A Rebours - 6

Le 31/01/2006
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par Arkanya
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Rubriques / A rebours
L'enfance et l'adolescence de Victor, qui porte six doigts à sa main gauche. Une lecture très agréable, mais c'est le moins qu'on puisse attendre d'un texte d'Arkanya. Toute l'histoire possède un formidable potentiel de disjoncte et de chaos, mais hélas, comme il fallait s'y attendre, on en reste à la mièvrerie qui caractérise la nouvelle orientation littéraire d'Arka.
Quand il est né, Victor avait six doigts à la main gauche.
A l’échographie, personne n’avait rien vu. Ça a été une sacrée surprise pour toute la famille, surtout pour sa mère, qui était cruellement déçue que son premier enfant ne soit pas parfait. Pour le médecin, il était hors de question de l’opérer maintenant, d’abord parce qu’il y avait des risques quant à la croissance de sa main, ensuite parce que d’après lui, on devait laisser le choix à l’enfant et qu’il ne serait pas trop tard dans quelques années.
Au début de sa vie, Victor n’avait pas conscience d’être différent, ses petits camarades de la crèche non plus. C’était un enfant enjoué, et très entouré. Il était très éveillé pour son âge. Arrivé dans les petites classes de l’école, et passé le premier choc, il avait commencé à faire l’admiration de sa maîtresse, elle fondait de grands espoirs en lui. Mais déjà, il commençait à comparer sa main à celles des autres enfants et posait beaucoup de questions. Sa mère lui expliquait longuement qu’il était différent et que c’est ce qui faisait sa force, qu’on ne se définit par le nombre de ses doigts mais par son caractère, elle l’accompagnait dans chacune des épreuves qu’il pouvait rencontrer. Il arriva au terme de ses années de maternelle sans trop de dommages.
Et puis la vie de Victor changea avec l’arrivée d’une petite sœur. Une petite sœur en tout point parfaite, avec cinq doigts à chaque main, une petite sœur tellement miraculeuse que même les membres de la famille que Victor voyait rarement entouraient le nouveau-né. Et Victor vit dans le regard de ses parents un éclat qu’il n’avait encore jamais connu. Victor aimait beaucoup sa petite sœur, même s’il se rendait bien compte qu’on s’occupait moins de lui maintenant qu’elle était là. Avec ça, depuis qu’il était à la grande école, il commençait à subir des brimades, alors c’était un réconfort pour lui que de pouvoir le soir la rejoindre, se pencher au-dessus du berceau et lui chanter des chansons douces. Un peu plus tard, il a commencé à lui faire des dessins qu’il accrochait dans sa chambre pour lui faire plaisir, des dessins faits avec sa main gauche, celle qui a un doigt de trop, comme un appendice inutile. Mais sa mère lui a très vite demandé de ne plus s’en servir, en plus d’être malformé, il ne devait surtout pas être gaucher, ou il en souffrirait encore plus. Il fallait cacher cette main difforme.
Au fil des ans, Victor a appris à la glisser dans sa poche, elle y restait en permanence, sauf quand il en avait vraiment besoin. Il a appris aussi à inventer des histoires abracadabrantes pour expliquer son infirmité quand ses camarades s’en étonnaient, il leur racontait que ce doigt en plus était un cadeau du ciel, qu’il lui donnait des pouvoirs fabuleux, ou bien qu’il renfermait un second cerveau plus petit mais qui lui permettait de lire dans les pensées ou dans l’avenir, parfois aussi il expliquait que dans la matrice de sa mère il avait dévoré son frère jumeau et avait gardé en hommage l’un de ses doigts en souvenir. L’air de rien, malgré sa différence, il était devenu une sorte de coqueluche, un bout-en-train très apprécié pour toutes les histoires qu’il inventait. Ses quelques copains l’auraient défendu à coups de griffes contre les remarques désobligeantes de ceux qui ne comprenaient pas, ils étaient fiers et curieux, et voyaient l’infirmité de Victor comme un plus, comme quelque chose d’exceptionnel qui le rendait unique et génial.
Un jour, Victor entra au lycée. La fatalité avait voulu que toute la petite famille ait déménagé durant l’été. Il se retrouva dans un établissement qu’il ne connaissait pas, entouré de gens qu’il ne connaissait pas, et il eut un mal de chien à s’intégrer. C’est que ses anciens camarades avaient grandi en même temps que lui, ils avaient l’habitude. Ici, les gens risquaient de se prendre en pleine face sa monstruosité avant de savoir à qui ils avaient affaire, aussi Victor cachait sa main. Mais c’était encore pire, tout le monde se doutait qu’il avait quelque chose de pas normal au bout du bras, et la main dissimulée était le fruit de multiples divagations. C’est à ce moment-là que Victor apprit la solitude. En quelques semaines, il perdit sa joie de vivre. Il se levait le matin sans entrain, allait en cours la tête baissée, faisait semblant de ne pas remarquer les chuchotements sur son passage. Les deux premières années, il ne parla avec personne.
La troisième année, un miracle se produisit. En cours d’anglais, il se retrouva assis à côté d’une jeune fille qu’il trouvait éblouissante. Elle lui adressa un grand sourire en s’installant, se présenta sous le doux nom d’Hélène et lui expliqua qu’elle venait de très loin et appréhendait un peu sa nouvelle vie ici. C’était une gamine très bavarde, aussi Victor n’avait pas besoin de trop lui parler, au début du moins. Petit à petit, il se dérida, et ils commencèrent à se raconter leurs vies. Il était flatté qu’elle passe autant de temps avec lui, elle ne se lassait pas de l’écouter raconter des tas d’histoires toutes plus tarabiscotées les unes que les autres. Elle l’encouragea à prendre un stylo pour les coucher sur papier, et il s’exécuta. Il passait des soirées entières à écrire, et livrait ses feuilles noircies tous les matins à sa nouvelle amie qui s’extasiait chaque fois de son style et de son imagination. Victor faisait des progrès phénoménaux grâce à ses conseils, et il prenait peu à peu confiance en lui, en elle, et surtout en eux.
Un jour, après les cours, il l’invita chez lui. Il n’avait même pas cherché de prétexte, il lui avait juste proposé ça, comme ça, et elle avait accepté. Dans sa chambre, alors qu’ils étaient tous deux assis sur le lit et qu’il cherchait le courage de lui parler plus intimement de ce qu’il ressentait pour elle, elle lui posa la seule question qu’il redoutait, elle voulut savoir ce qu’avait sa main de si spécial pour qu’il la cache tout le temps comme ça. Un peu pris de cours, il rougit d’abord, puis commença à se tortiller en marmonnant alors qu’il cherchait une réponse valable. A elle il ne pouvait pas raconter n’importe quoi, elle le connaissait trop, elle verrait tout de suite qu’il fabulait, et puis il ne voulait pas lui mentir. Alors il se mit debout devant elle, et sortit lentement sa main de sa poche pour la lever devant ses yeux. Elle la regarda en silence tandis qu’il remuait ses doigts un à un, puis elle lui fit remarquer que sa main était bien pâle de ne jamais voir le soleil. Et elle rit. Alors il eut le courage et la force, il se rassit sur le lit et lui dit qu’il tenait beaucoup à elle, qu’elle était le rayon de soleil de ses journées, que s’il continuait à aller au lycée tous les jours, ce n’était que pour la voir, que les minutes éloigné d’elle étaient plus longues que toutes les autres, qu’il adorait son rire, son sourire, sa voix, ses cheveux, qu’enfin il était amoureux d’elle. Hélène était un peu gênée, Victor voyait bien qu’elle ne savait pas quoi répondre, et ce scénario s’éloignait beaucoup de tous ceux qu’il avait prévus dans sa tête depuis longtemps. Elle dit juste “Je ne peux pas” et quitta la chambre, laissant le jeune homme pétrifié et interdit.
Voilà, c’était tout, c’était fini. Il avait attendu cet instant depuis des semaines, et ça n’était que ça. A cause de sa main maudite, à cause de ce doigt ridicule, il venait de perdre la seule personne qui comptait à ses yeux. Victor prit à cet instant la plus grande décision de toute sa vie. Il ne remit pas les pieds au lycée, refusa tout contact avec Hélène, et eut une discussion très longue avec ses parents. Devant sa détresse, ils n’eurent pas le cœur de lui refuser ce qu’il demandait, quitte à ce qu’il perde une année scolaire.
Victor souffrit mille douleurs au fil des opérations, mais un jour il eut une main normale, si l’on excepte les cicatrices qui l’ornaient. Il avait passé son baccalauréat par correspondance, et s’apprêtait à entrer à l’université, plus sûr de lui que jamais. Là il se fit de nombreux amis, et plus il avait de succès, plus il gagnait en confiance et en assurance. Il connut quelques filles, mais il ne pensait qu’à Hélène. Il laissa passer une année entière avant d’aller un jour la trouver chez elle.
Quand elle ouvrit la porte, la jeune fille qui était devenue une femme éclata et sanglots et se jeta dans es bras. Il passèrent une soirée entière à se raconter ce qu’ils avaient raté de leurs vies, ce qu’ils avaient vécu, ce qu’ils avaient fait, ce qu’il avaient ressenti, ce qui les avait fait vibrer. En fait non, c’est surtout lui qui parlait, il voulait lui dire tout ce par quoi il était passé pour elle, tout ce qu’il avait subi pour devenir quelqu’un qu’elle pourrait accepter. A un moment, elle lui demanda s’il écrivait toujours, il répondit qu’il n’avait plus besoin de ça pour être quelqu’un, et qu’il avait depuis longtemps laissé tomber ses stylos. Quand il la raccompagna chez elle, il ne faisait aucun doute pour lui qu’elle ne pouvait plus se refuser, et c’est pourtant ce qu’elle fit. Elle n’eut besoin que de quelques phrases :
- Tu n’es plus le Victor que j’ai connu. Avec ta main difforme, tu étais fragile et sensible, tu me comprenais, j’avais envie de passer du temps avec toi, je t’aimais. J’avais peur de toi, peur de nous, peur de te perdre en consommant ce que nous partagions tous les eux, j’ai beaucoup souffert de ta disparition, j’en souffre encore aujourd’hui. Mais la personne que tu es devenue n’a rien à voir avec celle que j’ai aimée, et que j’aime encore. Tu as oublié qui tu étais. Tu t’es mutilé, et je ne te connais plus.
Et elle referma la porte sur lui.