Le doigt de Dieu

Le 22/02/2006
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par Glaüx-le-Chouette
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Cette nouvelle c'est un peu le single de la carrière zonarde de Glaüx, comme Arch-Nemesis est le mien. Il a écrit des choses plus profondes, plus novatrices, mais celui-ci est un texte à la fois bien foutu et très accessible pour le lecteur. La passion de Glaüx pour les artistes maudits est le moteur du texte, leur folie et leur panache y sont traités de fond en comble. Lisible, intéressant, prenant : c'est du tout bon.
LAPICIDE. Un bien joli mot. On le trouve inscrit sur cette plaque que feu mon ami, Jean Delesquif, avait cloué sur sa porte. Sur le beige fade du bois, il n’en reste qu’un rectangle moins fade et quatre trous piqués d’échardes. Cette étiquette, « lapicide », qu’il avait accolée à son nom, ne désignait pour lui qu’un état social, très inessentiel : il taillait des pierres tombales en marbre noir, y gravait pour des inconnus des épitaphes rehaussées d’or, et gagnait sa subsistance en les vendant, voilà tout.
Mais il ne voulait pas que le monde entende parler de lui davantage. Il y avait fort bien réussi. Resté célibataire, il ne mangeait jamais hors de chez lui, ne sortait que pour acheter ses pommes de terre, et chez les épiciers les moins francophones, où il se contentait lui-même d’un bonjour, d’un merci et au besoin d’un au revoir. D’amis, il avait moi, ce qui fait un. Des clients, plusieurs ; mais morts. Or il disait perdre son temps, à gagner ainsi sa vie en gravant des pierres. Car sa vie véritable, essentielle, était secrète, cloîtrée : il s’était voué à « l’Art ». Il sculptait.

C’était une vocation tardive : sa première était la chirurgie. Je l’avais connu à la Faculté ; je suis aujourd’hui médecin légiste, lui est mort sans le sou, mais il était de nous deux, à l’époque, de très loin le plus doué. En mystique ou en alchimiste de l’anatomie, lorsqu’il copiait ses planches ou dessinait ses écorchés, il avait la même exactitude dans les mouvements de sa main, la même pointe de fureur inspirée au creux de ses yeux, que lorsqu’il disséquait. Nous, profanes, simples carabins, nous taillions dans les cadavres comme dans la viande d’un étal de boucher. Mais lui, en prêtre ou en artiste, il posait avec tendresse ses yeux et ses mains sur ces corps nus, froids et sans nom, pour en faire en quelques traits de scalpel un homme, une femme. Au rouge profond du sang figé, il soulignait la courbe d’un sein, d’une lèvre, d’une paupière qui s’affaissait, et leur redonnait une signification, presque une vie. Même un cœur ou un foie, sous ses doigts, paraissait prêt à frémir encore.

Major, il avait pourtant renoncé. Il n’avait jamais prêté le serment d’Hippocrate. Cet abandon, qui m’avait paru — me paraît encore — un gâchis ridicule, il me l’avait expliqué autrefois, au cours de l’une de ces déclamations terribles et exaltées dont il était coutumier. Une noirceur terrible l’obsédait depuis toujours : celle du creux, du tube, qui habite tout corps humain. Celle de ce « milieu extérieur » menteur, replié dans son « milieu intérieur », le mystère de cette « lumière intestinale » à jamais ténébreuse. C’était pour la dévoiler, la connaître et s’en libérer qu’il avait voulu d’abord, avec passion, être chirurgien. Mais en passe d’y parvenir, après avoir pourtant mille fois déployé, désenglué, incisé tout au long, défait et lavé des tubes digestifs de la bouche à l’anus — après avoir parfois même, la nuit, sous la lumière crue des néons, étalé sur des mètres et des mètres leur honte, pâle, rosacée et ponctuée d’organes sombres, sur les carreaux blancs d’une salle de dissection déserte —, s’il avait abandonné, c’est qu’il sentait bien que jamais il ne se libèrerait ainsi de l’empire de la noirceur. L’été, il partit en Grèce. Or à Paros, il eut une sorte de révélation, devant un haut bloc de marbre blanc. Ce miracle lisse, veiné de lumière, dense et plein, contraire exact de la noirceur viscérale, serait son sauveur ! Il en ferait un homme de ce marbre. C’est ainsi que Jean Delesquif décida de devenir sculpteur.

Il transporta le bloc (j’ignore comment) depuis Paros jusqu’aux combles de l’immeuble exigu et insalubre de banlieue parisienne où il travailla et vécut durant sept ans, et où il est mort avant-hier. Dans sa chambre idéale d’artiste maudit, le mobilier n’a pas varié : le bloc au centre, une immense armoire de bois brut, une fenêtre, un drap noir pour rideau, une ampoule nue, une table, un réchaud rudimentaire, une chaise, un fauteuil effondré qui lui servait aussi de lit, et une commode bancale. Au sol, une épaisse poussière et des débris de marbre, de plus en plus nombreux et de plus en plus menus au fil du temps.

Ces débris, j’en vis un choir, un jour ! C’était la première année, peu après sa « révélation », lorsqu’il n’en était qu’à épanneler son bloc. Arrivant à l’improviste, je l’avais surpris se préparant à sculpter. Ce jour-là, il me permit de rester et de voir. Il ne porta qu’un seul coup.

Il avait fait une marque à la craie, mais n’avait ni notes ni ébauches. Il reprit ses mesures. Vérifia plusieurs fois. S’agita. Sembla insatisfait. Furieux, il effaça sa marque d’une main fébrile, pour la reposer, me sembla-t-il, exactement au même endroit. Il mesura encore, puis commença à tourner autour de son marbre en l’examinant d’un regard de braise. Il s’arrêta à nouveau face à sa marque, fixa intensément le point, longtemps, sans battre des paupières. Alors avec une extrême lenteur, réticent mais décidé, il retourna vers sa table, à reculons, sans quitter le point des yeux. Timide, presque maladroit, il y trouva ciseau et masse à tâtons. Il avança jusqu’à sa pierre, le regard tendu vers la marque de craie mais tête basse, tourné un peu de biais comme un enfant prêt à fuir. Il posa le métal contre l’endroit choisi entre tous. Sa main s’éleva comme Christ au calvaire, et retomba. L’éclat détaché vola longtemps ; puis avec un bruit sourd, il finit dans la poussière. Jean, lui, alla s’abattre au fond de son siège abominable, épuisé, en contemplant sa pierre un peu moins pierre désormais. Puis d’une voix blanche, il me pria de le laisser ; je m’en allais. Depuis, jamais je ne le revis sculpter.

Je sais pourtant qu’il œuvrait. D’année en année, il devint de plus en plus sauvage : mon seul moyen de le voir resta de monter jusque chez lui, de frapper à sa porte sous la plaque de « lapicide », et d’espérer qu’il veuille bien me voir. Le plus souvent, il entrouvrait sa porte et, avec tous les signes de la plus grande contrariété, me grommelait de l’attendre. Il refermait, me laissant sur le palier le temps qu’il se prépare ; puis nous nous en allions chez moi parler autour d’une tasse de thé chaud. Mais un jour, la quatrième année de son travail sur le marbre, il en fut tout autrement. Je montai, je frappai ; un épouvantable rugissement vaguement assimilable à « non » traversa la porte pour venir me frapper en pleine poitrine, et faillit bien me faire tomber à la renverse dans l’escalier. Immédiatement après, le bruit d’une masse lâchée au sol, puis quelque chose cliquète ; enfin un énorme claquement de bois, et la voix de Jean qui vocifère en se précipitant vers la porte : « Non ! Non ! N’entre pas ! Vas-t-en ! Reviens demain ! » Estomaqué et, oui, un peu vexé, je m’en retournai sans un mot. Le lendemain cependant je revins, à la même heure ; debout devant sa porte, Jean m’attendait, prêt, soigné, affable et gêné : méconnaissable. Nous allâmes déjeuner chez moi. Nos rapports retrouvèrent, le temps d’une après-midi, toute la chaleur d’autrefois. Au retour, je le raccompagnai jusqu’à sa porte. Lorsqu’il l’ouvrit, au passage, j’entrevis ce qu’était devenu le marbre. Je restai si frappé qu’il n’osa pas se défier de moi et me chasser comme la veille. Emu, avec les yeux baissés d’une vierge au soir des noces, il m’ouvrit grand sa porte et me dit « entre ».

La statue, dans le style des Apollon de la Grèce archaïque, avec de l’Hermès aussi, représentait un tout jeune homme, debout, noble et droit, athlétique et fragile à la fois, nu, la jambe droite en avant dans le geste de la marche. Sur le poli de ses poignets, l’arrondi des veines était si bien rendu que je n’osais même les effleurer, de peur de le blesser. Il souriait, mais avec une douceur presque triste, lèvres entrouvertes. Je me tournai vers Jean, qui allait et venait dans la pièce avec des gestes désordonnés. « Mais il est fini ! Il est magnifique ! Ta statue est parfaite ! », lui dis-je. Il s’arrêta net et me fixa, stupéfait. Je le crus touché ; j’ajoutai combien sa grâce lui donnait les apparences de la vie et combien le moindre détail était précisément reproduit. Devant son silence immobile, sans me forcer beaucoup, je me lançai dans une tirade exaltée sur l’âme qui habitait presque sa statue, en prodiguant ici et là des allusions aussi flatteuses que savantes au Golem, aux homunculi des alchimistes, au Souffle Divin et à Michel-Ange. Je conclus superbement sur un reproche feint de démesure prométhéenne, en posant affectueusement ma main sur son épaule.

En parlant ainsi, sans le savoir, j’avais scellé la fin de son respect et de son amitié pour moi. Son visage était passé de la surprise à un mépris glacé. Il me dit de m’asseoir. Il commença, d’une voix aigre, par prononcer ces mots : « Ça n’est pas une statue. Il sera homme de marbre. Et qui te parle d’âme. Je n’en suis qu’à la forme extérieure ! Et je n’ai pas fait le septième du chemin ». Recroquevillé au fond de son fauteuil, je n’osais plus bouger. Il tourna longtemps sans rien dire, de plus en plus en fureur. Puis soudain il s’accroupit et psalmodia d’indistinctes et absurdes prophéties sur l’Art, l’Œuvre fécondante et fécondée, un dieu Laïos, des poignards de marbre et de chair, les entrailles et le sang d’une mère-père, un artiste mâle et suicidé divinisé. Au summum de ces incantations, n’y comprenant rien et très effrayé par l’état mental de mon ami, je me levai, prêt à m’enfuir. Mon geste le sortit de sa transe ; il parut presque étonné de ma présence, me considéra longtemps, puis se leva lui aussi. Avec une fatigue et une tristesse immenses inscrites dans l’abandon de ses bras, dans son regard, dans toute sa chair, il me dit : « Ne reviens plus jamais ». J’ai obéi.

Il y a deux jours, un notaire me convoqua. Il m’apprit, d’abord, que Jean Delesquif était mort ; ensuite, que j’étais son exécuteur testamentaire. Beau privilège. Peu de volontés ; mais un héritage absent.

Jean demandait d’abord d’ôter la plaque de sa porte et, si minuscule soit-elle, d’en faire sa pierre tombale. « Si l’on se sert de ce testament, alors je n’aurais été que cela, lapicide », écrivait-il en guise d’explication. C’était économique, je fus zélé.

La deuxième clause exigea plus d’efforts, mais satisfit une curiosité vieille de plus de trois ans. Il voulait que je fasse « fondre ses instruments » pour les couler dans son cercueil. On ouvrit donc sa grande armoire, et je sus enfin ce qui, un jour, avait cliqueté. On trouva suspendus là des centaines d’outils métalliques invraisemblables, alignés les uns auprès des autres sur des crochets serrés. Poussière et toiles d’araignée couvraient les plus anciens et les plus grossiers, dans les rangées du haut. D’autres, aux bas étages, étaient tordus ou brisés. C’étaient des pointes de plus en plus fines et de plus en plus longues, des ciseaux de sculpteur miniatures aux formes inconnues, des lames courbes avec d’infimes variations d’axe et de longueur au fil des crochets et du temps. Avec ces objets, comme on put s’en rendre compte lorsqu’on brisa sa statue, Jean avait d’abord entrouvert les lèvres, puis séparé les dents par une fente insensible, creusé un palais aux courbes divines, modelé une langue telle que jamais langue humaine n’en caressa, traversé aussi l’espace intime entre gencives et joue, dents et lèvres ; il avait sculpté une bouche parfaite, d’année en année, une gorge parfaite, une glotte parfaite ; jusqu’au larynx, qui l’avait arrêté. A l’autre bout, un anus, un rectum parfaits, jusqu’au coude du colon. Le canal de la verge aussi était creusé sur deux décimètres. Il n’avait pu finir que les fosses nasales et les oreilles jusqu’au tympan. Ainsi son grand œuvre n’aura-t-il pas été, au fond, de faire un homme de pierre (et je compris alors comment il pouvait ne pas avoir fait le septième du chemin), mais de vouloir rendre son index infini. On fondit donc, comme il l’avait exigé, les outils de sa démesure.

Une troisième clause enfin révéla ce que Jean Delesquif avait de plus malsain. Il demandait que sa statue soit brisée puis pulvérisée, « que le sable soit dans le cercueil, et le cadavre dans le sable ». Ce qui d’abord me parut n’être qu’un caprice enfantin reçut un éclairage tout autre lorsque mon collègue chargé de l’autopsie m’eut confié le détail de ses découvertes. Le rapport de police portait que « le susdit, désespéré, s’était jeté sur son œuvre contondante ». J’avais dès lors imaginé un noble suicide d’artiste, un atroce accès de lucidité qui lui aurait fait voir l’absurdité de ses efforts, et je le voyais se briser le front contre un sourire de marbre. A tort : la mort était presque assurément accidentelle, et le choc n’avait pas eu lieu de tête à tête. Des années d’une vie sans hygiène, une alimentation déplorable et, comme cause ponctuelle, une indigestion causée par les pommes de terre mal cuites retrouvées dans son estomac, avaient provoqué chez Jean Delesquif un grave état fiévreux, sûrement accompagné d’hallucinations qui pouvaient expliquer les diverses ecchymoses constatées dans la région du bassin et des parties intimes ; mais certaines contusions étaient anciennes. L’état fiévreux avait également causé une crise de violence, et les inspecteurs avaient relevé diverses destructions dans la pièce, en particulier des impacts dans le plâtre des murs, créés par des débris de marbre projetés à grands coups de pieds — comme l’indiquait l’état des orteils de Jean Delesquif. Enfin, la police avait signalé une longue trace de glissade dans la poussière du plancher, prolongée vers l’arrière par la marque qu’un débris plus gros que les autres, sur lequel on aurait marché, avait laissé en roulant. L’alignement constaté entre cette trace, la statue et le cadavre laissait à penser que la glissade était cause du choc de Jean Delesquif contre le marbre. Il était ainsi allé s’empaler le visage, par la bouche, sur la verge de son homme de marbre ; qui ne l’aurait pas tué, s’il ne l’avait sculptée en érection. Le sable, alors ? Consolation post mortem de n’avoir pu, dans tous les sens du terme, pénétrer sa statue.

Et me voici devant sa tombe, sa plaque entre les mains. Le cercueil a été mis en terre, la terre pauvre du pays, mêlée de pierres poudreuses que fend la pelle, la terre brun pâle que couvre mal le gravier des allées. Autour du rectangle étroit couleur de sable et de bois, creusé dans le gris des graviers, nous sommes peu : un prêtre, quatre porteurs en noir, hérissés d’avoir eu à se charger d’une bière si lourde, et moi-même. Le fer tranche, à intervalles irréguliers, un silence imparfait souillé par mille bruits — crissements, reniflements étouffés, chuintement de crêpe autour des autres tombes, mille bruits irritants comme des courants d’air. Raide comme le destin, dans les mains du fossoyeur prosterné sur son tas, la pelle coupe sèchement la glaise, à laquelle Jean Delesquif, lapicide, s’en retourne, sans avoir changé ni la face, ni les entrailles du monde.