Administration

Le 04/01/2006
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par Narak
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Thèmes / Obscur / Autres
L'histoire d'un professeur perturbé qui fréquente une école visiblement abandonnée et en ruines. On passe l'ensemble du texte à se demander ce qu'il se passe au juste : c'est pas une qualité, l'attente empêche d'apprécier la lecture à sa juste valeur. Mais comme il n'y a pas d'explication, même à la fin, il faut bien se résoudre à savourer le texte pour ce qu'il est : déjanté, incongru et sans le moindre sens donc. Texte à double tranchant.
Pas possible.
Enfin, je veux dire…
Il y a vraiment quelque chose de louche ici. Les élèves ne viennent plus.
J’ai brisé un bureau ce matin. Encore un. J’ai ramené les débris chez moi. Ce n’est pas grave. Ça sera retenu sur mon salaire.
C’était la première fois depuis six mois que je retournais chez moi. Il n’y avait plus d’électricité alors je me suis dit que je serais sûrement mieux ici.
Je travaille dans une école, je suis professeur dans une école, dans une école…
Mais il n’y a plus d’enfants. Le matériel scolaire se brise dans mes mains.
Je ne peux plus prendre de crayons entre mes mains. Je ne me souviens même plus si j’y suis déjà arrivé. Dans l’éducation nationale, on dit « outils scripteurs ». Et on peut se permettre de s’imaginer très intelligent, alors que…

Les éclats de bois, sont empilés chez moi. Il y a un tas immense qui touchera bientôt le plafond. Que ferai-je de tout ce bois lorsque je ne pourrai plus circuler dans mon appartement ? Ca commence à être vraiment encombrant.
J’ai beaucoup de bois à brûler. Cet hiver risque d’être froid. Je ferai une flambée dans la cheminée et je serai au chaud dans mes couvertures avec un bon café.
Celui de l’école est vraiment sale. Il y a des cendres de cigarettes dans les gobelets. Les gobelets sont remplis à ras bord de cendres de cigarettes. Le café se transforme en boue noirâtre en arrivant dans le verre, et ensuite il tombe le plus souvent sur le sol parce que la machine à café est complètement rouillée et qu’elle se disloque.

J’ai lancé un crayon contre le mur. Il s’est brisé. Je ne sais pas pourquoi.
Et j’ai écrasé un bureau d’une seule main et des cloportes en sont sortit par centaines. Personne n’a réagit au bruit.

L’école n’est pas complètement vide, il y a forcément quelqu’un.
Forcément…

Allez voir à l’administration, il y aura forcément quelqu’un qui saura vous conseiller.

J’ai des copeaux de bois planté sous les ongles, ça doit me faire mal. Il faudra que je pense à aller me laver les mains, tout ceci n’est vraiment pas très hygiénique.Vraiment pas très hygiénique. J’essuie ce qui suinte de mes doigts dans ma cravate en attendant que les élèves arrivent.
Comme hier.
Les tables sont bien alignées en rangées étroites. Certaines sont pourries depuis des années, et lorsque les touche elles partent en morceaux. Je devrais aller le signaler à la direction. D’ailleurs je pourrais peut-être y aller maintenant. Le temps de faire l’aller-retour il sera midi et le cours sera fini. Je dirais aux élèves de rentrer chez eux ou de prendre un petit quelque chose à manger à la caféteria, s’ils habitent trop loin. C’est une bonne idée, oui.
La cafétéria empeste. La nourriture baigne dans l’eau glacée, mais il reste peut-être des jus de fruits. Je verrais ça tout à l’heure. Tout à l’heure. Quand il sera midi.

Les portes vitrées sont en miettes. Il n’en reste qu’un grand éclat de verre brun suspendu à un gond. Le reste baigne dans une flaque d’eau de pluie qui s’étend entre les dalles de carrelage pulvérisées. Il me semble que j’en suis au moins partiellement responsable.
Ce sera retenu sur mon salaire.
L’eau coule du plafond, elle passe par les joints des vitres quand le vent souffle. Elle résonne sur le toit. Je suis presque sur que le rez-de-chaussée est inondé maintenant. Je prendrais bien un café.
Il y a des toiles d’araignées partout. Je suis obligé d’enlever la porte de ma salle de classe pour sortir, parce qu’elle a gonflée à cause de l’eau et a fini par pourrir elle aussi. Comme le chambranle qui est tombé la semaine dernière pendant la pause. J’étais sorti voir si les élèves étaient arrivés. Il n’y avait personne. C’est là que j’ai entendu le craquement. Je suis revenu et là, j’ai constaté que le chambranle était tombé en emportant un morceau du mur avec lui. J’ai envoyé un mot à la direction dans la journée.
Il traîne dans le couloir, pris dans des restes de toiles d’araignées.
Personne ne l’a ramassé.

Je passe devant le secrétariat. Il n’y a personne.

Je retourne dans ma salle de classe. Je repasserais plus tard.
Je laisse quand même une note à la secrétaire, pour lui signaler que le matériel de la salle 023 se détériore. Je le mets avec les autres mots que je lui ai laissés sur son bureau et je retourne faire cours.
Je vérifie que les tables sont bien alignées, que l’espace est suffisant pour qu’il n’y ait pas de tricherie et que je puisse circuler entre les rangs. J’attends la sonnerie pour commencer à distribuer les copies, mais je me souviens qu’il n’y a plus de sonnerie.
Alors je compte les secondes. Je compte.
Arrivé à 60 je ferme la porte, et je distribue les copies. L’eau imbibe le papier dès que je le pose sur le bois.
Ensuite je m’assois sur ma chaise recouverte de cendres. Je mets mes lunettes. J’enlève les croûtes de poussières mouillées sur mon costume, je pose mes deux mains contre mon ventre pour les réchauffer, et j’attends.

Personne.

Les fenêtres sont presque toutes brisées. Il y a du verre partout, et de la terre.
Je me lève et je vais regarder ce qu’il se passe en bas.
L’eau sort des égouts. Elle descend la rue. Des monceaux de déchets se sont accumulés dans la cour, poussés par le courant. Ca sent la même odeur que l’eau qui remonte des canalisations, grise, glacée, avec des pelotes de poils à la surface.
Je ferme la fenêtre. De toutes façons il n’y a plus de carreau.
Il n’y a personne. Je suis seul et il pleut. Je pue. Je suis trempé. Mes mains saignent. Je tremble.
Il n’y a personne.
Je retourne m’asseoir.

C’est calme aujourd’hui. Comme hier.