Serial edit 10 : l'émissaire

Le 24/12/2005
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par Lapinchien
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Rubriques / Serial Edit
Par un étrange concours de circonstances la rubrique Serial Edit retombe dans le médieval qu'elle avait quitté après la Grande Peste. A son habitude, Lapinchien bouleverse la structure et fait de la tranche de vie d'Aka une véritable nouvelle pas extraordinaire, mais intéressante, avec un coté très amusant qu'on avait pas vu dans cette rubrique plutôt sérieuse depuis longtemps.
Textes précédents :

- Extrait de l'Apocalypse

- Apocatrip par Nounourz
- Sainte-morphine par nihil
- Le fils spirituel par Glaüx
- Sous terre par Aka
- Lambda par Lapinchien

- Timebomb par Nounourz
- La grande peste par nihil
- Le grand soir par Glaüx
- Moi et les cons par Aka
Les travaux des champs, çà vous use un homme… Faut dire qu’on traverse une période de famine et qu’on ne vit plus très vieux de nos jours. J’ai entendu dire qu’autrefois nos aïeux dépassaient la cinquantaine. Quelle ironie, j’ai quarante ans et j’ai hâte que le sol me dévore, hâte de mettre un terme à tout ce labeur insensé… Notre bon Seigneur est en guerre contre le Duché voisin. Il a réquisitionné presque toutes les récoltes du village pour nourrir son armée. Du coup, la faim tenaille nos ventres du soir au matin… Mais pourquoi affamer sciemment, de la sorte, ses serfs les plus dévoués ? Les guerriers ont besoin de forces, soit, mais qu’adviendra-t-il de nous tous si l’hiver est rigoureux et que la maladie décime le village ? Quels misérables conseillers ont-ils pu influencer aussi médiocrement notre bon Souverain ? Il faut des paysans forts et vigoureux pour que les récoltes de l’année prochaine soient abondantes pour tous ! Nos fils ont été enrôlés… Il ne nous reste plus que les semis pour moudre de la farine… Les semis ! Mais qu’allons nous donc planter ? Jamais le Seigneur du haut de toute sa sagesse n’aurait plus prendre une décision aussi niaise… Quelqu’un le manipule… Quelqu’un de démoniaque… Un émissaire du Diable si çà n’est le Malin en personne. Çà ne peut pas continuer… Un paysan du village doit retrouver le Maître et lui faire raison retrouver.

Dans ma besace, j’ai mis quelques affaires car la route à pied jusqu’à la bordure du Duché sera longue. Le Seigneur y est, il mène ses troupes, en première ligne à chaque bataille. Ma femme a empaqueté quelques restes de pain noir que j’ai honte d’emporter. Je quitte avec regret ma cahute, celle que j’ai construite à la sueur de mon front. J’ai un mauvais pressentiment. Je serais bien resté dormir un peu mais le choix n’est pas permis. Faut bien que quelqu’un se dévoue, et j’ai des responsabilités moi, foutredieu ! J’assume. Pas comme ces gueux qui se laissent mourir. La lumière du jour a déjà disparu. Tant mieux. Il est préférable de marcher de nuit, ça permet de ne pas croiser de brigands. Tout le monde ne peut pas le faire ça, arpenter les bois de nuit. Tout le monde n’a pas le sens du sacrifice et des responsabilités, froussards ! Ma foi aura raison de toutes les créatures démoniaques qui vivent du crépuscule à l’aube. J’avance en silence, les yeux rivés au sol, les poings serrés. Çà n’est pas que j’aie peur, mais je sais que les démons rôdent. Il suffirait d’un infime instant de doute, que je perde le fil de la foi un moment, pour me mettre à la merci de ces bêtes horribles, pour qu’elles m’éviscèrent et me dévorent. Alors je regarde par terre. Je suis les pas de Dieu.

Et ce soir, est le jugement dernier. Je crois en ma mission. Quand je me présenterai aux campements, le Seigneur me recevra et je romprai le sortilège du Malin qui le tient car je rapporterai la vérité simple, la vérité de Dieu. Ce soir tous les tourments du Maître disparaîtront.

Demain matin, ma vie n’aura plus de sens, j’espère que Dieu me sera reconnaissant et qu’il la reprendra une fois que j’aurais accompli mon devoir. La maladie m’emporte petit à petit, toute ma peau n’est qu’une plaie qui me gratte, toutes mes extrémités sont nécrosés… Je veux quitter à jamais les obligations terrestres qui me pèsent tant ; et je m’en réjouis d’avance. Je passe dans les champs des jours de supplice… des nuits que je ne dors plus à souffrir de tous mes os craquelant. Mais bientôt, ça sera le passé… J’ai décidé de chasser tout ça de ma mémoire un certain temps. Je dois rester concentré sur ma mission et ma foi. J’aurai l’éternité pour souffler et me réjouir… Ils auront du mal à se passer de moi, au village, ça c’est certain. Je me vois plusieurs heures plus tôt le quitter alors que les autres, les lâches, dormaient déjà. Les portes des chaumières étaient barricadées, les charrues à l’abandon et les fantômes des bestiaux parqués dans leurs enclos. Je mâche un peu de pain noir pour avoir des forces et rester éveillé. Et mes pas se font lourds dans la boue du chemin de traverse qui disparaît au fur et à mesure que je progresse pour s’évanouir finalement dans la densité des bois… Et la noirceur de la nuit de plus en plus menaçante… Les étoiles et les astres ont été happés par le néant… Et les échos de l’ombre se précisent et se répètent. Les démons m’encerclent et se font de moins en moins discrets comme je suis loin de toute âme à qui je pourrais témoigner de leur existence. Je ferme des yeux qui ne me servent à rien et me guide au touché. Mes mains s’entaillent comme je pousse les branches et les ronces s’enfichent dans ma chair. Je ressens le monde au travers de ma douleur. Les racines me font vaciller comme si elles étaient placées sciemment là pour me faire choir. Je n’en peux plus, je m’arrête. Ceux qui me suivent en font de même car les crépitements de brindilles foulées cessent. J’avale un peu de mie de pain noir et je cris ma foi en Dieu pour effrayer ceux qui convoitent et ma chair et mon âme. J’ouvre alors les yeux et j’y vois comme en plein jour, la lumière de la foi aveugle toutes les bêtes hideuses tapies dans l’ombre et éclaire mon chemin. Les nuages se déplacent en accélérant et m’indiquent une direction. Je frissonne et pas de froid, un charme semble me hâler car je ne sens plus mes jambes si lourdes et léger, je flotte dans l’éther. Des centaines de lucioles auréolées d’une lumière rose me portent. Je vrombis à travers bois et d’une pichenette je détruis tous les troncs et rochers qui obstruent mon passage. Tout cesse soudain. J’ai été porté jusqu’aux campements et me voilà face à une taverne improvisée, l’occasion rêvée pour dépenser mes derniers deniers que je ne peux plus troquer contre rien au village…

Je suis accoudé à une table depuis plusieurs minutes déjà à observer du coin de l’œil ces guerriers s’enivrer de leur piquette frelatée. Moi je suis venu là pour guetter la venue du Seigneur devant une ration de purée de blé. Le Maître viendra saluer ses troupes, les angelots qui m’ont charrié m’en ont fait la promesse. Je suis obligé de supporter les palabres d’ivrognes relatant de combats héroïques qui n’ont jamais eu lieu. Ces soldats sont les survivants, ce sont donc les plus lâches. Et vas y que ça parle de géants qu’ils ont soit disant étripé. Et le maigrelet qui se targue d’avoir pourfendu plus de trente ennemis aujourd’hui. Le plus joufflu qui prétend en avoir éventré le double. Fabulateurs. Ca m’énerve.

Je commande une autre ration qu’on me refuse. Les guerriers chantent des chansons paillardes. Ils sont tellement abrutis par l’alcool que ça leur ronge la raison, ils ne savent plus ce qu’ils chantent... Certains entament un hymne alors que d’autres s’époumonent sur une ode… Aucun ne suit les mêmes paroles, et tout se transforme vite en cacophonie satanique. S’ils passent leurs nuits à s’enivrer dans les tavernes comment peuvent ils mener bataille ? Les plus vaillants et les plus nobles paient de leur vie pour que survivent ces parasites… Qu’ils sont hideux à laper leurs rations et japper comme des chiens !

Je m’en vais leur rappeler, moi, quels sont leurs vrais devoirs de chrétiens… Ils veulent des chants, je m’en vais leur réciter des prières de Saint Jean… En voilà de vraies valeurs saines. Ca ces jouvenceaux, ils ne peuvent pas le comprendre, ils n’ont pas connu les vrais combats, ceux qu’on mène tous les jours contre la vie… Les seuls champs de bataille sont ceux qu’on doit mener jusqu’aux récoltes. Nous autres, serfs, y versons bien plus de sueur qu’eux de sang sur les leurs. Comment saisiraient-ils toute la portée des épîtres, les souffrances que ça évoque. Les Hommes. Avec un grand H. Les vrais. Ils ne m’entendent pas bien sur, leurs chants grivois couvrent mes prières… Peut-être est ce mieux ainsi ? Ils doivent combattre demain… Ils doivent pêcher… Ils sont déjà damnés et peupleront les enfers bientôt… Ce sont des chiens ! Des chiens ! Tiens mon voisin de tablée est d’accord avec moi. Pas tant par la parole car il se tient muet mais plutôt par l’apparence… Voilà que ses poils s’hérissent et couvrent son visage, que sa mâchoire fend ses lèvres et s’allonge laissant poindre deux horribles canines… Foutredieu ! C’est un lycanthrope ! Voila qui explique la présence de toutes ces mouches… Je prie dans ma tête pour ne pas qu’il me remarque. J’ai échappé à ses frères dans les bois… Ce sont les émissaires du Malin… Ils sont là pour qu’échoue ma mission… « Tu ne m’auras pas Satan ! » Je viens d’éborgner l’ennemi avec la cuiller de ma ration… Il s’est effondré sur le sol de pierre et se tord de douleur dans d’horribles cris… Je foule son œil du pied alors qu’il se consume… Toutes les mouches se sont ruées sur son corps affaibli et s’en délectent alors qu’elles se convertissent en feux follets… J’avance par saccades pour sortir de ce lieu maudit alors que la réalité tourbillonne à chacun de mes pas. J’en ai la nausée… VADE RETRO ! VADE RETRO !

Foutredieu ! Je n’ai pas pu alpaguer le Seigneur pour le délivrer de son sortilège. Il n’est pas venu de toutes façons, les lucioles ont menti… Encore un guet-apens, une ruse du Démon… J’ai flotté jusqu’à me retrouver bien loin de la taverne. Voilà que je déambule dans les campements où les éclopés râlent et côtoient les morts qu’ils ne vont pas tarder à rejoindre. Un homme seul est accroupi, là-bas, tout près d’un feu… Je ne reconnais pas de suite notre bon Seigneur car il se cache le visage… Non, en fait, il pleure… Son allure seule suffit à susciter le respect… Une aura sainte émane de sa personne. En même temps, l’élu divin a tant côtoyé le Malin en menant des hommes à la guerre, il l’a tant nourri en âmes que Satan a fini par apprivoiser sa raison. Il est sous son emprise mais je me vais l’en soustraire… « Je suis sûr que vous pleurez vos guerriers perdus sur le champs de bataille. Non ? C’est que vous ne le savez pas encore. Votre raison est gangrenée par le Diable mais votre cœur s’émeut toujours… Ah ah ah. Vous faites quoi là tout seul si çà n’est tenter de comprendre ce que votre cœur dicte à vos yeux ? Vous m’attendiez ? Vous voulez rester seul ? VADE RETRO SATANAS, n’emprunte pas ses paroles ! Vous voudriez rester seul, vous seriez seul sous votre tente. Quoi ça ne me regarde pas ? SATAN notre bon Seigneur souhaite se dégager de ta tutelle ! Il ne désire pas tes conseils ! Foutredieu, je ne vous ai pas manqué de respect, je suis un émissaire qui vient vous libérer du joug du Mal. Un blasphémateur, moi ? Un vieux serf poisseux rongé par la folie ? Tu n’es pas notre Seigneur ! T’es soudoyé par le Duc, avoue ! hein ! C’est le Diable et vous avez pactisé, n’est ce pas ? Tout cela n’est qu’une guerre de façade car peu importe le vainqueur, l’important pour vous deux est de peupler les Enfers ! Traître ! SENILE MOI ? Mais tu sais pas à qui tu parles, succube ? j’suis un foutredieu d’émissaire divin, moi… Tiens prends ça dans ta gueule. ET ME TOUCHE PAS AVEC TES MAINS PLEINES DE BLASPHEME. Quoi ? Vous voulez quoi vous ? On discute ça se voit pas ? Lâchez moi bande de félons ! Ah ça c’est facile à cinq contre un, foutredieu de succubes ! »

« Oui Messire le garde... Vous venez du village, j’me souviens d’vous quand vous étiez tout minot… On est du même bord vous et moi… Ce qui s’est passé ? Oh vous savez… les années… Chuis un peu sénile et je fais des crises, et elles sont mal interprétées parfois… Non je ne lui voulais pas de mal… Ah je vous rappelle votre père ? La peste l’a emporté l’an dernier ? Que je ne m’approche plus jamais du Seigneur sinon j’irais le rejoindre ? Vous allez m’occire ? Je vais rentrer au village pour y mourir, comme vous voudrez … », Je ne vais pas m’éterniser… Les poils s’hérissent sur le visage du garde… Lui aussi est un lycanthrope et il ne le sait pas… Toute l’armée apparemment est sous l’influence de la Bête…

Foutredieu de commerçants. Ils font la navette entre nos terres et les campements pour ravitailler nos troupes. Ils sont chargés de m’escorter jusqu’au village… J’ai pas à me plaindre… J’aurais pu avoir un châtiment bien plus grand… C’est que Dieu me protège et que j’œuvre pour lui… çà n’est pas de la chance. Le hasard n’existe pas en ce bas monde… Dieu ne m’a pas du tout envoyé au front pour soustraire notre Bon Seigneur au joug du Malin… Il voulait que je découvre par moi-même qu’il était déjà trop tard… J’avais prévu cette possibilité et emporté de la ciguë au cas où le Seigneur ne veuille revenir à la raison, sur les pas de Dieu qui précédaient les siens… Mais il s’en est trop écarté… Dans sa folie, il a emporté tous nos guerriers vers la damnation éternelle… Ces pauvres âmes souffrent d’être sournoisement corrompues par le démon… Mais je les ai libérées… Je me suis introduit dans l’entrepôt des campements et j’ai versé ma fiole de ciguë dans les tonnelets de leur piquette… Ceux qui n’auront pas péri sur le champ de bataille fêteront leur salvation éternelle ce soir même…

Me revoici au village… Les marchands me laissent et s’embourbent au loin sur la route boueuse qui mène à la citadelle. Il fait bien calme… d’habitude on aurait entendu le râle des gueux mourir de faim… Foutredieu ! Les cahutes finissent de se consumer, certaines crachent encore une vive fumée… Je cours retrouver ma femme. Elle gît morte asphyxiée devant notre maison dont il ne reste plus que des cendres… Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Je la serre de tout mon cœur dans une dernière étreinte et je ne me rends pas compte qu’un de mes voisins s’approche de moi pour me fracasser le crâne avec un gros caillou… « Tu vas mourir, Lycanthrope ! » Que je l’entends hurler comme il me porte l’estocade… Les villageois se sont entretués dans un délire collectif… On aurait dû se méfier de l’ergot de Seigle sur les semis qu’on a broyé pour faire la farine de pain noir…