Boule de cristal

Le 11/11/2002
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par Amanite
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Un article plutôt atypique sur la Zone, une sorte de fiction fantastique assez sombre, presque une petite nouvelle.
- " Salut miss! ça va ? "
- " ouais...ça peut aller. "
- " T'es sûre ? T'as une drôle de tête... "
- " Oui, j'ai la crève. Alors forcément..."
Lorsque la soirée fut terminée, comme d'habitude, elle le raccompagna au pied de son immeuble. Dans la voiture, elle conduisait la machoire contractée, essayant surtout de se concentrer sur la circulation.

D'un coup, les mots sont sortis, comme s'ils étaient là à attendre le moindre signe derrière ses dents serrées. Ils étaient toujours là, ces mots qu'elle avait mâché et remâché depuis le début de la soirée. C'était les mots des pensées qu'elle triturait dans sa tête depuis deux ou trois nuits.
Des mots qui la hantaient depuis plusieurs années. Ils étaient là, insidieusement tapis comme une ombre chinoise qui grimace à faire froid dans le dos.
Saleté de pensées ! C'est parfois pire que des termites, ça grignote et ça grignote...Et un matin, on se réveille avec une partie du cerveau tout endolori, à moitié atrophié, avec la vue toute brouillée.

- " Tu sais, j'ai pas la crève...En fait, ça fait plusieurs nuits que je dors pas. Je pense. Je pense trop. Je pense devant, en regardant tout ce qui s'est passé derrière...
ça fait bizarre dès fois de se sentir l'âme comme une boule de cristal ; ça empêche de dormir.

D'habitude, quand je ressents ça, je me bats pour que les choses ne se passent pas comme je les vois venir, là, devant moi. Tu sais, d'habitude, je me remue, je fais des pieds et des mains, et j'arrive toujours à rattraper le cours des évènements par un fil. Je tire les ficelles...une petite secousse...et ça repart.

T'sais, c'est un peu comme le coup de volant que tu as le réflexe de donner quand tu vois que tu vas te prendre l'autre bagnole qui arrive en face de plein fouet.
D'abord, tu restes ahurie une fraction de seconde ; t'en crois pas tes yeux ; ça te paralyse.
Tu entends déjà les pneus qui crissent, la tôle pliée, les bruits du plastique écrasé des phares et du pare-choc, l'autre en face qui crie "oh merde!", mais trop tard. T'entends le choc, inévitable.
Et d'un coup, plus rapide que ce bruit de l'impact, tu tournes le volant avec cet espèce d'instinct de survie qui te fait faire l'acte salvateur. T'as tout vu venir. T'as eu le temps de réagir.
C'est infime cet instant là où tu as l'oeil qui se transforme en visionneuse. Le flash-back d'un futur qui va te tomber sur le coin du nez.
Si tu fermes les yeux, tu laisses passer ta chance de t'en sortir et tu n'as même pas eu le temps non plus de t'en rendre compte. T'es déjà dedans et tu comprends même pas pourquoi.

Mais c'est con, tu vois, moi j'ai toujours cette boule de cristal au fond de l'oeil qui m'attise, qui fait que j'ai les méninges qui me titillent, surtout la nuit. Quand ça leur prend, je peux plus dormir. Cette boule visionneuse qui anticipe tout me ronge le cerveau.
J'ai passé un scanner. Il paraît qu'on ne voit rien. Moi je les crois pas, les toubibs. Je suis sûre qu'il y a un truc là, qui a poussé dans mon cerveau un jour. C'est un truc incohérent, ça doit te sembler débile. Mais ce truc, il est là.
L'autre jour, y a même un toubib qui m'a dit que c'était un don et que je devrais être contente. Le con! Tu parles d'un don empoisonné! Enfin...en tous cas, cette boule de cristal elle me bouffe là.
Y a encore un autre toubib qui m'a dit que c'était "l'expérience de la vie". Il paraît que ça fait ça quand on vieillit. On a l'insouscience qui s'en va peu à peu...On se remémorre les bagnoles déjà prises dans la tronche, tous les accidents qui ont failli te coûter la vie...et il parâit que c'est à ce moment là que la boule de cristal elle s'insinue derrière tes yeux. Tu peux plus faire autrement que de voir devant. Loin devant..."

Elle soupire :
- " Je voudrais bien devenir aveugle là. Je pourrais enfin dormir. "
Encore une fois, elle soupire. Elle roule. Sa mâchoire se détend peu à peu. ça pleut cette nuit. Les lumières de la ville brillent d'étoiles sur le pavé. Elle ne dit plus rien ; lui non plus. Silence. Sauf le moteur qui ronronne tranquillement.
Puis il sursaute. Il fait un bond sur son siège.

- " Eeeeh! Mais t'es pas bien! Fais gaffes! T'as failli te prendre la bagnole en face là..."
- " Hein ? Quoi ? Quelle voiture ? "
Elle murmure : " J'y vois plus clair...y fait noir tout d'un coup... "

Elle tourna son visage vers lui. Ses yeux étaient devenus tout blancs, inertes... Il se pencha vers elle, regarda ses yeux d'un peu plus près, et il vit des images qui y défilaient . ça faisait presque comme au cinéma.
C'était eux, dans cette voiture....Il voyait ce qui allait se passer dans quelques minutes.
Il saisit le volant. Il la pria de lâcher l'accélérateur, serra le frein à main et arrêta tant bien que mal la voiture le long du trottoir. Il avança sa main vers le visage sans regard, et, doucement, Il ferma ses paupières.