miettes que les promeneurs laissent au fond des sachets de boulangerie. J'ai faim. Parfois, il trouve un bout de sandwich, sans le jambon, parce que quelqu'un n'en pouvait plus d'avaler tout ce pain, et que, ne voulant tout de même pas gâcher ses deux ou trois euros en y laissant la garniture, il s'était forcé à se souiller les doigts de beurre pour récolter les derniers morceaux de gras et donner une bonne raison à son appétit de ne pas se manifester avant le repas du soir. Chaque jour, il y a des centaines de personnes qui passent ici, à la pause déjeuner, comme si les étendues d'herbe leur permettaient de s'évader de la ville, du béton et des bruits infernaux de la rue. Le clodo, il arrive une fois que tout le monde est déjà devant la télé, il a dormi sur un carton au milieu des jambes qui sillonnent les couloirs de métro, il s'est fait sortir par cet agent sadique qui prend un malin plaisir à shooter dans les bouteilles à moitié vides, il est resté quelques instants devant la porte d'entrée en tendant la main au passage pour récolter quelques pièces rouges, il s'est mis à marcher vers le parc, il a attendu que le gardien fasse son petit tour de garde, il s'est approché d'un arbre pour pisser et il s'est mis en quête de ce petit quelque chose qu'il espère toujours trouver au fond d'une poubelle, comme un portefeuille plein de billets, ou une montre. Il ne trouve jamais rien. C'est vrai.

Deux heures d'embrassades humides, de tendresses échangées, de cheveux caressés, deux heures pendant lesquelles tout ce qui avait de l'importance est réduit à néant, le cours de mathématiques, les copains qui téléphonent sur le portable, et même cet horrible bouton qui le matin encore l'avait scotchée devant la glace et l'avait forcée à se demander comment elle pourrait se présenter devant lui sans qu'il se moque d'elle. Elle a dû mettre un gros pâté de fond de teint. Je me suis mis derrière un buisson pour les observer. C'est là que le clodo a pissé la dernière fois. Tous ceux qui passaient près d'eux ne pouvaient pas s'empêcher de regarder à deux fois, et certains se redonnaient la main au détour du chemin tellement le désir du jeune couple les avaient atteints. Je serais resté aussi. Et puis, elle s'est levée, le jeune homme a attendu quelques secondes que son caleçon reprenne une forme pudique, ils ont repris leurs sacs, replacé leurs écouteurs, consulté leurs messages, allumé une cigarette. Ils auraient pu ramasser leur canette de coca vide. C'est vrai.

Le banc est libre. Je les revois encore. Le clodo n'arrive pas avant dix-neuf heures. Ils se sont assis là. Pareil, il s'allongera ici. Ils se sont pris par l'épaule, il a glissé sa main entre ses cuisses. Comme ça. Elle s'est cambrée légèrement en arrière, il a rapproché sa jambe, elle a laissé aller sa main. Comme ça. J'imagine tout ce qui s'est passé ensuite, quand ils se sont retrouvés dans un endroit plus intime et qu'ils ont sauté les étapes préliminaires en se déshabillant sauvagement. Comme ça. Le désir saccadé, les mouvements frénétiques, les odeurs enivrantes, les secrets découverts, la pudeur abandonnée. Comme ça. Le plaisir se présente, la fièvre monte, se retenir devient difficile, céder, oublier, confondre l'égoïsme et le partage, crier, s'évanouir l'un sur l'autre. Comme ça. Et maintenant, sur le banc, il commence à faire froid. C'est vrai. Et tout le monde me regarde.

Et merde.