Minutes (1)

Le 13/02/2006
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par Konsstrukt
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Rubriques / Minutes
Ce premier épidsodes de Minutes est très long et avec le style assommant de Konsstrukt, j'ai eu du mal à survivre. Y a des parties qui se lisent bien, d'autres sont insupportables, c'est logique, c'est une description maniaque et chronométrée de chaque geste, de chaque détail, de chaque mot. C'est chargé d'angoisse obsessionnelle, de violence et de peur, mais trop dilué pour que ça tienne en haleine.
PROLOGUE

je marche dans la rue
je regarde la sculpture d'art contemporain sur la place au bout de mon regard comme chaque jour comme chaque jour au fur et à mesure que j'approche je tords la tête pour continuer à regarder la sculpture un long mat oblique avec une fille qui marche vers le sommet
je dépasse la sculpture je remarque plus loin sur la place une copine qu'est-ce qu'elle fait là je me demande
elle a l'air de discuter avec un type elle regarde un peu partout comme si elle s'emmerdait quand son regard me croise elle sourit surprise
je les rejoins
c'est ton copain le type lui demande en parlant de moi
c'est la première chose que j'entends le type me regarde ça a pas l'air de lui plaire que je sois son copain
non je répond je suis pas son copain juste un ami
elle est belle hein
oui je réponds gêné je suis gêné parce que je le pense elle sait que je le pense mais là elle n'est pas gênée je sais même pas si elle a entendu
t'as pas envie de te marier avec elle
euh non
on est tous les deux gênés il la regarde de haut en bas les gens passent j'ai envie de l'envoyer chier mais j'ai peur c'est comme ça c'est con j'ai peur
putain t'es belle t'as un mec
oui elle répond
il a de la chance tu veux venir chez moi
non elle répond j'ai pas le temps là
moi je souris bêtement
t'as même pas dix minutes bon c'est pas grave donne-moi ton portable
j'en ai pas
allez te fous pas de moi
putain qu'il est lourd je pense
bon faut que j'y aille elle dit
tu pars comme ça tu me fais même pas la bise
elle avance la tête en soupirant moi je regarde ailleurs je souris comme un con je fais comme si la situation était amusante et distanciée alors que j'ai peur juste peur
le type lui attrappe le visage et lui roule une pelle
hé ho elle crie
elle se dégage elle lui fout une gifle
tu me frappes pas pétasse il lui retourne une claque qui l'envoie valser par terre
des gens s'arrêtent un instant et repartent
je m'avance
t'en veux une toi il dit
je réponds pas je baisse les yeux j'aide mon amie se relever j'ai peur j'ai honte
le type crache à mes pieds
toi salope tu perds rien pour attendre
il s'éloigne
espèce de pute il dit encore
elle est un peu sonnée
j'ai un mollard sur la chaussure ça m'écoeure
j'ai le coeur qui bat très fort le ventre noué
tu rentrais chez toi elle demande
ouais
tu veux venir boire un thé ou un truc
ouais je veux bien
elle est pale elle a besoin de soutien j'ose pas la toucher
on s'éloigne de la place

je suis chez moi
on a parlé de ce type
au cours de l'après midi
les phrases ont gommé son importance
on a réussi à se convaincre que ma non réaction était normale n'était pas honteuse qu'il n'y avait rien à faire que je n'allais pas lui casser la gueule que de toute manière ça se produit toutes les heures ce genre de merde
alors voilà
le thé s'est terminé elle est partie elle m'a manqué
j'ai honte
MINUTES

15:44

je suis dans la file
devant moi il y a trois personnes
derrière moi une personne vient de s'aggréger à la queue
mon regard glisse des menus lumineux au dos de la personne devant moi
la personne qui était en train de commander est servie
elle prend son plateau et dégage la place
un pas
plus que deux personnes
le brouhaha m'empêche d'entendre ce que commande la personne dont c'est le tour
en même temps je m'en fous
je suis en train de réviser de répéter le menus que je veux
un menu chicken wings avec coca
il me demandera normal ou xl
je répondrai euh normal
euh comme si j'hésitai alors que je sais
pour me faire croire que cette conversation est de l'ordre de l'improvisation alors qu'elle n'est qu'une suite de stimulus et de réactions parfaitement codifiés
la personne qui commandait part avec son plateau
un pas
plus qu'un personne devant moi
maintenant je peux entendre la commande
même si je m'en fous ça marque mon oreille puis mon cerveau
un quick'n'toast et un sprite en xl
l'employé se retourne pour attraper un quick'n' toast
il va chercher les frites

15 :45

il dépose tout sur le plateau
vous payez par carte ou espèces
espèces
le type sort de son portefeuille un billet de dix euros
l'employé attrape le billet le range dans son tiroir caisse récupère de la monnaie fourre la monnaie dans la main du type en même temps que le ticket de caisse
bon appêtit bonjour monsieur
il dit ça dans la même phrase sans laisser le temps au type de dégager
je réponds bonjour je marque une courte pause pour laisser le temps à l'autre l'employé attend sans rien manifester
bonjour je répète
je voudrai un menu chicken wings en normal avec coca s'il vous plaît
il me regarde il tapote sur son clavier il me demande
menu vous m'avez dit
oui
normal avec coca c'est ça
oui oui
sur place ou à emporter monsieur
euh sur place
sur place très bien
il me tourne le dos pour aller mettre en route les ailes de poulets il les sort d'un sac congelé et les verse dans de la friture au passage il installe un verre à coca sous le bec de la machine il repasse devant moi pour aller ramasser les frites dans un petit sac en papier quand il les pose sur mon plateau le coca est rempli il le couvre et le pose aussi

15 :46

on vous apportera le reste à table si vous le voulez bien
d'accord je dis mais c'était pas une question
vous réglez par carte ou espèces
euh par carte
par carte ok
il prend ma carte tape un truc sur l'appareil enfile la carte me tend l'appareil
vous pouvez saisir votre code monsieur
taptaptaptaptap
code bon
paiement accepté
l'employé me reprend l'appareil
il crache deux tickets l'employé m'en tend un avec la carte
il me donne aussi le ticket de caisse
voilà allez vous installer monsieur on vous apporte le reste à table bon appêtit
merci au revoir
bonjour
ce n'est pas à moi qu'il parle
je pars avec mon plateau et constate qu'il a oublié de me demander quelle sauce je voulais avec mes ailes de poulet
j'ai la flemme de retourner me plaindre
je cherche une table vide c'est pas ça qui manque à cette heure ci
je m'assieds à une table pour deux personnes
je me relève pour aller chercher des serviettes
j'attends un peu en bouffant quelques frites et en aspirant à la paille une gorgée de coca pas assez pétillant
je regarde autour de moi
rien de spécial à observer je me fais un peu chier je n'ai pas vraiment faim la prochaine fois j'achèterai un magazine j'aurai peut-être l'air moins con

15 :47

il n'y a pas grand monde et en fait les gens m'intéressent pas trop
je me dis encore une fois que la prochaine fois j'achèterai un magazine
je reporte mon attention à mes frites
j'en mange une
le vendeur s'approche avec le plateau
il dit les wings c'est pour vous je réponds oui
il pose le truc sur la table me dit bon appêtit puis s'éloigne
je déballe les wings
je me rends compte que j'ai oublié les serviettes
je me lève je vais en choper deux je reviens je m'assieds
j'attrape une aile de poulet
je souffle dessus pour la faire refroidir
je mors dedans c'est bon même sans sauce
j'aspire une gorgée de coca ça laisse des traces grasses sur le bord du gobelet
là je me dis merde mais je voulais un sprite
alors je fouille ma mémoire pour savoir si c'est moi qui ai commandé un coca ou si c'est le serveur qui s'est planté
j'en conclus que c'est moi
j'aime pas la trace grasse sur le coca
je m'essuie les mains avant de bouffer une frite je me dis aussitôt que c'est con de s'essuyer avant de bouffer un truc sale
je relève la tête
j'aperçois le type de l'autre fois le connard de l'autre jour entrer et marcher comme un caïd avec deux de ses potes vers le comptoir
comme un naze je baisse la tête et je sens mon estomac se nouer mon coeur accélérer d'un coup j'ai plus faim j'ai juste envie qu’il ne me voit pas

15:48

je regarde sans avoir l'air de regarder
j'ai l'air d'un con d'un con et d'un trouillard je le sais ça me rend encore plus trouillard encore plus con
on dirait que les trois essaient d'embrouiller la serveuse
les deux petits cons lui parlent tous les deux en même temps elle elle a l'air d'avoir la trouille
l'autre le connard de l'autre jour il est un peu en retrait il profite du spectacle on dirait
il met la main à la poche putain pourvu qu'il braque pas la caisse je veux pas être témoin de ça je veux rien avoir à foutre avec lui non mais qu'est-ce que je peux être con des fois
je retourne à ma bouffe je me force à pas regarder
je bois une gorgée de mon coca j'ai les yeux baissés
je bouffe une poignée de frites elle ont un peu refroidi
je bouffe une aile de poulet elle est juste chaude comme il faut
je m'essuie les doigts sur la servitte je reprends une gorgée de coca
j'entends un raclement de chaise tout prêt de moi
je n'ose pas relever la tête de peur que ce soir le connard
j'entends sa voix c'est lui sauf qu'il ne me parle pas il parle tout seul on dirait

15:49

j'ai la trouille mais je préfère quand même relever la tête
c'est lui de dos assis sur une chaise en train de mater la salle il me tourne le dos il regarde ses copains qui sont toujours en train d'embrouiller la serveuse sans client derrière eux putain je me demande ce qui se passe je me demande vraiment
là le connard sort un truc de sa poche
merde c'est un flingue il le sort il le regarde je regarde autour de moi personne ne le voit à part moi putain qu'est-ce qui se passe bordel un peur horrible m'envahit m'envahit d'un coup
il le tripote comme un porte clé moi je me dis putain personne le remarque comment ça se fait comment ça se fait j'ai envie de me tirer de me tirer de me tirer putain si je me lève je vais en prendre une je suis déjà en train de flipper comme un gros con j'ai peur de mourir juste ça comme un gros con peur de mourir c'est tout c'est tout c'est tout mon coeur bat trop fort j'arrive à peine à respirer j'ai trop peur il reste de la place pour rien d'autre je sais pas quoi faire nom de dieu de merde je sais pas quoi faire je veux juste pas mourir je me dis si ça se trouve le pétard c'est un faux mais si ça se trouve c'est un vrai comment savoir je veux pas savoir je m'en fous je veux juste me tirer me tirer putain mais comment ça se fait que personne le voie son flingue ils sont con ou quoi les gens merde

15 :50

il se lève rejoint ses potes au comptoir il range le flingue
je me lève aussi je laisse mon plateau à moitié bouffé je me tire à grandes enjambées
hey j'entends là comme un con je m'arrête putain pourquoi je m'arrête je me retourne c'est lui
hey tu me reconnais pas
heu si salut
vas-y viens bouffer avec nous
nonon là je peux pas je suis pressé
mais non t'es pas pressé viens je te dis
là il fout son bras par-dessus mon épaule à la mode racaille sauf qu'il me fait mal
il dit déconne pas fils de pute j'ai un gun si tu fais chier je t'allume devant tout le monde
mais
ta gueule tu crois que j'ai la trouille d'aller en taule fils de pute
allez on se casse il dit
hey
ses potes nous rejoignent
vasy c'est qui ce bouffon
laisse tomber c'est mon pote pas vrai que t'es mon pote
ouais je fais
on entend à peine ma voix j'ai le coeur qui bat dans la gorge putain j'ai peur j'ai peur j'ai peur j'ai peur
on quitte le quick on marche un peu dans la rue en silence l'autre me tient toujours par l'épaule j'ai peur je peux penser à rien d'autre que ça j'ai peur

15:51

il y a des gens
on croise des gens
je suis sûr que j'ai l'air effrayé
les gens s'en foutent
on marche vite on fait bloc les gens s'écartent pour nous laisser passer
j'essaie de croiser des regards mais les autres évitent de nous regarder
nous
si même moi je pense nous
vas-y fils de pute elle habite où ta meuf
qui ça je demande j'ai pas de meuf moi
il me colle contre un mur me fout un coup de genou dans les couilles
il me maintient je couine
ça m'aurait fait du bien de me recroqueviller
putain de bâtard j'ai envie de te tuer je pense ça il le lit dans mes yeux
vas-y viens fils de pute
on entre dans une petite rue les autres font le guet
il sort un couteau un petit couteau me le met sur la gorge
alors tu fais moins le malin bouffon
je bouge plus je suis tétanisé de peur même mes couilles ont cessé de me faire mal
je peux pas détacher mon regard de la lame la minuscule lame
alors bouffon
il fait mine de me planter au ventre
je fais un hhhha étouffé

15 :52

la lame s'arrête à cinq centimètre
mais je te veux pas de mal bouffon tu vas te chier dessus ou quoi
il me fout une gifle
j'ai des coulées de sueur dans le dos
alors fils de pute ta meuf elle vit où
les autres regardent la scène en rigolant
ils se disent des trucs mais j'entends rien
j'ai tellement peur que je comprends à peine ce que l'autre me dit
hein
il me fout encore une gifle
pas forte juste pour me mettre la pression
putain je l'ai la pression lâche moi laisse moi tranquille
j'ai envie de pleurer
il le voit
je sais qu'il le voit
j'ai juste envie de me laisser tomber par terre pleurer qu'ils partent me laissent en paix me laissent avec mes pleurs
allez on va chez elle fils de pute et cherche pas à m'embrouiller sinon je te jure que je te le fous dans la gorge t'as compris
on sort de la ruelle
les autres me filent des baffes sur le crâne
on pourrait croire que c'est amical
je transpire comme un dingue
j'ai envie de pleurer
j'ai trop envie de pleurer j'en peux plus

15 :53

on dirait que je fais un bad trip
j'arrive à peine à respirer j'ai les jambes et le ventre lourds
j'ai une boule dans la gorge j'ai envie de pleurer
elle habite où fils de pute
rue jean jacques rousseau
ta mère c'est trop loin ça
on y va en bus c'est l'autre bouffon qui va payer
hehehehehehehe
hahahahahaha
hahahahahaa
une gifle
vas-y bouffon file ton portefeuille
hahaha
je leur donne
ils regardent
on marche j'ai leurs bras sur mes épaules c'est comme des vieux potes
hahahaha
c'est ta carte enculé
oui
une gifle
donne le code
hahahahaha
héhéhéhé
une gifle
2247
t'es sûr
hahaha
une gifle
oui
on s'arrête devant un distributeur
il glisse la carte
les deux autres m'entourent
j'ai moins envie de pleurer
j'ai moins peur
le cauchemar a pris sa vitesse de croisière
mon corps a admis que j'en aurais pour longtemps
je découvre que même la peur s'économise si elle doit durer longtemps
vas-y y veut pas que je prenne 200 euros
hahaha
100 y veut bien c'est cool bouffon t'as des thunes
il range le portefeuille la carte le fric dans ses poches
hahaha
héhéhé
on repart
on marche en silence
ils ont l'air concentré
on marche

MINUTES

16 : 13

je ne sais pas quoi faire
je suis effrayée. quand il me met une gifle je reconnais le gars qui m'avais aggressé quelques jours plus tôt
sous la gifle je recule
ils sont quatre en tout celui qui m'avait aggressé deux amis à lui et julien
c'est julien qui les a emmenés ici
ils sont là depuis quelques secondes
j'ai un couteau pointé sur moi
hé t'as vu elle a internet cette pute
putain elle a même un webcam
vas-y la pute je suis sur que tu fais des trucs de salope sur internet
ho tu réponds la pute
non je réponds je fais pas de trucs comme ça
j'essaie de garder mon calme
julien a tellement peur ça se voit il a tellement peur on pourrait croire qu'il va gerber
vas-y on lui demande de se foutre à poil à cette pute
non on a qu'à la prendre avec nous cette salope
et l'autre bouffon on en fait quoi
pendant qu'ils parlent je me tais
je m'efforce de garder le regard baissé de ne regarder personne franchement tout en surveillant leurs mouvements
s'ils me frappent je veux voir arriver le coup
je ne dois pas montrer que j'ai peur

16 : 14

non t'es ouf on se ferai pécho si on faisait ça
mince de quoi ils parlent il faut que je me concentre
julien est de plus en plus pale on dirait qu'il va tomber dans les vapes
il se détend d'un coup il panique
il balance un coup de poing au visage de celui qui avait le couteau
le couteau tombe
j'hésite une seconde le regard rivé au couteau
julien est déjà par terre moi je me penche trop tard trop lentement je reçois un coup de genoux au bas ventre
j'ai l'impression que mes ovaires ont explosé dans mon ventre je suis par terre je couine j'ai des larmes plein les yeux
putain vas-y finis-le ce batard
putain c'est lui qu'on va prendre avec nous c'est lui qu'on va finir à la maison
je vois à peine julien à travers les larmes il saigne du visage
vas-y prends les clefs de la pute
vas-y son portable aussi
vas-y casse le fixe
j'entends des bruits je reviens à moi lentement
julien est debout le visage plein de sang
je crois qu'il a le nez cassé
toi la pute tu sais quoi tu sors il est mort t'appelles au secours il est mort

16 : 15

hey t'as internet tu vas faire la salope pour nous
ouais si tu veux que ton bouffon y soit pas trop niqué tu branche ta cam et t'attend
ouais on te diras quoi faire
à tout à l'heure
je me relève
ils claquent la porte
julien m'a lancé un dernier regard
la peur le faisait ressembler à une bête
ils ferment à clef ils cassent la clefs dans la serrure
bon aucune chance de sortir
l'interphone
non ils l'ont cassé
merde les flics faut appeler les flics
j'ai mal aux bas ventre mal aux ovaires
j'arrive à peine à marcher
il m'a frappé de toutes ses forces
est-ce qu'on peut contacter la police par internet
surement oui on peut
mais ils m'ont dit d'attendre
je sais pas quoi faire
je me laisse tomber sur une chaise
les larmes coulent d'elles même
je n'ai pas peur
je suis juste choquée
je ne sais pas combien de temps va durer le choc
je reste là à laisser couler mes larmes
si je me laissait complêtement aller tous mes membres trembleraient et je crierait
je peux pas me laisser aller
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure

16 : 16

je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
je pleure
les larmes s'arrêtent
je reste sans bouger
je n'arrive pas à articuler deux pensées
c'est comme une paralysie
je regarde devant moi
je ne voie rien
j'ai le corps inerte
je ne pense plus
j'ai le sentiment qu'il faut que je me ressaisisse
c'est vague
c'est vague
je bouge la tête lentement
je regarde autour de moi
le décor familier
comme si je sortait d'un rêve
d'un rêve très épais
je tourne lentement la tête
d'abord à gauche
puis à droite
le décor redevient réel
ça ne va pas vite
je sens la lenteur
je la sens comme un poids
comme un poids qui retient mes muscles
je regarde le décor
pendant que le décor redevient réel
la situation redevient réelle elle aussi
je ne sais toujours pas quoi faire
mais je sens que je peux recommencer à penser
il faut faire quelque chose
mais quoi
est-ce que je peux faire quelque chose
quelque chose d'autre qu'attendre

16:17

mes yeux se posent sur l'ordinateur
mes yeux glissent jusqu'à la fenêtre
ils continuent jusqu'à la porte
je m'arrête
je bloque la porte
j'ai du mal à faire le point
je suis assez abattue
je suis censée attendre mais attendre quoi
ils veulent quoi
avec ma caméra je veux pas y penser je veux pas penser à ça
je me demande comment ça se passe pour lui
pour julien
ça non plus je veux pas y penser
je veux pas penser à tout ça
mais chaque fois chaque pensée m'y ramène par un bout différent
comment ça c'est passé comment est-ce qu'il a rencontré ces gens
il y avait le type de l'autre jour parmi eux
je bloque toujours la porte
et si quelqu'un veut venir me voir comment je suis supposée réagir
je dois faire comme si j'était pas là
faire la morte
si ça se trouve il vont le tuer si j'appelle au secours
ou alors il vont le tuer quoiqu'il arrive
je ne sais pas
j'ai la vessie les ovaires le ventre contractés
je ne détache pas encore mon regard de la porte
j'ai du mal à faire le point
il va falloir que je bouge
tôt ou tard il va falloir faire quelque chose agir

16:18
soit agir pour leur obéir soit agir pour chercher du secours
je sais pas quoi faire je sais pas quoi penser
il y en a un qui a une arme à feu
il a un regard à s'en servir
je sais pas quoi faire j'arrive pas à penser
j'arrive même pas à paniquer si je paniquais peut-être que les choses se résoudraient d'elles-mêmes mais non je ne panique pas je suis juste complêtement inerte amorphe incapable de détacher mon regard de la porte qui ne sert à rien et incapable de faire le point le regard trouble comme si j'étais perdues dans mes pensées mais je ne pense même pas je ne suis même pas capable de penser correctement c'est la merde la merde la merde la merde totale
je ne peux pas appeler les flics
si les autres le savent ils vont tuer julien
de toute façon je sais même pas où ils sont eux je sais même pas quelle voiture ils ont ni même s'ils ont une voiture je sais même pas leurs noms je pourrais même pas décrire leurs visages j'avais trop peur je me souviens de presque rien le couteau la gifle les ordres mais c'est tout c'est comme un sale cauchemar il ne reste que l'ambiance l'ambiance horrible poisseuse je me souviens de ce qu'ils veulent que je fasse de leurs regards un peu leurs regards qui m'ont fait peur je me souviens surtout de julien lui il était horrible détruit je ne l'ai jamais vu comme ça comme s'il allait mourir comme s'il se savait condamné ce mélange de peur de désespoir de résignation c'est horrible rien qu'à y repenser je sens les larmes monter

16 :19

je ne vois plus la porte à cause de l’humidité qui embue mes yeux
mon regard glisse rapidement vers le sol
je croise les mains contre ma nuque
je ne sais pas quoi faire d'autre
j'ai des petits spasmes du ventre comme si ça annonçait des sanglots mais y'a pas de sanglot y'a à peine des larmes rares qui viennent s'accumuler sous la paupière m'empêchent de voir le sol et roulent le contact est désagréable sur ma joue mais je m'en fous je vais pas bouger pour m'essuyer je voudrais ne plus jamais bouger plus jamais
je commence à sentir la lassitude de mon corps
je me demande combien de temps je suis assise sur cette chaise
des heures on dirait
sans doute non
j'ai mal aux reins
ma colonne vertébrale est ankylosée
je décroise les mains
je me redresse un peu
la maison est toujours autour de moi
c'est même pas rassurant
tout est réel
je frotte mes yeux avec mes mains
je frotte jusqu'à voir des trucs lumineux me bombarder la rétine
ça me détend enfin un peu
faut faire un effort terrible pour rester à un niveau acceptable de stress
il faut que j'allume l'ordinateur
au cas ou
je crois que je vais faire ce qu'ils veulent

16:20

je me lève de la chaise
je suis debout désemparée je regarde l'ordinateur
je n'ai pas la force d'aller m'y asseoir
je ne veux pas
qu'est-ce que je peux faire merde je vais quand même pas tourner dans l'appartement jusqu'à ce que mort s'ensuive
je regarde l'ordinateur
il me fait peur
j'ai peur qu'il m'annonce la mort de julien
j'ai peur
je marche dans la pièce
je vais à la table
je prends une cigarette du paquet
je la porte à ma bouche
je l'allume
une bouffée
une autre
je regarde l'heure
ça fait pas dix minutes qu'ils sont partis
c'est irréel
ça va durer au moins une heure
dans une heure j'attendrais vous avez des e-mails
avec cette voix de conne
et ce sera eux
ils me diront quoi faire
pourquoi ils l'ont embarqué lui
pourquoi pas moi
tant mieux
non pas tant mieux
on peut pas penser des trucs pareils
oui mais tant mieux quand même
moi je suis morte d'angoisse mais lui là il est où il fait quoi
si ça se trouve ils sont en train de le tabasser
je suis toujours debout
mes yeux fixent un point inexistant dans la direction de l'ordinateur
je marche vers la fenêtre

16 :21

je sens un truc frais sur mon visage
c'est encore des larmes
la cendre de la cigarette
la cigarette se consume
je tapote la cendre au-dessus du cendrier qui est à côté de l'ordinateur
je tire une bouffée
j'essaie de calmer mon angoisse
je regarde par la fenêtre
les gens en bas les voitures
je n'entends rien à cause du double vitrage
je pourrais ouvrir
gueuler au secours
je suis pas foutue
un instant je me dis et si je le faisais
rien à foutre de julien je peux juste pas rester là comme ça
non je peux pas faire ça
merde
merde
j'ai envie de me tirer
j'ouvre la fenêtre
si je gueule assez fort il y a bien quelqu'un qui m'entendra
peut-être pas en bas mais au moins un voisin
c'est moi qu'ils auraient du prendre avec eux
c'est moi qu'ils voulaient prendre
le vent me rafraichit le visage
je jette ma cigarette
je fabrique une phrase à crier
je commence à remplir mes poumons je me décourage
tout de suite je me décourage
pffff
ça sert à rien
les flics quoi ils vont faire quoi
je peux rien leur dire rien rien du tout

16 :22

eux quand il vont me contacter ils vont faire quoi de julien
de toute façon julien il va dérouiller
oui mais ça pourrait être pire
peut-être qu'il va pas
va pas
peut-être qu'il
qu'il va pas
putain j'arrive pas à le lacher
qu'il va pas
qu'il
qu'il
merde
merde
peut-être qu'il va pas mourir
voilà c'est fait c'est dit
peut-être que si je suis obéissante il ne mourra pas
je referme la fenêtre
je suis dégoûtée
je m'éloigne de la fenêtre
je m'éloigne de l'ordinateur
julien
putain julien le pauvre
je sais pas quoi faire de mes mains
je sais pas quoi faire du tout
marcher ou m'asseoir
je m'aperçois que je transpire
je sens des gouttes couler de sous mes bras
j'ai les mains moites
je n'ai pas de malaise
je ne me sens pas mal
j'aimerais j'aimerais me sentir mal
là je tombe pof dans deux heures je me réveille aux urgences et il y a un flic qui m'explique que ça va que tout est terminé que julien est à côté il a juste une fracture du crâne juste un bras cassé c'est tout tout va bien maintenant les trois salopards sont en garde à vue
mais ça se passe pas comme ça
bertrand cantat et marie trintignant
pourquoi je repense à ça moi je suis conne ou quoi


16 :23

je vais m'asseoir devant l'ordi
je vérifie mes mails y'en a pas de nouveau
depuis combien de temps je le connais julien pfff
quatre ans
c'était un appart plus petit
je regarde le sol
hmmmm
des images se forment des images de l'ancien appart un studio aux murs blancs mes cours un ordi pas celui-là je fumais beaucoup le bruit des voisins une minichaîne des bouquins des magazines la télé toujours allumée
je tourne mon visage vers la télé
mon reflet
un écran plat
un crédit
merde lundi
là d'un coup je pense à lundi
il va bien falloir que je sorte
ça me frappe d'un coup
merdemerdemerdemerde
le travail
et puis c'est comme un bouchon qui saute
pas que le travail tout le reste tout les courses les trucs à payer merdemerdemerdemerdemerde
comment ça va finir
ça peut pas finir bien
ça me cogne aux tempes
ça me tombe sur l'estomac
ça me coupe les jambes
ça peut pas bien se finir
forcément à un moment y'aura les flics forcément il va se passer un truc et y'aura les flics
maintenant je sais que je reverrai pas julien
de toute façon même s'il survit
de toute façon il pourra pas survivre

16 :24

il va se faire tabasser à mort et c'est tout
des courants glacés me viennent partout
j'ai le visage crispé je le sens
j'ai les mains prises l'une dans l'autre
je ne me sens pas bien
l'angoisse arrive
c'est un poids qui réoriente tout mon corps
un nouveau centre de gravité je suis cripé autour j'ai les mains serrés je me voûte je ramène les jambes
ma respiration est bloquée
julien
je crispe les mâchoires
je déglutis c'est pénible de déglutir
ma respiration est malaisée j'ai mal au ventre
julien
j'ai la bouche sèche
j'ai soif
je ne peux pas me lever
je n'ai pas la force de quitter cette chaise
mes yeux fixés sur l'écran
l'économiseur d'écran s'anime
je ne le vois pas
je ne vois rien
je vois julien qui crie
il a du sang partout du sang comme dans les films
je n'ai jamais vu quelqu'un subir une agression
ça m'est jamais arrivé
julien non plus je crois on n'a jamais parlé de ça on parlais pas de grand chose de sérieux j'en peux plus de cette situation
je me lève sans raison
je ne me rassieds pas
je marche de nouveau dans la pièce

16 :25

bon j'ai trop soif
je me rends à la cuisine
j'ouvre un placard j'en sors un verre
je tourne le robinet je remplis le verre
mon regard se pose sur deux tasse à cafés au fond de l'évier
il y reste encore un peu de café fortement dilué par l'eau
je coupe l'eau sans y penser et sans y penser je pose le verre plein sur le plan de travail
je prends un des deux tasses
de l'eau verse un peu dans l'évier
julien est passé hier j'avais oublié
je tiens la tasse entre les doigts
je bloque
des images d'hier
je soupire
c'est lourd
ça pèse dans mon ventre dans mes ovaires
je résiste à l'impulsion de jeter la tasse à travers la pièce
je la repose au fond de l'évier
le petit bruit romp le silence et me donne envie de pleurer
julien
putain julien
mais qu'est-ce que tu fous là-bas merde pourquoi est-ce cette merde est arrivée
merde
merde
julien
je reste accroché à l'évier
mes deux mains reposent contre le rebord c'est humide et froid
j'ai la tête penchée en avant
les larmes brouillent ma vision
je ne distingue plus très bien les tasses