A Rebours - 10

Le 05/11/2005
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par Arkanya
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Rubriques / A rebours
Le style des textes d'Arka sur la Zone a bien changé depuis quelques mois. Une nouvelle fois son texte est une histoire d'amour, sensible et subtile, ce qui en fait un OVNI sur notre site insensible et insubtil. Toujours bien écrit, toujours intelligent, toujours mollasson, le texte est suffisamment bizarroïde pour se laisser lire avec intérêt.
- C’est moi.
Dix ans. Ça fait dix ans.
Il y a dix ans, je nourrissais encore un espoir naïf pour mon existence. Je partageais mes journées entre les bancs de la fac, les bancs de la bibliothèque, les bancs des abribus et ceux des jardins publics. Un quotidien de bancs. Du lever au coucher du soleil, je consacrais mon temps à étudier, et j’en récoltais les fruits.
Mes nuits, elles étaient pour elle. Elle était arrivée dans ma vie comme un colis inattendu, littéralement. Elle avait chopé mon nom au pif sur une sonnette et avait demandé au facteur de lui ouvrir et de la conduire à ma porte. Je sortais tout juste de la douche, et quand j’ai ouvert, les cheveux en bataille, la serviette autour de la taille et l’air ahuri, l’employé des postes m’a lancé un regard coquin. Il attendait visiblement de quoi alimenter son carnet de potins, mais elle l’a bousculé, est entrée et a refermé la porte sur lui.
- C’est moi.
Sur le coup, j’ai juste été frappé par sa silhouette gracile, elle était tellement menue qu’elle semblait esquiver l’espace. Ce n’est que bien plus tard, la tête sur l’oreiller, que j’allais pouvoir étudier son nez fin, ses grands yeux verts et ses cheveux cendrés coupés à la garçonne. Elle ne m’avait même pas regardé, elle faisait le tour de mon deux pièces, inspectait les placards, les tiroirs, tandis que je la regardais avec la bouche grande ouverte. Enfin elle s’est retournée vers moi et, sans un mot, a tiré sur la serviette qui protégeait mon intimité. D’une main de fer elle m’a emmené vers le lit où je me suis assis, puis elle s’est déshabillée et m’a enfourché sans autre forme de procès.
J’ai eu une vague pensée pour ma copine du moment, quelque chose comme “bin voilà une bonne raison de la quitter”, ce que j’ai fait quelques jours plus tard. Cette jeune fille qui sortait de nulle part m’intriguait tellement qu’à aucun moment je n’ai songé au côté tordu de toute cette histoire. Quand je rentrais chez moi, elle était là. Elle ne me posait jamais de questions, et ne m’a jamais rien dit d’elle. Nous avons passé de nombreuses heures à discuter, de tout, de rien, de l’actualité, de la société, de littérature, de philosophie, mais jamais de ce qui nous concernait. En presque sept mois, je n’ai même pas su son prénom.
- C’est moi.
Le jour où elle est partie, comme ça, sans un bruit, comme elle était venue, je crois que je n’ai même pas été surpris. Je rentrais d’une soirée arrosée, et en ouvrant la porte, je n’ai même pas pris la peine d’annoncer “Je suis là” comme je le faisais à l’ordinaire. La lumière n’était pas allumée, j’avais compris. Je me suis couché, j’ai dormi, je me suis réveillé, je suis allé en cours, j’ai vécu comme avant, avant elle.
La dépression m’est tombée dessus quelques semaines plus tard, lente et insidieuse. J’ai bien failli foutre en l’air toutes mes années d’efforts, mais j’ai finalement réussi mes examens au rattrapage. J’ai trouvé très vite un boulot de comptable dans une boîte tranquille, et je me suis enfoncé dans mon train-train. D’humeur irascible et cynique, j’ai fait fuir un à un tous mes potes de fac, et quand le dernier est parti, je me suis ouvert les veines. D’après mon psy, le fait d’avoir fait ça dans les toilettes d’un bar prouve que je ne voulais pas vraiment mourir et que ce n’était qu’un appel au secours, moi ça me prouve surtout que j’étais trop con. A l’hôpital, l’infirmière s’est entichée de moi, et je l’ai laissé faire.
Aujourd’hui nous sommes mariés, et nous avons un fils. Avec le temps, j’ai appris à apprécier ma femme, j’ai même une grande tendresse pour elle. Mais ça ne sera jamais pareil. Mon aimée tombée du ciel, j’ai fait un trait dessus comme on décide d’oublier ses rêves de gamin. L’amour, c’est pas pour les adultes, pas assez raisonnable.
Dix ans qu’elle est partie. Dix ans, dont trois de descente aux enfers, deux de psychanalyse et cinq de mariage. Dix ans pour oublier, passer à autre chose.
Et puis elle a frappé à ma porte, et c’est comme si le temps s’était replié sur lui-même. Avec sa voix de petite fille, elle a dit “C’est moi”, et de nouveau j’étais un étudiant fauché et épris. Une vague d’odeurs, de couleurs et de sensations m’est revenue en bloc, une période, une époque oubliée, enterrée. Je l’ai laissée entrer, elle s’est installée avec toujours la même aisance. J’étais sidéré de la voir assise là, dans le fauteuil que je connaissais par cœur, elle qui n’était qu’un souvenir.
Elle me regardait en silence, ça a duré longtemps. Et puis elle m’a posé sa question muette, elle a saisi notre photo de mariage sur le guéridon et l’a retournée, face contre le bois. Ma réponse était tout aussi éloquente alors que mes mains enserraient sa gorge. Je crois bien que j’ai vu de la gratitude dans son regard.
Elle doit m’attendre là-haut, ou au-delà, ou n’importe où. Mais non, je ne la rejoindrai pas maintenant. Elle aussi patientera dix ans, je veux lui faire payer. Dix ans, la durée dont j’ai écopé pour l’avoir libérée. Cette fois, j’éviterai les toilettes publiques.