Vie de Saint Con

Le 15/04/2006
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par Dourak Smerdiakov
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Thèmes / Saint-Con / 2006
C'est inattendu : alors qu'on se résignait à se taper un sonnet de la part de Dourak, on a affaire à un vrai texte même pas inachevé. C'est une leçon d'histoire virtuose et superbement écrite, qui fait bien mal à la tête aux consommateurs avides de gags-minutes que nous sommes. La période : les invasions barbares. Le héros : le chef d'une meute de vauriens, le bien-nommé Conhart, qui devint le Saint-Con honoré dans nos pages.
Au printemps de la vingt-septième année du règne de Flavius Placidus Valentinianus, l'armée du Hun Attila, formidablement grossie des troupes des nations subjuguées, franchit le Rhin et entreprit de ravager la Gaule, creusant de la Germanie inférieure jusqu'au coeur de la Lyonnaise un abominable sillon de cités dévastées et de campagnes ravagées, cependant qu'averti des tractations entre l'Europae Orbator et le roi des Vandales, dont l'alliance menaçait plus que jamais les derniers lambeaux de l'empire, le patrice Aetius s'efforçait de s'adjoindre les forces du Wisigoth Theodoric et d'affermir la loyauté de ses lieutenants francs. Cette configuration de forces augurait un gigantesque et décisif affrontement entre la civilisation vacillante soutenue par ses jeunes élèves barbares et l'irréductible sauvagerie des hordes vouées au carnage et à la destruction, lorsque le déferlement soudain d'une nouvelle calamité sur la Germanie supérieure parut définitivement sceller le sort de la Gaule.
    Drageon élagué de la plus antique race des Francs, banni par les Saliens, honni par les Ripuaires, maudit par tous et grandi dans l'opprobre attachée à sa naissance, le furibond Conhart avait assemblé dans les marécages des basses terres une troupe hétéroclites de vagabonds et de pillards sans dieux ni lois, lie de l'humanité, rejetons indésirés des Sicambres, des Skires, des Chattes, des Marcomans, des Bataves, des Saxons, des Jutes, et des Suèves, et l'on raconta même que s'y rencontraient des Huns jugés infâmes par Attila lui-même, des débris de peuples fracassés, ombres d' Usipètes et de Tenctères ivres d'une haine revancharde, descendants faméliques de Cimbres et de Teutons, fantômes tourmentés de races d'hommes oubliées éructant la langue des bêtes fauves, et d'aucuns témoignèrent que des Géants recrachés des enfers pour courir le viol et la rapine se joignaient à ces cohortes. Et bientôt nul n'ignora dans ces contrées que Conhart lui-même tirait son abominable ardeur du bouillonnement d'un sang monstrueux issu du ravissement d'une princesse franque par un démon sorti des eaux. Et, sous son commandement, tout cela pillait, saccageait, brûlait, violait, dévastait, torturait, blasphémait, profanait, puis s'éloignait dans un galop dément comme un vol de griffons pour s'abattre sur le pays voisin, laissant après soi non pas les pleurs des survivants mais le silence du désert.

    La veille des feux de Beltane, l'avant-garde de cette meute pointa ses crocs sur les collines surplombant la Sanldre en face de Ballodunum, fit entendre ses premiers grognements, pilla les faubourgs dont la population miséreuse avait cherché son salut, qui dans l'enceinte de la ville, qui dans les bois. Au petit jour, sous un ciel orageux, les premiers détachements passaient le fleuve en aval et en amont, évitant de s'engager sur le pont où ils se fussent exposés aux sorties des assiégés, et trahisant quelque capacité à s'organiser qui arracha en un long soupir ses derniers espoirs au commandant de la place. Sous l'averse, les assaillants emportèrent la porte occidentale dès le premier assaut, se rendirent maîtres des remparts, massacrèrent les défenseurs, puis se livrèrent tout entier au meurtre et au pillage, et le concert des cris de terreur et d'agonie commença de s'élever vers le ciel, où leurs répondirent des grondements de tonnerre auxquels nul, en ces instants-là, ne prêtait plus la moindre attention.

    Remontant la rue principale, Conhart s'abandonnait, enivré, au spectacle de ses combattants pénétrant dans les maisons les armes à la main, en expulsant des hommes tripes à l'air, couchant sur les tables et sur la terre battue les femmes ou les enfants - car, de femmes, il n'en y avaient point toujours assez de vivantes après le passage de la première vague de soudards - et retournant tout des toits aux fondations pour y dénicher les trésors dissimulés, puis, souvent déçus, se mettant en quête de boisson. Au centre de la ville, Conhart et sa garde rapprochée s'arrêtèrent devant un temple, mirent pied à terre, et pénétrèrent dans l'édifice. A l'intérieur les attendait, prêt depuis toujours à mourir, un vieux prêtre en robe blanche. « Veille femme, quel avorton céleste adorez-vous ici ? », interrogea Conhart. Les rires puissants des barbares résonnèrent longtemps sous les voutes, entretenus par l'impassible attitude hiératique du prêtre. « Conhart, si ta présence souille ces lieux, puisse au moins ta bouche putride exhalant tous les relents des enfers ne jamais prononcer le nom merveilleux du dieu qu'ici, humblement, nous servîmes jusqu'au jour d'hui. » Sur quoi le prêtre, d'un geste calme et précis, porta une capsule à sa bouche, en ingurgita le contenu, et s'effondra aux pieds des impies, crachant de la bile et du sang, puis mourut en quelques instants. Ils enjambèrent le corps et poursuivirent leur exploration profanatrice pour déboucher dans une vaste pièce où des vierges consacrées gisaient sur le sol autour d'un feu sacré. A leurs lèvres, la même écume qu'à celles du prêtre. D'une main vigoureuse, Conhart empoigna l'une des corps par les cheveux et le souleva jusqu'à hauteur de son visage, l'examinant avec avidité. Elle était ravissante ; il la désira. A l'adresse de ses lieutenants, il s'exclama, réjoui : « Elles sont encore fraîches ! » Et, l'ayant laissé retomber, il dénouait déjà ses braies.

    C'était plus que le dieu n'en pouvait supporter. De l'intérieur de l'édifice, on entendit la pluie se transformer en tempête et le tonnerre se déchaîner. La foudre frappa, le sol vibra, le feu s'anima. A rebours de celle des flammes, l'ardeur des soudards décrut. Conhart, surpris dans une position défavorable par l'assaut d'une puissance supérieure à la sienne, n'hésita pas l'ombre d'un instant et, plutôt que de céder un pouce de terrain, résolut d'affronter l'adversaire avec l'arme qui était la sienne au moment où celui-ci surgissait. C'est-à-dire que Conhart fit trois pas, se campa devant le foyer vindicatif, et pissa copieusement sur celui-ci dans l'espoir insensé de l'éteindre. Les flammes bondirent en un jet dru et continu vers le plafond qu'elles vinrent lécher avec férocité, redescendant le long des murs en millions de serpents de feu voraces. Le plafond du temple produisit d'inquiétant craquements mais, avant qu'il ne commençât de s'affaisser, Conhart demeurait seul dans la place.

    Dehors, ses sbires effarés constatèrent qu'une chape de ténèbres s'était maintenant abattue sur la cité meurtrie. Le vent était tombé, les clameurs des hommes s'étaient tues, le monde semblait suspendu, en attente. Seul vivait le centre de la ville, le lieu de culte profané, le coeur de la seule vraie bataille, d'où s'échappaient des langues de flammes. Puis le toit s'effondra, et l'élément furieux jaillit en une fontaine tonnante au coeur de laquelle gesticulait, fantastique, une silhouette à peine humaine. Et, démultiplié en ombres gigantesques, ce combat se projeta sur toutes la ville jusqu'à ce que, peu à peu, l'apparence d'homme se rapetissât dans les flammes jusqu'à l'insignifiance. Alors le geyser de feu se tarit et les énormes nuages surnaturels se dissipèrent, rendant au jour sa lumière.

    Mais le plus ahurissant n'était pas encore survenu. Du rideau de fumée qu'exhalait le coeur carbonisé du temple émergea, s'avançant d'un pas paisible et le regard tourné vers la paix des dieux, la silhouette du Franc Conhart, et il semblait marcher dans la fournaise comme sur un lit de roses, et il ne se départit pas de longtemps d'un sourire extatique, bien qu'il fallut d'innombrables seaux d'eau pour l'éteindre, car en effet les flammes couraient encore sur son enveloppe corporelle comme les mains d'une maîtresse et semblaient ne l'abandonner qu'à regret. Et quand on put enfin l'empoigner sans se brûler, on se saisit de lui et on l'alla respecteusement baigner dans la Sanldre sous les yeux ébahis des pillards et des pillés.

    Ce jour-là, il eut encore la force d'ordonner : d'abord, que les prêtres survivants de la cité allumassent les feux de Beltane avant la nuit ; ensuite, qu'il fût mis un terme définitif aux exactions de ses troupes ; puis, que l'on dépêchât une ambassade auprès du quartier général romain ; enfin, que chacun se préparât à se mettre en marche dès le lendemain. Puis il sombra dans un sommeil profond duquel il s'extirpa deux jours et trois nuits plus tard pour sauter sur son cheval et galoper vers la Lyonnaise.

    Aux Champs Catalauniques, le patrice Aetius les plaça au centre de son dispositif, parce qu'il se méfiait d'eux. Ils y encaissèrent de plein fouet les charges des cavaleries hunnique et gépide et brisèrent leurs assauts répétés tout au long de la journée. Au soir, ils n'étaient plus qu'une poignée, mais Conhart leur insufflait son ardeur et ils eussent sans nul doute mené la contre-attaque si l'affolement des Wisigoths décapités, les divisions des francs saliens, et les arrière-pensées du Romain n'avaient amené les vainqueurs à se satisfaire d'une retraite de l'envahisseur.

    Les maigres restes de la troupe s'en revinrent sur leurs pas et rentrèrent pacifiquement dans Ballodunum. Au centre de la ville, le coeur de l'emplacement du temple en ruines demeurait un brasier ardent à ciel ouvert. Conhart donna l'accolade à ses fidèles et s'enfonça dans la fournaise. Parvenu en son centre, on le vit se dissoudre dans l'air brûlant. Alors le champ de ruines se tempéra par triste et naturel attiédissement, et l'on put recueillir les cendres du Franc Conhart. Avec l'urne, on enterra son cheval, et le secret de l'emplacement de son tombeau fut scellé pour les siècles des siècles.

    Plus tard, des chrétiens soutinrent que Conhart avait passé par le feu purgatoire de son vivant. De malheureux cathares rallièrent la noble autorité de son personnage à leur cause dualiste et docétiste, professant qu'en lui bon et mauvais principes mêlés par démoniaque accouplement s'étaient brusquement dissociés, que son corps d'après la combustion n'était qu'apparence. Toutes sortes de groupuscules fanatiques dévoyèrent son souvenir.

    La cité du confluent de la Sanldre changea d'abord son nom en Odincourt, puis en Saint-Michel ; Conhart devint saint Conhart, puis saint Con ; le feu s'en moque, il brûle.