Noyade

Le 02/03/2006
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par Womble
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Thèmes / Obscur / Propagande nihiliste
Malgré son titre ce texte parle d'accidents de voiture. Bravo. Après la réussite de la première nouvelle de Womble, on est un peu déçus : c'est toujours très bien écrit, mais ça s'embourbe dans des métaphores grandiloquentes. On s'identifie assez peu à ce narrateur à la psychologie zarbi. C'est un peu fumeux et un peu ennuyeux. Quelques moments de haine et de misanthropie viennent sauver le texte, mais tout juste.
Pourquoi continuer ?

La route est si longue. Il fait nuit et la lueur des phares déchire à peine l’épaisse obscurité qui m’entoure. L’herbe est plaquée par le passage des pneus qui se perdent en une piste au tracé improbable dans la pénombre environnante. Un vent frais souffle mais je ne ressens pas son oxygène. L’air n’est plus de mon domaine désormais.
C’est l’heure de la nuit où tout semble mort. Ces heures qui s’éternisent, quand le lendemain semble aussi improbable que le matin du jour qui vit naître cette nuit. C’est l’heure où l’univers, comme un manteau trop grand, comme un sac sur la tête du condamné, se replie sur soi et emprisonne l’être dans les méandres de sa folie. Le temps est aboli, seule, la douleur demeure.
Aucun insecte ne perturbe le faisceau des phares qu’une brume diffuse semble cristalliser en une intangible paroi, quelques mètres devant la voiture.
La voiture. La carcasse et le tronc qu’elle embrasse.
Pour une raison inconnue ses phares marchent encore, sinistres projecteurs éclairants le théâtre de ma dernière apparition. Et moi, charogne encore trop vive dans une carcasse déjà trop morte, je souffre. Je souffre et je le fais bruyamment.
On serait étonné du point auquel un corps humain peut faire du bruit en mourrant. Mes oreilles n’entendent que cela. Il y a d’abord mon souffle. Ou ce qui était mon souffle et n’est maintenant qu’un sifflement ténu qui s’échappe de ma gorge en sens unique. Les molécules d’air quittent le navire à l’abandon. Et les bruits humides que suscitent chacun de mes soubresauts, les bruits du sang qui jaillit hors de moi par d’impossibles brèches me rappellent la mer dans laquelle je sombre.
Naufrage.

Mon corps est un naufrage.

Ce naufrage n’a rien de neuf. Les longues minutes qui ont assisté à la fuite finale ne sont pas celles qui ont vu le navire se saborder. Cela fait bien longtemps que je traîne ma vie comme un déchet dont on aimerait se débarrasser.
Après tout, cette fin je l’ai choisie. Je vis ma mort. J’en serai presque heureux.
Des années de méprise totale de moi-même et du monde qui m’entoure, pour comprendre en quelques secondes ce que j’avais - volontairement - ignoré tout ce temps.
Rentrer six nuits par semaine du même travail vers un endroit que je n’appelle chez moi que parce que le Fisc le considère ainsi. Emprunter tous les soirs, tous les matins, la même route, les mêmes droites mornes qui barrent un paysage sans intérêt. Vivre ainsi des années dans l’attente.
Qu’espérai-je tout ce temps ?
Une subite révélation, je crois. La révélation que je ne suis pas ce personnage médiocre, aux traits banales, aux tempes clairsemées, aux yeux vides. Ce même corps au ventre naissant, aux muscles déjà défaillant, cette chair sans attraits. J’attendais de savoir que je ne suis pas tout à fait incapable de faire quelque chose du temps. Du temps qui déjà ne m’appartient plus, dans lequel je n’ai jamais agi.
J’attendais de comprendre que je n’ai pas accumulé toute cette durée, vécu comme un animal, sans raison. Sans qu’il n’y ait rien au bout.

Et il n’a suffit que de ce soir là, de cet instant précis où j’ai vu les phares briser la noire opacité de la nuit pour comprendre que si je voulais avoir vécu pour une raison il fallait que je meure pour celle-ci.

Je jubile quand, les phares se rapprochant, j’identifie le modèle qui vient à ma rencontre : Une espace. Un vrai mini-bus pour familles nombreuses. Un modèle « spacieux » et « convivial » pour charger des cargaisons de petits veaux élevés dans des idéaux que sans avoir compris ils reproduiront toute leur vie.
Je hais déjà ce camion de marmaille grouillante, de parents que ne retiennent que le produit de la frénésie sexuelle de leurs premières années. Ces êtres qui, sans doute, se détestent déjà assez pour laisser le souvenir amer du désespoir des couples à leurs rejetons pour le reste de leurs années. J’exècre ces gamins inconscients et mesquins que leur jeunesse maintien dans une lénifiante imbécillité mais qui déjà s’infligent les pires bassesses. J’abhorre tout ce que ce véhicule peut contenir de veulerie masquée et de faux-semblants consensuels.
C’est la pensée de cette ignominie ambulante qui m’éveille. L’idée que le contenu s’en reproduira indéfiniment, si rien auparavant ne l’arrête, et ira nourrir les rangs interminables de « regrets éternels » me révulse. Il faut agir avant que tout ceci ne devienne inarrêtable. Ma vie peut avoir une raison. Cette raison peut être de rendre service au monde, à ces gens qui viennent à ma rencontre.
Je vais abréger leurs souffrances. Et par la même occasion éviter au reste du monde d’avoir à souffrir leur existence. Ma vie va servir à interrompre les leurs.
Je me sens transporté. Je me sens tout autre. Je ne suis plus le minable employé rompu par la monotonie du quotidien et les ennuis de l’esprit en proie au vide intérieur. Je suis le libérateur. Le messie qui va montrer la voie. J’ai un but, je vais le réaliser. Je sais enfin que je ne suis pas né pour rien, que tout ce que j’ai vécu, volontairement ou non, jusqu’ici, peut avoir un sens. Cette nuit toute mon existence acquiert une signification et cette signification roule vers moi à bonne allure.
Ma vitesse combinée à celle du véhicule qui arrive en face nous fait dévorer la centaine de mètre qui nous sépare. Je distingue maintenant clairement ces deux immenses halos blancs que précède mon sens. C’est bien une espace, un modèle récent. Je crois déjà discerner le visage de ce brave père de famille, ce monstre inconscient, qui, les yeux rougis et le visage creusé par la fatigue, doit guider sa meute vers un havre improbable.
Je le regarde et je me sens pleinement prophète. Je vais le libérer, je vais les sauver, et ils ne s’en doutent même pas. Je les en plains presque. Je voudrai voir leur visage si on leurs disait qu’ils vont mourir là, sans raison, parce que j’en ai décidé.
Mon corps n’est que tension et pourtant je sens un calme étrange pénétrer mon esprit. J’ai une certitude. Et je réalise celle-ci alors qu’à quelques mètres de la voiture, alors même que nous allons nous croiser, je braque violemment.

Maintenant je crève doucement, la douleur m’est rendue supportable par l’idée de sa fin. La conscience de ma propre fin. Et je ressens toujours ce calme étrange, cette conviction. J’ai existé.
Et pour me remplir encore un peu plus de cette certitude, je lève les yeux vers le cadavre fumant du char à veaux broyé qui repose à quelques mètres de moi. Je veux me remplir de tout le spectacle de ce qui a fait ma vie, de la raison de celle-ci. Et là, dans ces décombres de métal arraché et de vitres explosées, je distingue un corps derrière le volant.
Un type, un seul, comme moi.