Serial edit 4 : sous terre

Le 22/11/2005
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par Aka
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Rubriques / Serial Edit
Aka flanque une première secousse à la rubrique serial edit, qui se prélassait tranquillement dans le giron de son texte de réference, un extrait de l'Apocalypse de Saint-Jean. Elle garde la structure en six points et la tendance hallucinatoire du bidule, mais s'en empare au service d'une véritable nouvelle, très bien écrite, sombre et lancinante, mais un peu trop floue : il manque les petits détails qui frappent.
Textes précédents :

- Extrait de l'Apocalypse

- Apocatrip par Nounourz
- Sainte-morphine par nihil
- Le fils spirituel par Glaüx
Le manque d’oxygène fera insidieusement son effet. Je le verrai lui, juste un peu plus haut, tremblant de rage ou d’excitation, les yeux révulsés. Quant à moi, je me représenterai mes traits déformés par la panique : nul besoin de miroir.
Je vivrai mes dernières secondes de conscience, tandis que lui jouira de ses derniers moments de folie. Ensuite, il devra rejoindre le monde Où-Les-Choses-Sont-Ce-Qu’Elles-Paraissent-Etre. Faire semblant.
A cette pensée, j’aurai un dernier sursaut de révolte. Ridicule et inutile. Mes ongles, mus par un réflexe moteur, se remettront à gratter la terre désespérément. La peur contractera mes tripes dans une douleur intolérable, les battements de mon cœur rythmeront mes dernières mesures.

Je partirai et ce sera sa volonté.

Six minutes, six minutes comme autant d’agonies. Dans ma réalité, elles durent une éternité. A la souffrance physique s’ajoute la déchéance morale. Ma bouche emplie de terre laisse échapper un râle.

Six. Une promenade banale en forêt. Une vieille tradition que nous avions décidé de renouveler pour rendre l’instant moins pénible. Un chien errant nous suit de loin, comme s’il ne voulait pas nous laisser seuls. Il faut s’expliquer une dernière fois, argumenter encore et encore sur les causes de notre rupture. Ressasser les raisons pour lesquelles on n’aime plus après avoir tant aimé. S’impatienter de ne pas réussir à trouver la phrase juste qui mettrait un terme à cette énième discussion.

Et puis sa voix, dans un registre inhabituel, qui tonne : « tu vas payer pour ça ! »

Et voici que ma vision se couvre d’un voile blanc. Le corps n’existe plus mais paradoxalement, la conscience demeure, elle s’accroche aux détails. Un bruit sourd : celui de ma chute. Au loin, un chien aboie rageusement. On ressent une telle hargne dans ses jappements, comme s’il en allait de sa vie. Une partie de moi le soutient dans sa lutte.

Cinq. Je retrouve le contrôle de ma vision et tout ce que j’aperçois c’est lui, le regard fou. Moi, au fond d’un trou. Tout en jetant de la terre sur mon corps, il murmure : « Crève ! ».

Des choses me meurtrissent le visage. Je repense à ce chien qui hurlait un peu plus tôt. Il y a combien de temps déjà ? Une seconde ? Une minute ? Un an ? Une vie ? Peut-être a-t-il voulu me prévenir. Peut-être que sa rage se manifestait contre ce coup du sort, ma Peine injuste et injustifiée.

Quatre. Les dernières pelletées de terre achèvent de remplir ma fosse. Comme pour m’assurer que je ne vis pas un cauchemar, sa voix s’élève, désormais lointaine : « Profite bien du moment, rares sont ceux savent ce que l’on ressent lorsqu’on est inhumé. »

Je prie le chien de m’aider à creuser vers la Lumière. Mais il souffre de s’être trop battu. Ce n’est plus qu’une bête écorchée, décharnée, dont les muscles roulent autour des articulations. Maintenant il se laisse mourir. Son renoncement comme un exemple : la lutte est vaine. Fixant sur moi un regard résigné, il pose son museau sur mes doigts meurtris et expire.

Trois. Mon corps ne supporte plus l’absence d’oxygène, je ne peux m’empêcher d’avaler de la terre. J’ai pourtant essayé de retenir mon souffle pour mettre toute mon énergie à creuser. En vain. C’est le moment où les sanglots arrivent, obturant mes sinus jusqu’alors épargnés.
Je la sens s’insinuer dans mon corps. Je sens son odeur, son goût. Plus je veux la recracher, plus elle prend place à l’intérieur de moi. Mes organes ont déjà leur linceul.

Deux. Je vais mourir, c’était irrémédiable. En avoir conscience me semble surréaliste. Déjà mon corps se fait cotonneux, la douleur s’estompe. Je vis mes derniers instants de lucidité. Tel un général avec ses soldats, tel un prêtre avec un condamné, j’essaye de m’offrir une mort digne en me persuadant que je l’ai désirée comme une libération. «Elle est arrivée ton heure ! Oublie la douleur de ton corps, oublie cette vie insipide et somme toute banale. Goûte la délivrance de cet instant, goûte-la bien car elle est la dernière chose que tu vivras jamais. Tel est le présent que chaque amant devrait offrir à son amante, car il n’y a pas plus grand désir pour un être humain que d’être conscient de sa propre fin »

Un. Mon corps se rebelle une dernière fois. Je suis prise de violents tremblements. Ma conscience s’éteint. Le souvenir des choses s’efface peu à peu de ma mémoire.

La colère et la frustration m’envahissent malgré moi. Une dernière fois je me vois en train de mourir, puis morte : cadavre perdu à jamais au fond d’une forêt de banlieue. Vermine parmi la vermine. Invisible.

Zéro.