LEX1

Le 11/01/2006
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par nihil
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Ce texte est plus vieux que la Zone, mais je n'ai que récemment pris le temps de le reprendre entièrement pour le publier. Ce premier épisode met en scène un jeune employé perturbé et dépressif, placé dans un monde professionnel qu'il exècre et qui le rejette. De la pure tranche de vie quotidienne sombre et amorphe, très circonstanciée et un peu autobiographique.
La confusion gagne du terrain. Je travaille depuis longtemps, je ne comprends plus rien aux lignes de code qui s’alignent indéfiniment à l’écran. Mon attention est altérée, je n’ai plus qu’une idée en tête : être loin d’ici. Le soleil est là, à côté de moi, monstre tentaculaire tout près de disparaître derrière la masse noire des immeubles. Ses rayons filtrés par les larges vitres teintées me font mal aux yeux. C’est la fin d’une journée misérable, inutile, une de plus. Une nouvelle pièce au puzzle du renoncement. Plus que trente minutes avant de pouvoir partir. Il faut que ça passe vite, maintenant. Les derniers instants sont toujours interminables.
Je lâche le clavier, expire profondément. Je m’étire et mes articulations craquent douloureusement. J’essaie d’évacuer la tension, c’est difficile. Je jette un œil aux alentours, ruiné de fatigue. La secrétaire assise en face de moi me sourit machinalement. Elle sourit toujours à tout le monde, c’est comme un réflexe chez cette pauvre connasse. J’observe un moment son visage maquillé, ses mains aux ongles parfaits, son tailleur strict mais élégant, jusqu’à ce que la convenance m’oblige à détourner les yeux. Elle me demande aimablement si tout va bien, si j’avance bien. Je hausse les épaules : rien de pertinent à répondre. Son sourire reste plaqué sur sa gueule comme sur un masque de porcelaine, c’est absurde. Quelques banalités affligeantes s’ensuivent. La courtoisie de mes collègues de bureau à mon égard est de toute évidence feinte, et je n’arrive pas à faire semblant de ne pas m’en rendre compte. Je ne réponds pas, mâchoires bien serrées, et elle finit par abandonner et reporte son attention sur son écran. Ca me soulage un peu.
Encore une demi-heure et je pourrai me barrer, me jeter dans les rues déjà obscures et tenter d’oublier cette nouvelle journée gâchée... Courir vers mon refuge, rentrer dans ma coquille sclérosée. Alors que je m’apprête à aller chercher un autre café au distributeur, pour gagner quelques minutes de plus, je m’aperçois que mon supérieur hiérarchique, M. Henry, est entré dans la pièce et se dirige vers mon bureau. Je tente de refouler la vague de peur animale qui me prend au bide. Faire bonne figure.
- Alexandre, je peux te parler une minute ?
Je lève la tête le plus naturellement possible, calculant chacun de mes gestes, mais ma respiration s’accélère sensiblement. OK, pas de problème. Il projette sa large ombre entre mon écran et les reflets grisâtres du crépuscule. Je fronce les sourcils, je me concentre. Je passe en revue tout ce que j’aurais pu faire de travers récemment, ne pas être pris de cours. Préparer mentalement quelques répliques logiques et fermes, pour pouvoir répondre sans hésitation. Numéro un : j’ai accumulé pas mal d’heures supplémentaires, c’est pour ça que je suis parti tôt cette semaine. Numéro deux : j’ai rencontré des problèmes de compatibilité avec les PC du deuxième étage, c’est pour cela que le logiciel n’est pas encore installé partout. Quoi d’autre ? J’attends mon sort.
Il s'assied négligemment sur un coin du bureau et je lui en veux de cette familiarité qu’il aime affecter avec ses subordonnés. Il dépose sur le bureau un tas de feuilles et je reconnais immédiatement les tableaux de résultats de la semaine dernière. Coup au coeur.
- J'ai commencé à passer les résultats en revue...
Je connais la chanson.
- L'ensemble a l'air correct, mais j'ai encore relevé plusieurs erreurs, comme à chaque fois. Ca commence à devenir pénible. J’ai pas de temps à consacrer à ça, à tout recontrôler derrière toi, c’est pas mon boulot. Tu peux pas me rendre des trucs comme ça, pas finis.
Je baisse les yeux, sincèrement désolé et abattu. Un putain de chien qui couche les oreilles devant son maître.
- Depuis un mois que tu as commencé ce boulot, il n’y a pas eu une semaine sans qu’on trouve d'erreur, qu’est-ce qu’il faut faire ? Je crois pas que les cadres administratifs de l’hôpital vont supporter encore longtemps de ne pas avoir de réseau potable. Tu pouvais le faire en deux semaines. N'importe qui d'autre l'aurait fait en deux semaines. Alors je commence à en avoir un peu marre.
Ma pensée s’éloigne du théâtre des hostilités et je me retranche dans un territoire interne à l’écart du monde, où les remontrances ne m’atteignent pas. J’entends ce qu’on me dit, mais je refuse d’y voir le moindre sens. Je soigne mon mutisme, encaisse sans broncher.
- Tu vas me récupérer ça et me le rendre demain, nickel et sans faute, d’accord ? Ce que tu me donnes doit être parfait, qu'il ne me vienne même pas à l'esprit qu'un deux ait pu remplacer un trois par erreur dans un tableau de dix mille cellules. C'est à cette seule condition que la confiance pourra s'installer. Et je passerai voir où en est le réseau demain.
Quelque part en moi, j’imagine une fureur héroïque m’emporter, me lever et planter les yeux dans ceux de ce sac à merde, lui remettre les idées en place de quelque sentence laconique. Inverser le rapport de force. Mais je suis depuis trop longtemps soumis, le cabot inférieur, plus moyen désormais de tête ni d’entrer en conflit. Les règles tacites sont fixées, inébranlables.
Pas une seule fois la voix de M. Henry ne s'est élevée au cours de son sermon et maintenant il s’offre le plaisir d’adopter un ton conciliant pour son dernier coup de poignard :
- Bien... Tu sais qu’il me reste toujours la possibilité de t'adresser un avertissement écrit. Alors fais quelques efforts et corrige ça. Entendu ?
C’est terminé, l’orage est passé. Il attend ma réaction avant de partir. Je hoche la tête sans un mot, forcé d’adhérer à ma propre condamnation. Son calme de façade me fout la haine, mais je me contente de baisser les yeux. J’encaisse l’humiliation, mâchoires serrées. Je sais déjà que je revivrai cette scène sous toutes ses coutures ces prochains jours. Elle défilera en boucle quand je m’endormirai. Je ravale la colère et l’abattement qui déferlent successivement en moi.
Il s’éloigne. Sa silhouette s’encadre à la porte de l’open-space. Il fait un petit signe de tête à la secrétaire en face de moi, elle lui sourit, ça m’inquiète confusément. Je m’appuie contre le dossier de mon fauteuil mais je ne me détends pas, je sens toujours la menace. Toute l’attention de mes collègues pèse sur moi, je fais comme si de rien n’était. Je jette un bref coup d’œil circulaire autour de moi, ils travaillent en silence. Ils sont restés aux aguets durant la scène, essayant de surprendre les détails de l’engueulade à mots couverts. Manège rôdé, cent fois répété.
Le tas de feuilles déposé par mon chef sur le bureau. Des nuées de mouches bourdonnent furieusement et je vois toutes ces sales merdes d'ordinateurs exploser d’un coup, se répandre dans le bureau. Les autres employés se préparent maintenant à partir, un brin d’agitation passe dans les rangs serrés, quelques rires. Derrière les baies vitrées le soleil sombre dans le vide, plongeant la ville dans la pénombre.
Je suis encore là pour quelques heures.
___

Le quartier où je vis ? N’en parlons même pas. Une cité-dortoir agonisante construite autour d’une nationale.

Des gosses ont taggué ma porte avec un gros marqueur noir. J’essaie de déchiffrer jusqu’à ce que la lumière s’éteigne dans la cage d’escalier. J’enfonce à tâtons la clé dans la serrure. Depuis quelques jours le battant reste bloqué à mi-course, coincée contre le lino gondolé de l’entrée. Ce n’est qu’un détail, pas de quoi en faire un drame. Sans me préoccuper de l’odeur de vaisselle sale provenant de la cuisine, ou des miettes de pain constellant le tapis, je vais m’effondrer dans le canapé, et j’allume la télévision.

Des images d'émeutes filmées depuis un hélicoptère, des flammes qui s’enroulent et rugissent au centre des carrefours, des torrents de fumée noire. Soubresauts, sirènes, des voitures retournées, des vitrines éclatées. Des lignes de CRS zapping, des enfants qui souffrent et meurent de faim zapping pub à la con, des filles parfaites qui se félicitent de vivre dans leur monde parfait zapping, pétroliers qui sombrent dans des vagues noires zapping, hurlements zapping, des militaires qui exécutent sommairement des civils en Afrique zapping, encore j'en veux encore.

Je n’émerge que deux heures plus tard. A la cuisine, ce putain de frigo est vide et des factures s'amoncellent sur la table. Déjà vingt-et-une heures, tout m’apparaît foireux à en crever. Ferme les volets. Contemple le manche de la casserole qui dépasse de l’évier, les plaques de calcaire qui s’incrustent sur l'inox. Chez les voisins du dessus, un gosse braille sans s’arrêter, sauf pour reprendre sa respiration. Comme chaque soir.
Il reste un paquet de gâteaux entamé dans un placard, entre les condiments qui ne servent jamais à rien. Ca suffira bien. Dans la chambre, la télévision jette des lueurs incohérentes sur les murs nus. Je vais coller mon front contre la fenêtre, des traînées de pluie s’affichent sur mes rétines fatiguées. Au-delà, le terrain vague, toujours le même, avec ses tas de gravier et ses mauvaises herbes, et plus loin encore une ligne indistincte d’immeubles noirs.
Bon allez.
Je ferme les volets ici aussi, et m’assieds sur le lit défait. Les gâteaux sont mous, dégueulasses, j’en avale quatre à la va-vite, remet la couette dans le bon sens et m’allonge, les yeux au plafond.
___

Marko et ses potes.
Ils ont débarqué dans l’appartement d’un de leurs potes sans nom et sans vie à l’occasion d’une soirée quelconque, et depuis ils s’y sont installés. Ils ont pris possession du terrain avec une facilité déconcertante. Mon frère m’accueille à la porte d’entrée, me guide entre les pièces plongées dans l’ombre jusqu’à la chambre enfumée. Il me désigne le junky d’un mouvement de tête :
- C’est… Axel. Notre hôte.
Yann ricane. Je me pose sur un bout de canapé libre, accepte une bière. La musique tonne, on s’entend à peine.

Picoler jusqu’à ne plus voir clair. Se défoncer avec la came dégueulasse de Yann. Faire des mélanges. Ne vivre que par la présence d’au moins dix personnes autour de soi. Ne dormir que deux heures par nuit. Ne plus manger. Oublier. Recommencer. C’est le résumé de mon adolescence et je n’en garde aucun souvenir valable.

- T’étais où, toi ?
- Chez Laurence.
- Et ta copine, elle pas revenue ?
- Elle est passée juste après que tu sois parti...
- Ah bon...
- Et ton frangin, il est venu, hier ?
- Bah non, il bosse en semaine.
Ils parlent de moi comme si je n’étais pas là, c’est assez bizarre. Je connais tous ces gens, je sais de quoi ils parlent et à qui ils font référence dans leurs conversations, mais je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. Rien de constructif ou d’intéressant. Je m’ennuie, la musique est merdique, la bière tiède. Je regarde autour de moi. Des vestiges de connaissances du lycée, la bande de Marko et les autres. Que des gens dont le visage m’est familier mais avec qui je n’ai jamais rien échangé. Je ne les connais pas et ils ne savent rien de moi. Ils mourraient demain que je ne m’en apercevrais pas, la réciproque est valable aussi. Je n’ai rien de commun avec eux. Est-ce que je me sens à ma place ici ? Est-ce que la proximité de ceux qui se disent mes amis me réconforte, me confère une forme d’identité ? Que dalle.
Je me lève sans un mot, circule entre les corps avachis vers la sortie. Personne ne me remarque, personne ne s’interrompt pour me saluer, pas même Marko. Leur conversation stupide se perd rapidement dans le fracas de la musique, tandis que je m’éloigne.
___

- Comment est-ce que vous interprétez le fait que vos collègues de travail ne vous soutiennent pas, voire vous créent des ennuis supplémentaires ?
Je hausse les épaules, les yeux rivés à la fenêtre. Toujours la même rengaine imbécile, tournée différemment à chaque séance. Le silence s’allonge indéfiniment, je m’amuse à ne pas le rompre. Le médecin soupire et reprend :
- Vous comprenez bien que dans un groupe, une micro-société hiérarchisée comme peut l’être une entreprise ou une administration, il y a des règles tacites, connues de tous, à respecter... Vous les connaissez, vous aussi, n’est-ce pas ?
Toujours rien. Ne pas prêter le flanc au couteau du boucher. Faire le mort.
- Le fait de ne pas respecter ces règles d’usage vous exclut forcément, bon ce n’est pas irrémédiable. Une situation peut toujours se redresser, c’est moins simple, mais vous pouvez rattraper le peloton. Vos collègues finiront par vous accepter tel que vous êtes si vous leur donnez des gages de bonne volonté, si vous allez vers eux... Vous comprenez ?
Courir après la norme, ne pas se laisser aller, toujours croire à un retour possible. Le troupeau n’abandonne pas facilement les brebis égarées. Il suffit de collaborer.
- Vous n’avez pas l’air convaincu. C’est bien ce qui me gêne : c’est à vous de faire les efforts, pas aux autres. Vous vous plaignez de problèmes que vous n’avez pas l’air d’avoir envie de résoudre. Sans la motivation, on ne peut rien faire.
Faire des efforts, des compromis, encore et toujours. Je connais bien la chanson. Enthousiasme et bonne volonté, c’est le refrain permanent depuis que je consulte (ça fait des années, et avant ce psy, il y en avait un autre). Ca ne lui coûte pas grand-chose à lui. C’est juste un employé lambda rémunéré par une caisse de solidarité quelconque. Une sorte de bureaucrate de la pensée unique, un agent de l’ordre. Il n’a jamais été mon ami, en quatre ans je ne l’ai jamais entendu dire quelque chose qui sorte du cadre professionnel.
Mes collègues qui ne me soutiennent pas ? Je n’ai pas besoin de lui pour me faire un avis : contrairement à eux, je ne suis pas un employé modèle, souriant, bien habillé. Ni policé, ni obéissant. Le but ultime d’un groupe est d’en standardiser les membres, leur faire abdiquer toute responsabilité au profit du collectif, toute différence individuelle est dangereuse. Le médecin n’est qu’un employé d’une machine qui nous dépasse tous, d’un système de tri du bétail. Mes collègues aussi. Mais je ne suis pas celui qui a la force de se dresser pour dire non. Je ne suis qu’un déficient, un pantin défectueux, un diminué à la traîne. Je voudrais me parer de ma Colère comme d’une gloire, mais ce n’est qu’un handicap qui fait de moi un paria.

Avant que je franchisse la porte, le médecin me lance :
- Ecoutez, je vais peut-être vous surprendre, mais je crois que vous allez de mieux en mieux, et votre mal-être n’est que le signe d’une évolution, parce que vous avez l’impression de vous trahir. Mais vous verrez, ça passera vite ! A la semaine prochaine.
Je serre l’ordonnance dans mon poing et claque la porte.

Je sens mes yeux s’emplir d’obscurité, mon visage se fracturer comme un masque de cire et éclater. Planté là, au centre de ce dédale de béton en ruine. Je n’ai strictement plus aucun choix, la partie est perdue.
    
Un inadapté, voilà ce que je suis. Mais je ne plierai pas. Continuez à essayer de me rééduquer, vos tentatives de manipulation glissent sur moi comme de l'eau. Je n’ai pas été suffisamment détruit pour être convenablement reconstruit, enfoncez-vous ça dans le crâne. Je ne vous vois même pas. Je n'ai besoin de rien et de personne. Mais ne me bousculez pas trop, sinon l'envie de mettre le feu pourrait me prendre à nouveau, et cette fois-ci personne n’en réchappera.
___

A la terrasse d’un café avec un mec. On boit comme des trous depuis deux heures.
- Et Nathalie, t’as des nouvelles d’elle au fait ?    
- Non, pas vraiment, non.
Je regarde passer les voitures sur l’avenue, je commence à avoir un peu froid, mais l’alcool m’engourdit et je n’ai pas envie de bouger. L’autre ponctue chacune de ses phrases par un ricanement aigu qui me porte sur les nerfs. Je le laisse alimenter la conversation, ce qui n’a pas l’air de le déranger.
- Ah ouais. J’ai entendu dire qu’elle a arrêté de bosser pour faire un gosse... T’avais su ça ? Tu parles, je savais même pas qu’elle était avec un mec moi, enfin bon, les choses changent vite, on dirait. Elle était mignonne cette gonzesse-là, enfin bon… Et toi, t’as pas des nouvelles d’elle, vous aviez l’air de bien vous entendre à l’époque ?
- Non non.
C’est pas un ami, plutôt une connaissance, un ancien collègue que j’ai côtoyé quelques mois alors que j’étais en stage. Je suis tombé dessus par hasard en allant acheter des clopes, j’ai essayé de faire comme si je n’avais rien remarqué, mais il était déjà fin bourré et m’avait tapé sur l’épaule en rigolant large. Moi j’avais oublié jusqu’à son nom. Depuis il dévide le fil de sa vie inutile et désespérante. Il revient d’une fête ou d’une soirée quelconque, semble-t-il, et il continue à boire comme si de rien n’était. Je l’accompagne sans trop rechigner, pas grand-chose de mieux à faire un dimanche midi.
- Ouais, elle bossait… Au service… Non, à la direction du personnel ? Enfin je sais plus quoi. Une blonde, pas très grande, bons nichons, tu vois pas qui je veux dire ?
- Non, me souviens plus d’elle.
- Ah ouais c’est bizarre parce que t’avais l’air de bien t’entendre avec elle.
Comment j’ai pu un jour sympathiser un jour avec ce gars-là, c’est une énigme. Je renvoie ma tête en arrière, fixe la couche nuageuse qui bouillonne au-dessus de moi. Je fais le mort, en attendant qu’il se lasse, ce qui n’a pas l’air imminent.
- Exactement le même genre de nana avec qui il était, Yann à ce moment-là, le même style, tu vois.
- Yann ?    
- Ben oui tu sais Yann... Le pote de ton frère, quoi...
Je me redresse, le fixe, dubitatif. Il ricane tout seul, le nez dans son verre.
- Je me souviens pas t’avoir fait rencontré Marko. Et encore moins Yann, si ?    
- Ah ? Bah écoute, ouais...
- Attends, tu les connais d’où exactement ?
- Hein ? Ben je vois pas d’où je les connaîtrais si c’est pas par toi, hein.une soirée, enfin j’en sais rien quoi. Tiens bah Nathalie c’était la grande copine de l’autre là, la secrétaire qui avait un œil de travers, celle-là tu dois t’en souvenir.
Je me lève, serrant les dents, sans que cela ne provoque de réaction notable de sa part. J’enfile ma veste, laisse à tout hasard un billet sur la table et taille la route. Le fait que les gens de mon entourage proche ou lointain se connaissent déjà entre eux, ça me parait… Anormal. Je ressasse la question sans m’arrêter sur la route jusqu’à chez moi.

Il faut toujours être sur ses gardes. Se méfier de tout et de tout le monde. Et surtout de soi-même. Je parle en connaissance de cause : je ne suis pas fiable, je le sais. Mon seuil de tolérance émotionnel est trop bas, j’ai une tendance naturelle à m’emporter, à avoir peur ou à déprimer plus facilement que n’importe qui. Mais je ne dois rien montrer à l’extérieur. Arborer en toutes circonstances un masque d’indifférence complaisante.
Mes collègues préféreraient que j’éclate en sanglots, que je me mette à hurler, que je gifle quelqu’un. Je perçois leur avidité, leur curiosité malsaine. Ils me poussent à la faute. Ils disent que je suis un fou, mais ils n’ont pas de preuves. Ca les gonfle que je n’aie besoin ni d’eux ni de personne pour m’en sortir. Un jour, il faudra qu’ils me demandent pardon à genoux.
___

Chez moi. Encore et toujours. Je passe d’une pièce à l’autre, cherchant à meubler l’ennui. La pièce principale est dans un état lamentable, le désordre déborde de partout, fringues, livres, CD entassés sans la moindre logique. Chaque chose est restée à l’endroit où je l’ai posée ou jetée et la poussière s’agglomère là-dessus. Secouer ce bordel c’est l’asphyxie immédiate. Il y a quelque chose de bizarre dans cet appartement, les murs secrètent trop de poussière, les choses se salissent trop vite, se ternissent et tombent en miettes. Tout va trop vite, je m’arrête longuement devant une étagère pour contempler l’œuvre de l’érosion et de la décomposition. J’essaie de comprendre.
La cuisine est un piège bactériologique dans lequel j’ose à peine m’aventurer. Un reste de chili con carne brûlé surnage au fond d’un casserole à demi remplie d’eau, que je n’ai jamais eu le courage de laver, un nœud de spaghettis durcis dans une autre et ainsi de suite. Je n’ai plus rien de propre et l’évier déborde de vaisselle sale. La cuisinière et la machine à laver sont recouvertes de projections de graisse, le carrelage est tavelé de traces de liquides divers jamais essuyés, ses rainures noircies de crasse. Dans la corbeille de fruits sur le four micro-ondes dégueulasse, des bananes et des prunes, achetées il y a quelques semaines, s’aplatissent doucement et achèvent de se décomposer. Je reste affligé de longues minutes par le spectacle écoeurant de leur pourriture commune.
La salle de bains est à peu près rangée, mais très sale, elle donne l’impression d’une pièce qui n’a plus servi depuis vingt ans. Des traces d’eau blanchâtres parsèment le carrelage, le miroir, la robinetterie. Pour les murs et les joints, c’est une moisissure grise sombre qui renforce ma pénible sensation de me trouver au seuil d’une morgue mal entretenue, d’une chambre froide de boucherie à l’abandon.
Dans la chambre des plaques de peinture se craquellent peu à peu et s’effritent le long des murs. Qu’est-ce qu’elle a, comme maladie à la con, cette taule, à pourrir comme ça ?
Je m’effondre devant mon ordinateur, vide de toute énergie, mais je sens encore autour de moi le travail d’horloger de la saleté en pleine expansion. J’ai l’impression de vivre dans un lieu hanté par sa propre ruine. Ma sensation de sécurité s’est évaporée.

D’un coup je me vois, là, infime particule végétant dans une case merdique de trois mètres sur quatre, dans le coin d’un immeuble constitué de cases identiques, je me vois, perdu au fond d’une banlieue loin de tout, en train de me battre pour des broutilles sans la moindre importance. En plein centre d’une ville paumée dans une région paumée dans un pays paumé où plus rien n’a la moindre importance. Me défoncer le cul contre des conneries ou pour des conneries, me heurter tous les jours à des mannequins sans personnalité et tenter de leur ressembler. M’échiner à vivre une vie minable et déjà gâchée. Quelle connerie. Quelle putain de connerie.

Les traces de désagrégation sur les murs, presque imperceptibles, attirent mon regard. Exaspéré, je me lève et passe deux furieux coups d’éponge sur les marques les plus nettes, mais je ne soulève qu’un nuage de poussière qui glisse à terre. Comme si la maladie s’enracinait au cœur même du mur. Je hausse les épaules et retourne à mon abattement. J’aimerais que tout s’arrête. Que le monde cesse de tourner et le temps de filer. Que tout se fige et s’éteigne.
___

Deux francs dans la fente.
Une vibration, un clac quand le gobelet se met en place au-dessus de la grille d’évacuation, et le café soluble brûlant qui se déverse. Je surveille la surface noire qui monte le long du plastique, les remous qui créent de la mousse à la périphérie, la vapeur qui s’échappe.
Un bip aigu qui indique que le café est prêt.
Servez-vous.

Deux francs dans la fente.
Une vibration, un bruit de plastique maltraité et de café renversé alors qu’un second gobelet tente de prendre la place du premier sans que celui-ci ait été enlevé. Le second gobelet n’est pas en place, il est couché en travers de l’autre, le café gicle du ventre de la machine et éclabousse l’amas de plastique. La grille d’évacuation dégoutte de café.
Bip.

Deux francs dans la fente.
Cette fois, le gobelet glisse sur les autres et tombe à terre. Le café s’échappe à nouveau en tous sens, son odeur envahit la salle de pause. Je regarde mon pantalon constellé de tâches marron, sans reculer. Je suis le mouvement d’un oeil attentif, pendant que les gens qui traversent la pièce s’écartent de moi, l’air inquiet.
___

Je rends visite à une vieille dame de l’hôpital, Madame Kaminski. Ce n’est pas quelqu’un de ma famille, je ne la connais pas, mais je l’ai entendu m’appeler une fois, alors que je passais dans les couloirs pour installer un logiciel sur le poste d’un cadre médical. Ce n’était pas la première fois que j’entendais des patients m’interpeller depuis leur chambre. Avec mon costume terne on me prend souvent pour un médecin. Certains gémissent et chevrotent à l’aide alors que je passe devant leur porte ouverte, et je m’efforce de les ignorer. Arrivé au poste infirmier j’entends encore leurs glapissements emportés par des quintes de toux. Le personnel soignant a toujours mieux à faire que de répondre aux incessants bips des sonnettes personnelles et les malades en sont réduits à mendier le secours de tous ceux qui passent. J’y suis habitué.
Mais pour Madame Kaminski les choses ont été différentes. Alors que je passais devant sa chambre, elle avait prononcé mon nom. C’était sans doute un hasard, ou bien moi qui avait mal compris, mais j’avais fait demi-tour et j’étais entré dans la chambre. La vieille dame parlait toute seule, les yeux dans le vague, dodelinant continuellement de la tête. Je m’étais arrêté sur le pas de la porte. Elle était dans un état terrible : très maigre, décharnée, ses veines et ses tendons saillaient comme des cordes tendues sous la peau fripée. Ses grands yeux globuleux, presque blancs, roulaient en tous sens. Ses bras étaient couverts d’hématomes là où on l’avait perfusée et sa bouche, desséchée, sous le double tuyau d’oxygène remuait sans arrêt. Elle avait l’air tour à tour paniquée et apaisée, sans que rien ne justifie ces transitions.
Elle soliloquait de longues minutes durant avant de se taire, puis reprenait son monologue comme si elle ne s’était pas interrompue. Je m’étais avancé jusqu’à son chevet et elle m’avait remarqué, à nouveau.
« Oui, oui… C’est… C’était pour lui faire plaisir, parce que depuis le début elle voulait cette robe. A cette époque, ce n’était pas pareil, elle était jeune et puis… On est allés à Paris avec ton père et on lui a fait la surprise, je me souviens elle était bleue… Bleu pâle avec… Et quand elle est partie, on était tous effondrés, c’était tellement triste… C’était pas comme maintenant. Qu’est-ce que j’ai mal au dos, je ne peux plus me… Tu peux m’aider à me redresser ? Tu peux ? J’ai tellement mal au dos. Ta sœur était tellement belle… Tellement, dans sa robe bleue, elle la mettait tout le temps… Quand elle est morte on était effondrés, vraiment, c’était le ciel qui nous tombait sur la tête… La fin d’une époque. »
A ces mots, j’avais reculé, jusqu’à la porte, et je m’étais enfui, la laissant poursuivre son monologue de folle.
Depuis je reviens occasionnellement pour l’écouter. La plupart du temps je reste à ses côtés en silence, sans tenir compte des infirmières qui passent me demander si tout va bien, l’air inquiet. Parfois j’endosse le rôle de son fils, de son mari ou de son médecin, celui qu’elle veut m’attribuer, et j’essaie de la rassurer de mon mieux. Je prends ses grandes mains osseuses dans les miennes, et on perpétue le dialogue ancien, perdu depuis des lustres, qui repasse en boucle dans son esprit.

- Bon, alors tu peux m’expliquer ce qui se passe ?
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
M. Henry, mon supérieur hiérarchique, est bien calé tout au fond de son fauteuil de chef, il se balance tout doucement de droite à gauche, la suspension produisant un léger grincement irritant à chaque allée et venue. Je reste debout, un peu appuyé contre le coin du bureau, refusant de m’asseoir sur les chaises de réunion.
- Ferme la porte, s’il te plaît.
Je m’exécute. Je suis très calme, pour une fois, juste légèrement agacé, alors que je devrais être paniqué. La porte donne sur l’open-space où je travaille. Tout est en place.
- Ce dont je parle, c’est de ce comportement que tu as décidé d’adopter depuis quelque temps.
- Oui.
- Tu vois de quoi je parle ?
- Oui.
- Le retard systématique les matins, le manque de motivation dans ton travail, qui se traduit par une dégradation de tes résultats, je t’en ai fait la remarque plusieurs fois. Ton attitude envers tes collègues et moi-même également, qui laisse de plus en plus à désirer...
- Et vice-versa.    
- Tu ne dis plus bonjour les matins, tu évites de faire tes pauses avec les autres, tu vas manger seul dans ton coin, tu n’adresses plus la parole à personne, tu réponds avec agressivité.
- Je ne savais pas que c’était répréhensible à ce point.
- Disons que ça compromet ton intégration dans le service, et si certains s’intègrent mal, c’est tout le service qui fonctionne mal. On a besoin de pouvoir se faire confiance, sinon on ne s’en sort plus. Je ne parle pas de faire ami-ami, mais de conserver des relations au moins courtoises. Et je ne te parle pas de ta tenue, une preuve évidente de laisser-aller inacceptable. Je ne te reconnais plus, tu n’es plus le jeune homme créatif et dynamique que nous avions recruté. Tu sais que si il y a un problème à un niveau ou un autre, quelque chose qui nous aiderait à comprendre, il faut nous en parler. Sans ça, nous on en déduit que tu te fous de nous, c’est compréhensible…
- Rien de particulier non. Les choses changent, voilà tout.
Je me pose au bout d’une des chaises et regarde ailleurs. Où sont l’abattement, la soumission ? Il n’y plus en moi que cette colère sourde, qui monte peu à peu.
- Les choses changent ? Cette explication ne me suffit pas. Je pense que tu as beaucoup d’efforts à faire, maintenant. Rien n’est perdu, mais je te conseille de changer d’attitude immédiatement pour remonter la pente et ne pas compromettre définitivement l’opinion que nous avons tous de toi.
Recoller au peloton. J’entends le sermon de mon psy dans la bouche de ce connard.
- C’est plus un bureau ici, c’est un camp de rééducation par le travail ?
- Comment ça ?
Je désigne l’open-space derrière les larges vitres.
- Si vous pensez que je vais faire le moindre effort pour ressembler à ça, à ces petits bureaucrates interchangeables, vous vous gourez complètement.
- Attention...
- Je ne m’attendais pas à ce que vous compreniez, de toutes façons. Désolé, j’ai bien peur que vous ne deviez m’accepter dans mon ensemble, comme je suis. C’est trop tard pour les efforts.
- Et j’imagine que t’accepter dans ton ensemble signifie également fermer les yeux sur ton laxisme permanent et la médiocrité de ton travail ?
- Déduisez-en ce que vous voulez, ça m’est égal.
- C’est très bien. Tu as ton premier avertissement. Tu le recevras par écrit demain et tu me le signeras.
- C’est ça.
Je me lève et je claque la porte en sortant.
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Même si la plupart du temps je m’en moque, mon appartement me fait parfois horreur. Mais je n’ai aucune envie de bouger, même pour, mettons, aller me balader, boire un coup, voire des gens. La poussière envahit tout à une vitesse inquiétante, je ne me sens plus maître chez moi. De toutes façons ce n’est pas mon appartement, c’est celui de mes parents. Je me suis battu des mois durant contre la saleté et la désagrégation constante des peintures et des installations, mais aujourd’hui ma reddition est signée. Que les murs s’effondrent autour de moi, je m’en fous.

Laxisme permanent. Médiocrité de ton travail.
Des torrents de rage bouillonnent en moi alors que je me repasse, encore et encore, le film de la conversation. Je n’arrive pas à m’endormir. Espèce de sale con va. C’est pas du laxisme, c’est de la résistance passive. Ils me croient infoutu de bosser aussi bien, mieux même que les autres, ont-ils oublié pourquoi c’est moi qui ai eu le poste ? C’est juste que je ne le ferai plus pour leur gueule. Je suis au-dessus de tout ça. Je ne suis plus dans la logique de la productivité abrutissante, forcément ça déplaît.
Et puis qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Qu’il pense ce qu’il veut, ce bâtard de merde, ça m’est égal. Il peut même me virer s'il le souhaite, comme ça tout le monde sera content.
Résultats en baisse, attitude envers les collègues... Toujours les mêmes salades : armée de clones, tous en rang et pas une tête qui dépasse. Je suis pas assez réactif à l’oral, y avait plein de choses pour lui fermer sa gueule. Les remarques convaincantes me viennent toujours après coup.
On me scrute, on me juge. On analyse mon comportement, on dissèque mes réactions. Ca me gonfle, vraiment. Un jour ça risque de mal tourner cette histoire. Marre qu’on me parle comme à un chien, qu’on veuille me changer en subordonné zélé et sans cervelle. Je supporte plus.
Bon ça suffit maintenant, il faut que je pense à autre chose.
...
Ces petits bureaucrates interchangeables... C’était encore trop doux pour eux.
Non, laissez-moi terminer. Je ne sais pas si la richesse et le dynamisme d’une entreprise repose sur la diversité de ses employés ou au contraire sur leur uniformité, mais moi je décide ce que je dois être, et aucun chef n’aura son mot à dire là-dessus.
Allez, arrête de penser à ça, pense à autre chose, putain !