Jeu de miroir

Le 19/02/2006
-
par Abbé Pierre
-
Thèmes / Obscur / Introspection
Le texte s'intéresse à un personnage à un instant T et par quelques descriptions parvient à le poser comme un type nerveux et au bout du rouleau. C'est une sorte d'introspection fugitive, centrée sur un instant de vie. Pas désagréable, poétique et confus, mais ça avance à que dalle.
Qu'est ce que tu vois, si tu regardes ton reflet?
Devant la fenêtre, la cigarette aux lèvres. Il fait nuit. Les stores ne sont pas encore fermés. Les branches des arbres sont immobiles, il n'y a pas un souffle de vent. La lune déploie sa lumière, entre deux nuages qu'elle éclaire aussi. Et mon reflet. Là, sur la vitre. Les cheveux décoiffés. La fumée le caresse, et s'en retire, dispersant un halo de brume. Je ne bouge pas. Je me regarde. Je regarde mes yeux rougis par le manque de sommeil. Mes mains tremblent, encore. La nicotine monte doucement au cerveau. Ca n'est pas grand chose et pourtant, je me sens mieux. Je n'esquisse pas un sourire, je ne fais pas un geste, je me regarde juste. Une seule image. Cadavérique. Un éclair, je me vois passer sous un train, je ferme les yeux, je vois le sang se disperser sur les rails, mes os craquer sous les quelques tonnes d'acier, mes vêtements se déchirer. Mes paupières s'ouvrent. Je suis toujours là. A me fixer. Je ne suis pas parti. La cigarette émet encore un peu de brouillard, sa tête rougie se démarque de mon ombre, prolonge ma bouche, et meurt à nouveau. Je sens des mains sur mes épaules. Elles montent sur ma gorge, l'enserrent, la tordent. Puis la brisent. Ma colonne vertébrale n'est plus retenue, des parcelles de mon squelette s'effondrent, j'entends leur bruit, tout se brise, un éclat de verre.

Avais-je fermé les yeux? Je ne m'en souviens pas. Je ne sais plus. Mon reflet reste le même, il a les yeux ouverts lui. Comment sont les miens? Est-ce que je respire encore? Sûrement oui, je le saurai sinon, j'étoufferai. Je suffoquerai certainement avant. Et ma tête ira retrouver le carrelage glacial, qui soutient mes pieds nus. Mon ombre restera-t'elle à sa place? Non. Elle ira me rejoindre, de l'autre côté, on me l'a dit, c'est toujours comme celà que ça se passe. Elle tombera elle aussi, et la fumée remportera son duel et sa maigre victoire. Mes inspirations se font plus brèves, je crois, mes expirations sont inaudibles. Mon cerveau est ailleurs, il n'a plus d'air, je n'ai plus de souffle. Non. C'est la nicotine. Encore et toujours cette cigarette. Elle ne finira jamais, elle. Elle bouge entre mes lèvres, je la retire, elle se réduit entre mes doigts. Doucement. Un sexe, tout juste sorti de l'acte de chair.

Pourquoi je pense à ça? Mon reflet pense peut être la même chose, lui aussi. De l'autre côté, les personnes ne changent pas. Leurs ombres non plus. Un grand coup, sur mon crâne. Puis dans mes jambes. Je m'effondre et mon menton vient heurter le plan de travail. Ma mâchoire se casse, les dents se rencontrent pour ne plus jamais se revoir. Et il me nargue, lui, entouré de sa fumée protectrice. Il me regarde, de toute sa hauteur, les joues rougies par l'éclat de la cigarette. Il n'est pas mort. Mes yeux..mes yeux sont ouverts, mes paupières dilatées. Mais moi? Où suis-je alors? Qui suis-je? Mes jambes ne me portent plus, je n'arrive pas à me relever. Pourtant, j'ai chaud, très chaud, je transpire. Mais le carrelage est froid. Mes pieds ont froid sur ce carrelage. Pourquoi le reste de mon corps n'a pas la même impression?

La fumée est partie. Le cendrier accueille les derniers mégots. Mon reflet est toujours présent, les cheveux décoiffés. Les arbres sont immobiles. C'est beau, l'autre côté.