Tu es poussière...

Le 11/04/2006
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par M. Con
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Thèmes / Saint-Con / 2006
Parti-pris original pour M. Con, qui ne fait pas dans l'habituel déjanté / délirant / imbécile de rigueur pour la Saint-Con. Son texte est l'histoire d'un homme qui a décidé de changer de vie et de brûler toute trace de son passé de citoyen modèle. C'est pas mal vu, assez court pour pas être lourd et c'est une approche un peu originale sur la Saint-Con.
21h40. Encore une heure de patience, à peine. Puis, à l’appel du steward je ramasserai mon petit sac à dos posé à côté de moi sur le banc métallique, mon seul bagage, et j’irai de l’autre côté de la barrière, la dernière. Je tendrai ma carte d’embarquement à l’autre pétasse boudinée dans son uniforme ridicule qui se dandine d’un pied sur l’autre, et pour toujours, je tirerai ma révérence, je disparaîtrai.
Mais pour l’instant, j’ai l’impression que l’horloge fixée sur le pilier en face de moi recule. Alors, pour tromper l’attente languissante, calmer mes doutes aussi, je balaie la salle du regard et tente d’imaginer la vie de ces inconnus qui m’entourent Apparemment il n’y a pas énormément de monde pour embarquer sur ce long courrier. Le hall d’attente est étrangement silencieux, ça sent les parfums capiteux et le cuir des boutiques duty free. Les produits d’entretien aussi. Des odeurs placebo qui masquent temporairement la crasse humaine. Il y a, éparpillés sur les sièges, juste quelques hommes d’affaires taciturnes, fatigués de se battre…comme moi. Des locaux qui rentrent chez eux chargés de présents pour les leurs, compilés dans des sacs de fortune. Un groupe de touristes sans enfants. Tiens oui les enfants ? Que font les miens ?

Une grande femme passe devant moi. Je remarque ses longues jambes musclées et je m’évapore mentalement dans le claquement sec de ses talons hauts faisant danser ses courbes. Surtout ne pas penser. De l’autre côté des immenses baies vitrées qui nous entourent, la nuit dévore inexorablement la piste d’envol et les lumières clignotantes des avions ressemblent à des lucioles, éphémères, comme ma vie.

Brusquement j’entends résonner une voix nasillarde, l’appel est lancé, cette fois c’est la bonne. Mon cœur s’emballe, il frappe mes tempes. Je tremble un peu. Je suis excité et triste à la fois. Je me sens seul, terriblement. J’hésite une minute ou deux puis mon corps se lève indépendant de ma volonté. Quelques enjambées et me voici comme un automate devant le comptoir. Ma main se tend vers l’hôtesse. Je regarde mes doigts donner le pass. Je ne réfléchis plus. Je me laisse porter . De toute façon il est trop tard pour faire machine arrière. Depuis des mois j’ai préparé en secret ma disparition, tout organisé pas à pas, les faux papiers, les points de chute, l’ailleurs, l’après. J’ai soigneusement verrouillé toutes les issues de sortie possibles, alors il n’y a plus à hésiter, aucune échappatoire pour cause de lâcheté. Il faut y aller, cette fois j’y suis.

Qu’importe ! un peu plus tôt un peu plus tard de toute façon on disparaît tous d’une façon ou d’une autre, autant choisir son moment comme un pied de nez à cette putain de vie.
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Libre, je suis libre…. Libre.

J’ai le feu aux joues. je m'engage sur la passerelle d’embarquement. Il fait un peu froid. La femme aux longues jambes me sourit. Je remarque la pointe de ses seins se durcir sous son fin vêtement Je me prends pour un aventurier. Pauvre con.
A peine ai-je franchi le sas de l’avion qu’une musique douce m’accueille et envahit mon cerveau. J’ai l’impression de pénétrer dans un cocon, de m’enfermer volontairement dans un piège. Malgré tout, j'avance docilement derrière la croupe de l’hôtesse qui me guide jusqu’à mon siège dans l’étroit couloir central, puis je me pose sur mon fauteuil trop serré pour me sentir à l’aise. Encore une poignée de minutes et ce sera le grand départ vers l’inconnu en traversant les cieux.
La métaphore m’amuse. Encore un peu et je me prendrais presque pour un ange rejoignant son paradis alors qu’en réalité je ne suis qu’un fumier et un lâche qui a largué les siens et ses obligations. En bouclant ma ceinture je cherche du regard « Belles jambes » Elle a disparu, elle aussi….

…………

Dans un petit bac en tôle rouillé qui fut l’ultime réceptacle d’une carte d’identité, d’un chéquier, d’un passeport, d’une carte bleu, d’une carte vitale, d’un permis de conduire, d’une carte d’électeur, d’une carte de groupe sanguin, d’une liste de téléphones et d’adresses…. de toute les autorisations obligatoires pour mener une existence d’esclave consentant, de toute une vie résumée en quelques chiffres, il ne reste désormais qu’un petit tas de cendres froides.

Ce matin même je regardais religieusement se consumer cet amas inutile de papiers imbibé d’essence dans les flammes. La Crémation du citoyen Français Ducon Lajoie. Dans le silence et la solitude j’ai immolé le con asservi que j’ai été pendant 40 ans. Une destruction citoyenne finalement plus importante aux yeux des mes semblables que ma propre disparition corporelle.
Désormais, je n’étais plus. Je n’existais plus. J’avais disparu, j’étais rayé à jamais de la civilisation. J’avais brûlé à jamais ce que j’étais, un objet d’utilité publique, programmé, estampillé, docile . Le feu vorace avait lavé mon âme tourmentée et libéré mon être emprisonné dans le carcan.

Libre, j’étais libre.

………………..

Le bourdonnement du lourd Boeing qui fait chauffer ses réacteurs en bout de piste me ramène à mon présent. Je suis bien calé, le regard fixé sur le trou noir du hublot. J’entends les frémissements des roues, ensuite le monstre s’élancera et tout sera dit, je m’en irai, définitivement, laissant derrière moi mon passé d’adulte responsable. j’échappe enfin à mon destin tracé. Je vais vivre…..

………………..

Flash spécial au JT : Un 747 s’est crashé sur la piste d’envol lors du décollage. Accident stupide, imprévisible ? attentat terroriste ? Il est encore trop tôt pour le dire. Une certitude, parmi les restes calcinés, éparpillés sur la piste, un corps n’as pu être clairement identifié. Il ne correspondait pas. Une enquête est ouverte.