Serial edit 12 : la fin de l'hiver

Le 10/03/2006
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par nihil
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Rubriques / Serial Edit
La rubrique se complait dans le médiéval-fantastique et ce texte reste dans la lignée. En tant que rabat-joie officiel, au lieu de pousser le délire absurde du texte de Nourz encore plus loin, je l'ai rationnalisé et inclus dans une histoire mystique, sombre, et sérieuse d'un bout à l'autre, ce qui était pas gagné vu la gueule de l'edit précédent. Ca nous fait un texte initiatique, hanté par les loups et les fées, un peu mou et pas très marquant.
Textes précédents :

- Extrait de l'Apocalypse

- Apocatrip par Nounourz
- Sainte-morphine par nihil
- Le fils spirituel par Glaüx
- Sous terre par Aka
- Lambda par Lapinchien

- Timebomb par Nounourz
- La grande peste par nihil
- Le grand soir par Glaüx
- Moi et les cons par Aka
- L'émissaire par Lapinchien

- Lycanthrope par Nounourz
Assis au pied d’un chêne noueux, à quelque distance de la maladrerie, j'étais occupé à contempler l’incessante progression de la pourriture quand mon estomac me rappela une nouvelle fois à l’ordre, manquant me faire plonger dans l’inconscience. Notre bon Seigneur était en guerre contre le Duché voisin. Les hommes de la paroisse avaient été réquisitionnés pour les besoins de son armée, et les convois de vivres qui approvisionnaient la maladrerie avaient cessé. C’était l’hiver, la famine guettait la province. On nous avait trop facilement oubliés, comme si on n’attendait que ce prétexte pour nous renvoyer au néant. Isolés et invalides comme nous l’étions, nous ne pouvions guère espérer suppléer à ce manque par nos propres moyens. Nous serions les premières victimes de la famine. Les plus faibles d’entre nous étaient déjà alités, accablés sous le double poids de la disette et de la maladie. Les soldats étaient grassement nourris mais nous, pauvres diables indésirables, devions nous contenter de peu voire de rien.

Alors que je revenais à la maladrerie, je vis les habitants réunis devant le dortoir principal, une lourde bâtisse sans attraits. Ils portaient tous l’ample cape noire de rigueur et la capuche à larges bords, recouvrant le visage, même ici. Une assemblée de fantômes misérables et boiteux. La Lèpre était leur grande honte. Même entre eux ils refusaient de montrer les stigmates de leur fléau commun. J’étais comme eux, mon visage et mes mains pourrissaient, et moi aussi je cachais mon infortune de mon mieux. Le châtiment de Dieu, pour une faute que j’ignorais.
Au centre de la place, une femme exprimait avec véhémence son mécontentement. Je ne l’écoutais guère, je savais bien de quoi il était question. Je me contentais d’observer le bruissement irrégulier de la petite assemblée, le souffle court de vingt poitrines creuses qui s’exprimait en chœur, les têtes hochées simultanément. La femme me désigna de la manche, et je sus que mon sort était scellé. J’étais un pauvre hère, trop contemplatif et renfermé, on me croyait à demi idiot. Même ici j’étais un exclu. On n’avait guère besoin de moi, je ne manquerai à personne. J’étais donc l’émissaire parfait.
Les lépreux approuvèrent un tel choix, et je n’eus guère qu’à approuver la décision collective. J’étais donc chargé d’aller trouver le Père supérieur du prieuré de Saint-François pour quémander l’acheminement de provisions de bouche. C’était la survie même de la petite communauté qui était en jeu. Personnellement je doutais bien du succès d’une telle entreprise. En temps de guerre, chacun pense avant tout à sa personne, mêmes les moines gardaient les vivres pour eux, la charité était un luxe permis par l’abondance et par un avenir sans nuage.

On me donna de mauvaise grâce quelques restes de pain noir, des fruits, une gourde d’eau claire et une couverture. La paroisse n’était qu’à une demi-journée de marche, mais la maladie avait tordu mes jambes et mon cheminement serait pénible. Muni de mon baluchon et du lourd bâton de marche que m’avait donné mon père avant de mourir, je pris la route sans attendre, je n’avais personne à saluer. J’abandonnai la maladrerie de bon cœur, la proximité et la cohabitation forcée à longueur d’année noircissait les âmes les plus clémentes et chacun passait son temps à médire de son prochain et à lui nuire en toutes façons. Quelques jours hors de ce petit monde trop clos me seraient salutaires, pour le moins.

La nuit tombait peu à peu. Je m'enfonçai dans la forêt, les yeux rivés au sol sous la longue capuche rabattue, les poings serrés dans mes manches. Mon expédition serait nocturne, je ne tenais pas à être inquiété par des malandrins de passage. En ces temps difficiles on entendait parler de lépreux lapidés à mort chaque jour, les besoins primaires s’exprimaient toujours sur les plus faibles. Il existait un sentier peu entretenu, qui menait de la paroisse à la maladrerie et que suivaient habituellement les convois. C’est celui que je suivais, mais je ne me souvenais pas de l’avoir un jour mené à terme. C’est comme si j’avait toujours vécu parmi les ladres. Mon monde était limité par les bâtisses noirâtres construites à la va-vite autour du puits.

Bien loin des torchères de la maladrerie, la pénombre semblait bien opaque, laissant à grand-peine deviner les formes des arbres les plus proches. Les branches nues se découpaient durement dans le ciel nocturne. Le silence était total, et j’avais l’impression d’être entré dans un autre monde. Je me laissai pénétrer de cette impression sinistre. C’était comme si j’avais pris la route pour les enfers et qu’un cortège d’âmes éteintes suivait mes pas. J’arpentais une route escarpée, semée de cailloux tranchants qui rendaient ma démarche plus laborieuse encore.

Peu à peu, mon oreille se faisait au silence, et je sentais maintenant la forêt hivernale emplie de bruissements furtifs, de chuchotis et de plaintes étouffés.
Les ombres se précisaient autour de moi, c’était comme un même décor répété à l’infini. J’écoutais le murmure des mille spectres qui marchaient avec moi. Ne se découpaient de l’obscurité que des contours que je ne pouvais identifier, et je ne percevais aucun signe de vie. Mais je sentais leur présence diffuse, insaisissable, autour de moi ainsi qu’un souffle froid, multiple, exhalé par mille gorges invisibles. Nous étions un troupeau mouvant, immense qui avançait d’un même pas au travers d’une forêt pétrifiée.
Je m’arrêtai un instant et tournai sur moi-même, tentant de dissiper cette illusion qui prenait trop de consistance à mon goût, mais ma vision n’était emplie que de la masse noire d’un paysage figé dans l’oubli. Le temps s’était arrêté, et le soleil ne se lèverait plus.
Je traversai péniblement un gué dont l’eau glacée me scia les chevilles, et c’était comme une frontière. J’avais pénétré dans un monde dont on ne revenait pas. Etais-je passé de vie à trépas sans m’apercevoir de la transition ? Arpentais-je parmi les morts le dur chemin du repentir ?

J'aperçus soudain une silhouette furtive entre deux troncs blanchis de givre. Je m'arrêtai et retins ma respiration. Ca n’avait duré qu’une seconde, mais j’étais bien sûr de ce que j’avais vu. Je me retournai, et à chaque regard, il me semblait qu'une forme indéfinie se déplaçait furtivement, chaque instant plus prêt de moi. Cela n’avait plus rien d’une illusion créée par mon esprit trop imaginatif. Ils étaient là, cachés dans les broussailles, partout autour de moi. Non, mes sens ne me trompaient pas. Je serrai mon lourd bâton dans mes mains, et me remis à avancer. Quel que fut le danger qui me guettait, je devais aller de l’avant.

Alors le ciel nocturne se dégagea et la lune apparut, et une longue plainte animale s’éleva, reprise en quelques secondes par plusieurs voix. Les loups ! J’étais cerné par les loups, ils avaient entrepris une véritable chasse à l’homme, et moi, proie fragile, j’allais faire les frais de ma témérité ! Je me mis à courir sans retenue, perdant la bonne direction de vue. Autour de moi, derrière l’écran des troncs serrés, les loups suivaient ma course, j’entendais les branches sèches se brisaient sous le poids des bêtes, le grondement et les claquements de mâchoires hostiles.
Après quelques minutes, hors d’haleine, je m’arrêtai. Il fallait se rendre à l’évidence, les loups se contentaient d’accompagner ma route, sans jamais l’interrompre. Ils n’avaient pas l’intention de m’attaquer, ils m’observaient de loin. Qu’est-ce que cela signifiait ? Avais-t-on jamais entendu parler de voyageurs cernés par les loups et qui avaient été épargnés ? Cela n’avait pas le sens commun. A nouveau je me sentis submergé par la présence des morts, chaque seconde plus pressante, plus évidente. Ces animaux de l’enfer étaient-ils les gardiens du troupeau ?

Un loup énorme et gris, aux yeux pleins d’obscurité, se détacha des fourrés enneigés et avança jusqu’à moi. Je le laissai faire, paralysé par la peur. Il s’assit à mes pieds et gronda doucement. Ses babines retroussées découvraient des crocs effrayants. Un autre animal sortit du bois, puis deux autres encore, et ils se postèrent autour de moi. Je m’apprêtai à abattre mon bâton sur le crâne de l’un d’eux, et à défendre chèrement ma vie, mais le premier loup me devança et saisit doucement un pan de ma large cape entre les mâchoires. Il se mit à me tirer délicatement vers les fourrés les plus denses, et je le laissai faire. Les autres me servaient d’escorte. J’entrai à la suite de mon guide dans le taillis, perdant des lambeaux de vêtement entre les doigts crochus des branches givrées.

Après quelque temps à cheminer entre les branches serrées, nous débouchâmes sur une clairière étroite et encerclée d’immenses arbres morts. Le loup lâcha ma cape et s’assit. Les autres, à sa semblance refusèrent d’avancer plus avant. J’étais donc arrivé à destination. Mais quelle était-elle ? Je n’y entendais rien.
La lune était pleine, et inondait le lieu de lumière blafarde, découpant des ombres sinistres pour chaque relief. Le centre de la clairière était occupé par un haut calvaire de pierre brute, je n’en pouvais distinguer les sculptures. La grande croix se détachait nettement sur le fond enneigé. J’avançai lentement, puisque c’est ce qu’on attendait de moi, sous le regard des dizaines de loups qui encerclaient maintenant la clairière.
Assise sur les premières marches du calvaire, une jeune femme vêtue de blanc m’attendait,. Ses longs cheveux blonds rayonnaient d’une sorte d’aura lumineuse, son visage était doux. Ses pieds nus étaient plongés dans la neige fraîche sans qu’elle en semblât incommodée.
Je croyais bien là avoir rencontré quelque esprit maléfique, ou quelque sorcière qui déguisait sa mauvaiseté sous des atours avenants, mais sa voit était si douce, si pleine d’amour et de compassion, que je fus instantanément persuadé d’avoir là affaire à un avatar de la Sainte-Vierge :
- C’est la fin de la route pour toi, ô âme égarée. Bienvenue dans ta demeure dernière.
- Ainsi, c’est donc bien vrai que je suis mort !
- Mort tu ne l’es point, mon ami, et tu ne mourras pas.
- Est-ce… que je rêve ? Est-ce que tout ceci n’est qu’illusion ?
- Qu’est-ce que le rêve, et qu’est-ce que la réalité ? Il n’y a rien d’autre que ces chaînes que tes semblables veulent garder au pied, et dont tu t’es libéré.
Je n’entendais rien à ce discours, mais je me laissais bercer par le rythme lancinant et charmant de la voix. Je me laissai aller à une douce langueur et mon bâton tomba à mes pieds, sans que je cherche à le retenir.
La créature angélique leva les yeux au ciel, et murmura :
- L’entends-tu ? Entends-tu comme moi la voix du Créateur de ce monde et de toutes choses qui l’emplissent ?
Je ne sus que répondre, je ne percevais autre chose que le vent dans les arbres, mais je m’imprégnai peu à peu de l’impression que ce souffle froid murmurait des mots, dans un langage qui m’était inconnu.
- Oui, je sais que tu l’entends, je le vois. Il nous enjoint de renouveler le serment de la Terre ! Il nous faut nous conformer à cet édit, il faut nous unir ! Il nous appartient d’être ceux par qui la Nature renaît !
Son ton s’était chargé d’une sorte de douce frénésie, et elle se leva, les yeux fous. Je ne pouvais bouger et je la laissai s’avancer jusqu’à moi, pétrifié.
- Sais-tu bien ce que cela signifie ? Le sais-tu ? Es-tu conscient du grand Mystère de la Vie ?
Elle ne me laissa pas le temps de répondre, déjà ses mains fines passaient sous la cape noire. Je voulus l’empêcher d’aller plus avant, mais je ne pouvais bouger. Je sentis ses doigts buter sans s’arrêter sur les stigmates hideux de la maladie. Elle fit retomber le capuchon et dégagea mes épaules de la cape, et la vision de mon mal ne la fit point reculer ni même trembler.
- C’est un acte millénaire que nous nous préparons à accomplir, non pas un simple accouplement bestial, mais l’union de deux principes fondateurs. Oh ! Je suis bien aise que tu ais pu parvenir jusqu’ici sans trébucher !
Mon vêtement glissa à nos pieds, et nous nous agenouillâmes, face à face. Tout autour de la clairière, les loups hurlèrent une nouvelle fois à la lune, et s’avancèrent pas à pas jusqu’à nous. Je les imaginai déjà se jeter sur nous et se repaître de nos corps offerts, festin de sang répandu et de chair ouverte, mais ils n’en firent rien. Ils étaient maintenant si proches de nous que je sentais leur souffle chaud dans mon dos et sur mon visage meurtri par la Lèpre.
Les mains et les lèvres de la jeune femme étaient partout sur mon corps malade, exploraient chaque parcelle de ma peau pourrie, adoucissaient mon tourment du miel délicat de sa salive. J’ai cru avoir pénétré en un domaine de paix et de joie au sein même de cette forêt morte. Et je me sentis emporté dans un tourbillon d’émotion. Nous nous étreignirent sans violence, sans douleur ni cri, et jusqu’au dernier gémissement ce fut un enchantement de tous mes sens.
Alors que le feu s’éteignit doucement en moi, les loups s’allongèrent lentement dans la neige et expirèrent sans autre forme de lutte, tous en même temps.

Cette étrange nuit avait passé. J’émergeai d’un sommeil paisible et ma compagne avait disparu, tout comme les corps des loups. J’étais nu, enroulé sur ma cape, mais je n’avais pas froid. Mes yeux s’ouvrirent sur un ciel bleu sans nuages. La clairière était inondée de lumière solaire qui réchauffait mes membres encore engourdis. La neige avait fondu, découvrant un tapis d’herbe et de joncs vivaces. Au bout des branches des arbres, des bourgeons étaient en train de naître, enveloppant les arbres d’une verdure humide et frémissante. La vie reprenait son cours, l’hiver était fini.
Je me levai et c’était une sensation délicieuse, sans égale, qui m’envahit. L’air frais revigorait ma carcasse. Je levai mes mains devant mes yeux, et la pourriture en était exempte, la peau était saine et jeune. Pris d’euphorie, je palpais mon corps, mon ventre, mes épaules, mon visage et toutes marques immondes de la Lèpre en avaient disparu. J’étais guéri ! Guéri ! Dieu m’avait pardonné cette faute inconnue qui m’accablait de tous temps, et avait levé le poids de sa malédiction. Guéri ! Guéri !

Je laissai là ma cape et mon bâton, et je m’enfonçai, nu, dans la forêt qui renaissait.