Le goût du salut

Le 27/11/2005
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par Abbé Pierre
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
L'Abbé n'est pas un habitué des textes construits et sérieux, et ce premier essai est prometteur. Histoire classique d'un tueur en série et de sa proie, vue par les deux regards simultanément. Ca s'attache à la confusion fatale qui règne dans ces deux esprits, à la relation muette, mystique qui se noue entre le bourreau et la victime. Bien écrit mais pas terriblement original, ça donne quand même envie d'en lire plus.
5h30.

Je rentre chez moi après une chasse fructueuse.
La tête de ma victime assommée frappe contre le tableau de bord dans un bruit sourd. Je souris. Ses longs cheveux bruns me caressent la jambe, sa main est posée sur ma cuisse et sa bouche entrouverte. Encore quelques kilomètres et enfin mon excitation serait à son comble, enfin je pourrais me guérir.
Ma maison m’apparaît au détour d’un virage. Je gare la voiture et commence à toucher la jeune femme sans vouloir la blesser. Je la frôle, l’embrasse du bout des lèvres. Elle sera meilleure tout à l’heure, son sang couvrant sa peau pâle et son corps fragile. Je la fais sortir et la porte jusqu’à la cave où plusieurs de mes anciennes captures attendent encore, les yeux exorbités, les mains découpées, nues sur leurs chaises pour l’éternité, liées à moi jusqu’à la mort. Je les aime. Elles sont mes enfants, toutes mes pensées et ma guérison. Je le sais, j’en avais pris conscience. J’installe la nouvelle sur une autre chaise puis je l’enferme. Elle se réveillera dans quelques heures et j’entendrai ses cris de ma cuisine. Le seul fait d’y penser me laisse émerveillé. C’était une bonne prise et j’en profiterai jusqu’à la fin.

J’ouvre les yeux doucement. Mes paupières refusent tout d’abord mais je parviens à leur imposer ma volonté. Le noir, l’enfermement, la puanteur. Toutes ces sensations m’assaillent. Mon premier réflexe est de crier, vite et fort. De l’aide, c’est cela qu’il me faut. Personne ne réagit, personne n’est derrière cette porte. Je suis là, seule. Que s’est-il passé? Mon esprit s’embrume, il ne veut pas se rappeler. Ce coup, cet homme. Que voulait-il ? Mon corps entier tremble sous la peur. Des bruits en haut, il y’a quelqu’un. Je me jette contre la porte, je crie à n’en plus finir, ma gorge brûle. Qu’est ce que j’ai fait ? Pourquoi suis-je punie ? Je l’entends. Il doit descendre, pour me voir. Il frappe à la porte et je ne dis rien. Que pourrais-je lui répondre, je ne sais même pas de quel crime je suis accusée. S’il vous plait...

J’ouvre doucement la porte qui me sépare de la liberté. Peu à peu je retrouverai ce que je cherche. Vous m’avez fait mourir, tous autant que vous êtes mais je prends ma revanche, pour ne pas rester prisonnier de vos propres pensées.
Elle est là, les yeux fermés. Elle fait semblant de dormir mais sa respiration est saccadée. La peur, l’adrénaline qui l’oblige à se trahir. Sa cage thoracique qui se bloque. Je connais tout ça, à cause de vous. Je l’aime déjà, elle. Je m’approche et la caresse une nouvelle fois, ressentant ses frissons qui parcourent maintenant mon corps. Je ne lui parle pas, je ne dois pas lui parler, laissant ce mystère, ces secrets, détruirent peu à peu sa réalité. Je l’embrasse, ses lèvres me rejettent. Je fais courir mes doigts sur son cou, puis sur sa nuque sur laquelle je sens l’hématome, vestige de cette nuit. Je n’avais pas frappé fort, il ne fallait pas la salir.

Non...non...je ne veux pas ouvrir les yeux. Des larmes se perdent sur mes joues, toujours plus. J’ai mal. Pourquoi je dois subir ça, pourquoi moi ? J’entends encore le bruit de ma première blessure, du commencement de ma destruction. Il avait refermé la porte, tout était noir, je le savais. Je sentais ses doigts sur moi, sa bouche, ses gestes précis mais je ne voulais pas le voir. Les battements de mon cœur s’intensifient, ma tête vibre à leur rythme. Je tremble, toujours plus. L’autre épaule. Ce son qui annonce ma fin. Je ne veux plus sentir tout ça, il me frappe, je crois. Il doit me frapper maintenant. J’ai de plus en plus mal, que fait-il ?

Le jeu commence à présent. Je ne l’avais à peine touchée mais elle s’offre déjà à moi comme un enfant que je devrais garder jusqu’à la fin de notre existence. Chaque parcelle d’elle s’accroche à moi par la peur, la souffrance et la puissance que je lui ordonne. Elle n’a pas conscience de ce qui allait se passer. Son seul refuge dans cette prison se révèle être ma présence. Elle demanderait bientôt, j’en suis certain. Elle demanderait ce que je serai le seul à pouvoir lui offrir, la tranquillité, la liberté, tout ce que je cherche moi aussi.
Elle devient de plus en plus pâle, ses larmes coulent encore et je ne peux m’empêcher d’en goutter une. La saveur salée de sa solitude. Je ne dois pas continuer trop longtemps, elle est belle mais fragile. J’en trouverai une autre cette nuit et je la choisirai plus forte. J’attrape un couteau auquel j’offre la peau dénudée des bras de ma victime. Je trace quelques lignes, assez profondes pour que le sang s’écoule. L’autre membre n’attend pas et je lui fais subir le même sort. Ma rédemption passe par ses actes, ce sang est mon immunité. Elle est ma sauveuse.

Maman..ce nom sort de ma bouche alors que je ne l’avais pas pensé. Maman..peut être pourra t’elle me sortir de là. Elle est à côté de moi. Ses paroles m’apaisent, m’endorment. Je courre vers elle mais elle n’est plus là. J’entrouvre les yeux. Toujours sur cette chaise alors que l’homme est derrière moi. Je me suis vue courir, je me suis vue tenter de la rattraper. Pourquoi suis-je encore là ? Je n’ai pas bougé. Mon sang, il tombe sur le sol, goutte à goutte, me perdant peu à peu, offrant mon corps au néant. Maman, reviens. Je n’ai plus rien. Mes paupières se ferment d’elles-mêmes. Je n’ai pas été punie, ce n’est pas elle, elle n’oserait pas m’infliger ça. J’essaye de bouger mes jambes, d’enfouir la tête contre mes genoux mais les mains de l’homme me retiennent. Je ne dois pas, il a raison, je suis forte, je dois accepter sans bruit. Je t’aime maman.

Elle est à moi maintenant. Je suis son univers, ce qui peut la retenir à la vie, ce qui peut être sa seule raison de vivre. En un sens, je suis Dieu. Je suis le seul détenteur de son existence, celui à qui elle obéit, à qui elle se livre. Mon couteau s’installe sur ses jambes. La peau déchirée ne lui inflige plus de douleur, seulement mon plaisir à la vue de son sang. Je la frappe dans les côtes. Un hoquet lui échappe alors que ses poumons se vident de leur air. Son visage bleuit. Elle tente de reprendre son souffle et s’accroche toujours plus à moi. J’ai le pouvoir de lui rendre ce que je lui ai pris. Elle peut appeler à l’aide, personne d’autre que moi ne lui répondra, comme celles qui l’ont précédée. J’en viens à la mutiler partout où le couteau se pose, suivant les formes du corps, tranchant dans l’obscurité ce qui s’oppose à lui. Elle ne criera plus, elle n’émettra plus aucun son, elle imagine, elle espère. Je suis son espérance.

Le silence brûle mes tympans, mon souffle se fait de plus en plus imprécis, je n’en perçois rien. On me frappe de l’intérieur, quelque chose me martèle le corps. Je ne l’imagine plus, je le sais et j’observe ma destruction. Rien n’est au dehors, à part lui, il tente de me soigner, il panse mes blessures faites par l’Autre. Il fait tout ce qu’il peut. Je dois me libérer en me donnant à lui, je ferai tout ce qu’il me demandera. J’arrête de trembler, ce corps n’est pas à moi, il n’existe que dans mes rêves, il est à lui, lui qui essaye de me le rendre alors que l’Autre s’installe dans mon cerveau, frappant, détruisant tout ce qui s’y trouve. Je suis forte, je tends mes bras vers lui, je sens sa présence, il me repousse. J’ai failli faire une bêtise, il me délivre, je ne dois pas lui transmettre l’Autre, je suis la seule à me battre, je suis la seule qui mérite d’être détruite, lui est bon, je ne suis rien.

J’ai gagné. Je pose mon couteau et l’observe. Le sang coule toujours, ses doigts ne sont plus que des lambeaux de chair, son corps n’est plus rien car elle me l’a donné, parce que je suis le Sauveur. Le plaisir s’engouffre en moi, me reposant, encore un pas vers ma libération. Ma victime bouge encore, elle n’ose pas crier, de peur de me déplaire, elle n’ose pas non plus ouvrir les yeux. Ces dernières secondes sont les plus importantes. Je m’assieds en face d’elle, la regardant toujours. Je ne l’ai jamais vue et pourtant, je crois la connaître mieux que n’importe qui. Je lui ai offert une vie, une réalité qu’elle accepte, comme toutes les autres, mes filles.
« Ma fille ».

Elle ouvre les yeux.

Papa. C’est lui. L’air s’engouffre en moi. La lumière me brûle les yeux. Il faisait noir pourtant. Non, arrête de penser, avant n’existait pas, je viens juste de naître, je n’étais rien, je ne suis qu’une enfant. Il m’a tout donné parce qu’il m’aime et m’aimera toujours. Je suis son cadeau, son offrande. Plus rien ne me détruit, je n’entends plus l’Autre, il n’est plus là, il n’y a que lui, qui tient à moi parce que je suis le fruit de ses propres entrailles. Je dois lui parler, je sais que je peux, il sera content et il me bercera, tout ira mieux.

« Papa.. ».


Elle est morte. Elle ne bouge plus. Seule sa bouche demeure ouverte, étirée en un rictus de joie. Je me lève et la laisse là, je ne dois plus y toucher, elle rejoindra toutes les autres. J’ai passé ma journée dans cette pièce et la nuit commence à tomber. Elle aura été ma famille, la seule qui m’aura aimé alors que vous, vous n’osiez pas, parce que j’étais différent, parce que vous ne regardiez pas ce que j’étais vraiment. J’avais besoin de vous et vous m’avez rejeté. Elle, au moins, elle a compris et je lui en ai remercié.
Je sors et prend ma voiture pour une longue nuit que je ne peux raconter. Ma liberté n’est qu’à moi, je dois vous la reprendre.

5h30.

Je rentre chez moi après une chasse fructueuse...