Ma Saint-Con

Le 16/04/2006
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par Nicco
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Thèmes / Saint-Con / 2006
En bon pratiquant bloggeur, Nicco nous raconte sa life. Il a visiblement un problème obsédant avec les soirée entre amis (c'était déjà le thème de son premier texte). Sa cible : les bobos, ces enfoirés socialistes qui mangent bio et portent des ponchos péruviens faits main. Encore une petite haine catégorielle bien jouissive avec brûlures superficielles en option.
Je n'aime pas être dans ces soirées, je devrais le savoir, depuis le temps. Mais c'est toujours pareil : je m'en souviens pendant, jamais avant.
J'oublie. Non, plutôt j'espère secrètement, à chaque fois, que ce ne sera pas le même défilé de pantins ébahis de retrouver d'autres pantins encore plus dépendants qu'eux aux fils qui les meuvent.
Mais c'est toujours pareil.
Une vague agonie alcoolique, c'est tout ce que j'espère arrivé à ce moment précis de la party où tout le monde sans exception trouve son prochain génial, bave d'impatience devant chaque artiste émoustillant la compagnie avec son nouveau projet à base de chaises recyclées ou de voyages dans les Balkans.
Il me faut même un tsunami de vodka pour ne pas avoie envie d'étrangler le prochain bobo qui l'ouvre avec son écharpe verte en poils de yak du Mexique (région de Zacatecas).
Le voilà le problème récurrent : Le bobo.
Un mot, deux syllabes, deux lettres, pour étiqueter la tumeur intellectuelle contemporaine : le bourgeois bohème, cet individu qui affiche sans rougir, loin de là même puisqu'il le fait avec fierté, jouer un rôle. Un rôle de décomposition qui consiste à prendre les avantages de chaque idéologie et à renier leurs inconvénients : profiter du confort du capitalisme et se donner une image d'homme de gauche. Avoir un discours qui se veut social et ne s'en tenir qu'à une attitude snob, ne faisant jamais l'effort de comprendre le peuple sans y ajouter de la condescendance.
Le bobo est faux. Vide. Creux.
Les anciens expliquaient le fonctionnement de la pompe à eau par le fait que la nature n'aime pas le vide, et se chargeait de le remplir par ce qui se trouvait à proximité, soit en l'occurrence l'eau.
En réalité, c'est l'homme qui n'aime pas le vide, il en a peur. Et lorsqu'il est lui-même une carcasse dont toute la substance à été aspirée par la pompe du consensualisme mondain, il se remplit avec la première chose qu'il voit : les parements extérieurs de ses congénères.
L'artiste, que le vingtième siècle et son explosion des vecteurs médiatiques ont rendu trop riche, trop puissant, donc bourgeois, donc snob, ne pouvait que se reconnaître dans cette nouvelle culture. "Je suis artiste, donc marginal, mais j'aspire au confort et l'aisance que procure la société", voilà ce qu'ils doivent penser, si ils pensent, évidemment. En cet instant, j'ai un doute : j'en vois quatre admirer un cinquième leur expliquant que le concept de son prochain court métrage sera de rendre les parois des appartements d'un immeuble invisibles pour voir dans le même plan ce que les gens imaginent sur leurs voisins, et ce que ces derniers font réellement.
La bande des quatre est en extase, pour afficher sourire plus grand faudrait fendre leurs joues à coups de ciseaux. Alors, pensent-ils ? Doute. Je m'approche :

- Pas mal ton idée.
- Merci, me répond l'artiste.
- C'est juste con que ça a déjà été fait.
- Ha oui ?
- Ouais, y a 70 ans. Par Hitchcock. Je sais pas si tu connais.

Bon bah en fait ils ne pensent pas, sinon ils sauraient qu'une telle idée visuelle reprise mainte et mainte fois par la pub et tous les "petits génies du clip" (ce sont toujours des "petits génies du clip") avait forcément une origine cinématographique bien antérieure.
Je sirote ma vodka, et je les observe. Ils ne paraissent en aucun cas gênés (masquer leurs méconnaissances est une aptitude naturelle chez eux, très bien développée). Sur cinq, ils sont trois à porter des lunettes. Ce sont les mêmes. Encore et toujours ces mêmes putain de montures rectangulaires noires et épaisses. C'est moche. Je soupçonne certains de porter de fausses lunettes pour accentuer leur panoplie du clan afin d'être mieux intégrés. La peur du vide.
Il y a aussi les coupes de cheveux. La femelle bobo doit absolument être coiffée comme toutes les autres femelles bobos : court et plaqué vers l'avant. C'est moche. Tout comme leurs pantalons, qui s'arrêtent systématiquement juste au-dessus de la cheville, ce qui permet de mieux montrer ses superbes grosses chaussettes en laines noires naturelles péniblement fourrées dans des godasses qui semblent toujours avoir été usées et qu'on refuserait à Emmaüs (47 euros chez la styliste du quartier, celle qui a une boutique à la devanture violette avec des boîtes de conserve en vitrine). C'est moche. Je n'ai jamais compris ces gens intimement persuadés de ne pas faire partie de la masse gélatineuse téléguidée par les médias (ils ne regardent pas TF1 - c'est leur grand fait d'arme), mais qui ont tout de même les réflexes grégaires semblables à n'importe quelle communauté. Bizarre.
Et depuis tout à l'heure, depuis que j'observe en silence cette grotesque représentation de sagacité culturelle, le fils caché de Hitch parle. Je ne l'écoute évidemment pas, il doit sûrement expliquer qu'en fait son idée à lui tend à explorer d'autres possibilités que celles du vieux Alfred. Ils ont tous des idées supérieures à tout le monde, des intentions beaucoup plus exigeantes, un potentiel intellectualiste tellement plus fort. Si on les écoutait, il y aurait ce soir dans ce salon : trois Hitchcock, un Pressburger et deux Truffaut. Tout ce géni inconnu, non exploité, ça me serre la gorge. Je bois alors.
Et c'est qu'il m'énerve en plus, le cinéaste là, avec son air suffisant. Non content d'axer un projet entier autour d'une idée volée à un maître, une idée de plus vue et revue environ 147 fois (car il y a plus de voleurs que de génies méconnus, m'est avis), il continue de palabrer pour se persuader qu'il tient quelque chose. C'est sa gorge que je vais tenir, et que je vais serrer. Envie de leur offrir un happening. Là, maintenant. Pour eux. Sûr qu'ils le prendraient mal ; l'artiste a horreur de l'imprévu, a horreur de la violence, et a horreur qu'on abîme son écharpe en poils de yak. J'aurais donc tout faux. Oui, faux comme eux, mais faut s'adapter à son référentiel. Non, je vais plutôt le brûler. Comme ça on vérifiera si un bobo c'est vraiment organique (au fond, qui a déjà testé ?). Il me faut de l'alcool et du feu. Et j'en ai. Il est nécessaire au préalable de chauffer l'alcool, il n'y a qu'au cinéma que ça prend feu comme du kérosène. Il doit bien y avoir des greluches wanabe punks qui se font des boules de feu en cuisine. J'y emmène mon petit comité, feignant une camaraderie de cinéphiles emplis de corrections vis-à-vis de chacun. "Hahaha ce qu'on rigole mes amis". Ho mon dieu ces airs coincés c'est épouvantable.
Classique, deux dindes font chauffer une casserole de vodka en gloussant et se dandinant d'impatience devant la gazinière. Je le fais à chaque fois, mais à chaque fois j'y prends du plaisir :

- Salut vous faites quoi ?
- On se fait des boules de feu !
- Hmmm.
- Dans un verre, on met une boule de glace, de l'alcool chaud, on le flambe, et on aspire tout avec une paille.
- Hmmm. Et ce dans le but de vous beurrer je suppose.
- Oui.
- Hmmm. A votre avis, c'est quoi qui brûle dans la vodka ?
- …
- C'est l'alcool qui brûle. Donc après, hop, plus d'alcool. De la vodka flambée, ça n'a jamais soûlé personne (sauf moi, mais c'est soûler différemment). Vous vous explosez le gosier pour rien. Mais laissez le feu sous la casserole quand même.

Le cinéaste me demande ce qu'on va faire, du coup. Je clos les paupières à moitié, je joue au mec fatigué par la boisson. "Je vais préparer des cocktails" que je leur dis en titubant vers la casserole.

- Coup d'œil : des petites bulles sur les côtés du récipient, on est à température. Je sors mon paquet de clopes et m'en allume une. D'une main j'embarque la casserole et en me retournant, je trébuche, je tombe, la vodka chaude atterrit sur le veston à carreaux 100% coton de mon ami, suivie de près par ma cigarette, sûrement expulsée durant ma chute.
- C'est comme ça que ça s'est passé ? demande l'agent aux quatre autres témoins.

Tous abondent dans mon sens.

- Bon, ben c'est un tout bête accident, vous avez de la chance qu'il n'a eu que des brûlures superficielles, le coton protège bien. Ça aurait pu être plus grave s'il portait du synthétique, conclue le policier.

Oui, ça aurait pu. Mais j'ai eu ses vêtements, sa veste et sa foutue écharpe en poils de yak, et ça me suffit. Remettre sa carcasse à nue, pour l'obliger à affronter son vide.