Serial edit 18 : la lune rouge

Le 31/05/2006
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par nihil
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Rubriques / Serial Edit
Cet edit s'éloigne très nettement du précédent, dont il reprend uniquement la structure et quelques scènes au profit d'un texte onirique et grandiloquent. C'est un carnaval baroque et barbare, une série de scènes étranges et tordues sorties des pires cauchemars de Bosch. Une sorte de version macabre et monstrueuse d'Alice aux pays des merveilles. Un vrai jeu de massacre à recommander aux drogués et aux damnés.
Textes précédents :

- Extrait de l'Apocalypse

- Apocatrip par Nounourz
- Sainte-morphine par nihil
- Le fils spirituel par Glaüx
- Sous terre par Aka
- Lambda par Lapinchien

- Timebomb par Nounourz
- La grande peste par nihil
- Le grand soir par Glaüx
- Moi et les cons par Aka
- L'émissaire par Lapinchien

- Lycanthrope par Nounourz
- La fin de l'hiver par nihil
- Immaculée contre un mur par Glaüx
- Le travail c'est la santé par Aka
- Entretien d'embauche par Lapinchien

- Pornstar par Narak
- L'insignifiant par Nounourz
Mon ami Tony n’existait pas.
Tony était le jeune garçon qui accompagnait chacun de mes jeux, mais j’étais le seul à le voir et à l’entendre. Les grandes personnes et les autres enfants n’avaient aucune conscience de sa présence et je me faisais gronder quand je lui parlais à voix haute.
Tony était un charmant garnement plein de vie : il était aussi blond que j’étais brun, aussi turbulent que j’étais sage. Mes rares bêtises, c’était lui qui me les avait suggérées. Il s’amusait à me faire des croche-pieds au milieu des gens, il prenait un malin plaisir à me ridiculiser en public, mais sa joie de vivre était telle que je ne lui en voulais jamais. Partout où j’allais mes yeux rencontraient son regard rieur, partout j’entendais son rire strident couvrir le bourdonnement des conversations. Lorsque j’essayais de le prendre en faute, il avait cette capacité à disparaître, à se fondre dans la foule, à éviter les pièges que je lui tendais qui ne cessait de me surprendre et de m’amuser.
Je l’avais rencontré pour la première fois au cirque. De l’autre côté de la piste, au-delà d’une farandole de clowns multicolores, mes yeux avaient rencontré les siens. Il me fixait en souriant. Il portait un uniforme d’écolier, le même que le mien au bouton près. Nous n’avons pas détourné notre regard avant la fin du spectacle, mutuellement fascinés.

Quelques jours plus tard, alors que j’avais déjà tout oublié de lui, Tony était mystérieusement apparu de l’autre coté de la clôture du jardin familial, comme régurgité de la profonde forêt qui entourait le domaine. Je lui avais ouvert la porte, il était entré sans se faire prier. Depuis nous ne nous sommes plus quittés.

- James, une imagination fertile est une indéniable qualité, mais elle ne doit en aucun cas occulter le sens des réalités. Il faudrait penser un peu moins à ton Tony et t’intéresser un peu plus aux choses de la vie. M’as-tu compris, fiston ?
Tony faisait un pied-de-nez dans le dos de mon père. Je hochai docilement la tête, en me retenant de pouffer. Il me tapota la tête tendrement, avec un bon sourire magnanime. Derrière lui Tony imitait le chien en glapissant « au pied James ! Brave bête James ! ». Il pouvait hurler aussi fort qu’il voulait sans faire sursauter personne.
Tony refusait l’étiquette d’ami imaginaire qu’on lui collait et se fâchait tout rouge lorsque j’évoquais le sujet. Il voulait devenir comédien et s’entraînait de longues heures à débiter des tirades sur un ton grandiloquent. Il répétait sans cesse qu’il fascinerait les foules quand il serait grand, qu’on s’arracherait ses photos et qu’on assisterait en masse à ses spectacles. Je pouvais suivre son manège des heures durant sans me lasser. Je me plaisais à vivre dans un monde imaginaire, peuplé d’animaux parlants, de serviteurs et de soldats à mes ordres. J’étais le roi incontesté de cet univers fantasque et Tony était mon premier baron.Une complicité secrète nous unissait, soudée par le souvenir de jeux intimes dont ne parlions jamais, scellés dans notre mémoire.

Nous jouions dans le parc avec des petits soldats de plomb. Tony s’acharnait à renverser mes figurines à coups de cailloux en imitant un bruit de bombardier avec sa bouche. Une petite mélodie entraînante, à peine audible, nous coupa à cet instant, provenant de la forêt. Mon regard se porta dans cette direction, et je me relevai. La mine de Tony s’assombrit d’un coup, la grosse pierre qu’il tenait dans ses mains tomba au sol.
- Il ne faut pas aller là-bas seuls, c’est interdit.
Je m’amusai de son air grave, si contraire à son habitude :
- Allez quoi, poule mouillée ! Rien qu’une minute, pour voir.
- On n’a pas le droit. Souviens-toi de ce qu’a dit ton père : il ne faut pas aller dans la forêt sans un adulte pour nous accompagner. On pourrait se perdre, ou tomber dans un trou. C’est trop dangereux.
Il faisait preuve d’un sérieux étonnant. Je ne manquai pas l’occasion de savourer cette petite revanche et ignorai sa soudaine frilosité. Sourd à ses recommandations, je courus jusqu’à la clôture, et il me suivit bon gré mal gré.

La forêt s’ouvrait sur un monde merveilleux et inconnu. La sensation de liberté me grisait et me montrait l’environnement sous un jour bien plus mystérieux que d’habitude. Le bosquet paisible et ennuyeux des ballades dominicales avec mes parents s’était mué en jungle hostile et luxuriante. Je partageai ma part de gâteau avec Tony, qui accepta l’offrande avec plaisir.
Nous nous enfonçâmes dans les fourrés, moi caracolant en tête, lui trois pas en arrière. Je passais d’un arbre à l’autre pour échapper aux regards des ennemis que je sentais tout proches, je sautais par-dessus les branchages pour éviter les pièges tendus partout. La forêt était un labyrinthe végétal dessiné par un jardinier fou. Je n’avais guère en tête le trajet de retour vers la demeure familiale, mais je veillais tout de même à ne pas trop m’éloigner des repères connus. Malgré mon entrain, je n’avais aucune intention de me perdre : je savais être raisonnable. Je tendis une nouvelle part de gâteau à Tony qui l’engloutit sans ciller.
Nous dévalâmes une pente raide en quelques sauts de cabri pour déboucher sur une scène insolite : entre deux bosquets touffus se dressait une longue table nappée de blanc. Les tréteaux avaient été disposés sur un replat hâtivement déblayé, un large foyer supportait broches et casseroles. Les convives de cette assemblée sylvestre s’empiffraient de monceaux de gigots, de charcutaille et de rôtis appétissants. Ils devisaient avec entrain. Tony posa une main sur mon épaule, il dansait d’un pied sur l’autre, mal à l’aise :
- James, on en a assez vu. On devrait retourner à la maison maintenant.
- Pourquoi ? J’aimerais bien voir de plus près.
Ma curiosité m’aiguillonna jusqu’aux abords de la scène, et je m’aperçus que les invités étaient en réalité des porcs déguisés en humains. Ils avaient tous les yeux sombres, aveugles. Leur groin énorme au ras de la table fouaillait au hasard les plats, renversait carafes et bols de sauce. Ils grondaient et découvraient leurs épaisses babines sur de larges crocs jaunes. Les saucisses et les abats roulaient et se mêlaient avant d’être engloutis par les porcs. A terre, quelques chiens faméliques se disputaient les restes.
A notre arrivée, un haut personnage malingre se leva et nous ouvrit les bras. Il avait une tête de gallinacé déplumé, rachitique, aux yeux énormes, son cou était un sac de peau pendante qui s’agitait horriblement. Ses gros yeux vitreux se mirent à rouler et les doigts griffus de ses pattes de poulet à remuer doucement. Il portait un long vêtement de bure. Sa voix criarde s’éleva :
- Messieurs, messieurs, un peu de tenue je vous prie. Nos invités d’honneur sont arrivés. Prenez place, mes jeunes amis.
Tous les porcs dirigèrent leur regard mort vers nous. J’apercevais leur glotte remuer tandis qu’ils déglutissaient les derniers morceaux de viande.
- Ravivez le feu !
Des serviteurs en livrée sombre sortirent des sous-bois et vinrent disposer des bûches sur le foyer dont les flammes s’élevèrent un peu plus haut. Tony fit le premier pas vers notre hôte et se plaça dans son ombre. Le volatile posa ses pattes sur ses épaules de mon ami et brailla :
- Eh bien, mon ami, vous devez être le jeune Tony, n’est-ce pas ?
Il le plaça à ses cotés et l’assit sur un vaste siège. Puis il se tourna vers moi et ouvrit à nouveau les bras.
- Et vous devez être James. Venez nous rejoindre, je vous en prie. Vous êtes le dernier convive que nous attendions avant le début de la Farandole. Votre présence nous fait honneur.
Je rejoignis un autre siège en riant largement. Tout ceci était très atypique, mais follement amusant. Le volatile claqua l’une contre l’autre ses maigres pattes :
- Allons, que la Farandole commence sans plus attendre !
Les chiens squelettiques se mirent à aboyer et à grogner d’une colère qui me surprit. Quatre humains nus amaigris, l’air traqué, apparurent, jouant du luth et de la flutte. Les notes plaintives étaient celle de la petite mélodie qui m’avait attiré. Ils se dandinèrent jusque devant la table, suivis par quatre porcs lanciers, qui pointaient leurs piques dans leur dos et les obligeaient à se trémousser. L’assistance s’était mise à glapir, et leurs mâchoires à claquer bruyamment en un chœur révoltant. Je sursautai, de plus en plus inquiet. La musique dérapait peu à peu dans les aigus, ses notes se fracassaient en un tumulte inaudible. Le jeu m’amusait déjà beaucoup moins, mais Tony souriait, et j’en fus quelque peu rasséréné.
Le maître de cérémonie se pencha vers nous et je m’aperçus que plusieurs mouches se nichaient au coin des ses yeux globuleux et de son bec jaune. Il nous confia :
- Ce ne sont que des hérétiques capturés sur le champ de bataille de la Lune Rouge, ne craignez rien. Les sujets de Sa Majesté le Dieu-Chien manifestent leur déplaisir, mais rassurez-vous : ils n’en ont pas après vous.
Tony hocha la tête d’un air entendu et tendit la main vers les victuailles. Je m’aperçus avec horreur que les viandes molles et suintantes grouillaient d’asticots blanchâtres. Des nuées de mouches tournoyaient autour d’elles. Tony n’en fit aucun cas et happa cette manne répugnante sans sourciller. Il se servit un gobelet d’un vin visqueux et chargé de caillots, puis fis passer le mets répugnant de trois longues gorgées.
- James, servez-vous. Vous êtes le bienvenu.
- Merci… Non. J’ai déjà mangé du gâteau, je m’en tiendrai à ça. Je vous remercie.
Après les musiciens hérétiques et leur escorte venaient une cohorte de flagellants, des porcs gras à souhait grimés en clowns qui s’expédiaient de grands coups de fouet dans le dos. Un prêtre mutilé, coiffé d’une mitre blanche les menait. Il était nu et recouvert d’excrément, et caquetait des imprécations animales. Des femmes-poulets nues se traînaient et rampaient à quatre pattes et reprenaient le cantique incohérent. Leurs pauvres seins flétris ballottaient misérablement sur leur ventre gonflé. Deux d’entre elles se détachèrent du cortège et disputèrent violemment leur pitance aux chiens.
A la suite de cette procession pathétique venait une jument ventrue aux yeux fous, portant sur son dos un prisonnier ligoté les bras dans le dos. Son visage était masqué d’un sac de toile brune. L’homme-poulet se redressa de toute sa taille, écarta largement ses bras osseux. Ses yeux étaient devenus fous, énormes. Il brailla vers les cieux :
- C’est lui ! Le Cardinal Rouge ! A mort l’hérétique !
A ces mots, les convives bondirent de leur siège et se jetèrent sur la jument qui hennissait de terreur. Ils précipitèrent le Cardinal Rouge au sol et le harcelèrent de coups. Cette horde féroce couvrit le corps du supplicié. Les crocs jaunes mordaient fiévreusement la chair, les lourds sabots enfonçaient les os. Les lanciers plongèrent leur pique dans le poitrail de sa monture et elle s’abattit à terre. Un sang graisseux coula paresseusement des blessures.
J’adressai des mimiques de panique à Tony, mais celui-ci se contenta de me regarder sans réagir, en buvant son vin dégoûtant. Il fallait à tout prix que nous quittions ce banquet de fin du monde, mais je ne pouvais partir sans mon ami. Je m’enfonçai dans mon siège, prêt à sauter dans les fourrés avoisinants. Devant la tablée, les porcs assouvissaient leurs pulsions de mort sur les chiens squelettiques, qu’ils écrasaient sous le poids de leurs sabots. Plus loin, les femmes-poulets saisirent les cordes qui ligotaient la dépouille du Cardinal Rouge et la tirèrent jusque devant le maître de cérémonie, toujours hérissé d’ire. Il se radoucit peu à peu, toisant ses femelles :
- Eh bien mes filles. Je vois que vous assurez le ravitaillement. Soit. Que la fête continue !
Les femmes nues tournaient autour du cadavre, se frottaient langoureusement à lui. Leurs seins maigres, leur ventre rond me révulsaient. Elles déchirèrent fiévreusement le sac de toile de leurs ongles et le visage du mort était celui de mon père.
- Pendez-le.
Les cordes furent lancées par-dessus les épaisses branches qui surplombaient la scène, et le corps hissé à mi-hauteur. Le maître de cérémonie s’avança jusqu’à lui. Ses pattes hideuses agrippèrent les cheveux de mon père et rejetèrent sa tête en arrière.
- Mesdames et Messieurs, votre attention, je vous prie. Voici que la manne céleste vient à nous sur deux pattes. Nous saurons en profiter. Le Cardinal Rouge vivra en chacun de nous. Il ne sera qu’un souvenir sans substance dans nos imaginations fébriles. C’est là juste châtiment pour ce prêtre fanatique de la Réalité Matérielle. C’est son héritage et je l’accepte volontiers.
Il plongea brutalement ses griffes dans l’abdomen du cadavre, qu’il déchira en tous sens. Il en retira les entrailles et les arracha sans ménagement de leur logement. Puis il jeta ce tas fumant et grouillant sur la tablée, où il se répandit misérablement. Les porcs se ruèrent sur cette nourriture et en peu de minutes il n’en resta rien.

La nuit tombait peu à peu et le festin n’avait pas cessé. Je me déplaçai discrètement jusqu’au fauteuil de Tony et lui chuchotai :
- Arrête de manger ces horreurs, Tony, ne mange pas ça. Je t’ai donné du gâteau, ça ne suffisait pas ?
- Allons, c’était juste pour goûter. Je n’en ai presque pas pris.
- Arrête ça, je te regarde depuis tout à l’heure, tu te goinfres comme ces… porcs.
Il haussa les épaules et fit mine de se désintéresser de moi.
- Il faut que nous nous échappions d’ici. Retournons à la maison, j’en ai marre. C’est un traquenard. Je n’ai plus envie de jouer.
- Tu n’aimes pas le spectacle ?
Il se retourna d’un coup vers moi et sans plus dissimuler ses paroles m’accusa ouvertement :
- Tu m’as amené ici ! Cette folie n’est que celle qui règne dans ton esprit et tu voudrais t’y soustraire ! Ces gens valent bien tous les adultes du monde, James. Eux me voient, me reconnaissent. Ils sont ma nouvelle famille. C’est la nuit de la Lune Rouge : il faut boire le calice jusqu’à la lie, rien ne sera terminé avant demain matin.
Tous s’étaient tournés vers nous et avaient fait silence pour entendre la sentence de Tony. Les porcs l’applaudirent bruyamment de leurs sabots et, s’emparant de lui, le portèrent en triomphe. L’homme-poulet, toujours à mes cotés, me faisait face et ses griffes déchiraient une large miche de pain rassis, juste sous mon nez :
- Partagez cette pitance avec vos serviteurs, Roi James. Accordez-nous la foi et délivrez-nous de la maladie. Faites renaître le carnage et le sang. Le processus est en marche ! Rien ne saurait l’arrêter !
Je hurlai et me cachai les yeux. Il fallait que cela cesse, que cette folie cesse. Je voulais retrouver le foyer familial, mes parents, l’école. L’église et ses bancs durs. Il faisait nuit et les flammes du brasier jetaient des nappes de lumière rouge sur cette fête obscure.
Le maître de cérémonie marmonna :
- Eh bien… Vous refusez, Roi James. Je suppose que cela signifie la fin de votre règne et de notre soumission à vos commandements. La couronne des conjurés devra revenir au plus proche parent, votre frère Tony.
Les serviteurs en livrée sortirent de nulle part pour entourer Tony. Ils se mirent à le cajoler de leurs mains larges et lui caressaient le cou, les bras et l’entrejambe. Il les laissait faire en riant. Il les regardait dans les yeux, passait ses mains dans leurs cheveux et refusait ostensiblement de m’accorder un regard. Les doigts des hommes se glissaient partout, dans ses cheveux, sous ses vêtements, partout. C’était atroce, je ne pouvais en supporter plus. Je n’avais plus aucune prise sur les évènements depuis longtemps, le jeu virait à la farce dramatique et obscène.
Je jetai un regard de côté pour voir Tony, et celui-ci souriait sans me perdre de l’oeil. Il se gavait de viande pourrie et du sang noir suintait sur son menton. L’homme-poulet déposait une couronne d’acier sur sa tête blonde.
Les femmes-poulets gravides étaient en train de mettre bas une progéniture infâme que déjà les mouches recouvraient. De leur vulve suintante glissaient des poches de placenta agitées de convulsions. Les porcs s’étaient jetés à genoux et priaient avec ferveur sous le son de la symphonie mortelle, toujours plus chaotique, des musiciens affamés. L’homme-poulet avait saisi une énorme masse d’armes et l’abattait sur la table et les sièges, détruisant tout dans une furie méthodique. Il s’avança jusqu’aux corps écartelés de ses filles squelettiques, tordues par la douleur de l’enfantement, et fit tomber son arme sur leur tête, broyant leur crâne et les éparpillant sans pitié. Le prêtre collecta les produits hideux de ces accouchements contre nature et les entassa dans un grand sac. Puis, se faisant aider par des lanciers, le jeta dans le feu.
C’en était trop. Sans plus raisonner, je pris mes jambes à mon cou et m’enfuis, sans que personne cherche à me retenir.

Je traînais les pieds, trébuchait à chaque obstacle. Les bruits de la fête maudite résonnaient encore dans le lointain. Je suivais un chemin accidenté qui plongeait dans les profondeurs de la forêt, en direction de la demeure familiale. Mais le remords s’était abattu sur mes pensées. J’avais abandonné mon ami, mon premier baron, en pâture à cette cour de cauchemar. Il fallait que je le retrouve. Que je lui parle, que le convainque de renoncer à cette folie dans lequel je l’avais précipité malgré moi. Il avait sans doute perdu la tête, fasciné par ces gens qui le voyaient vraiment, qui acceptaient son existence.

Il n’y avait plus personne aux abords du lieu où s’était tenu le sinistre banquet. J’avais l’impression d’être passé du rêve à la réalité. En quelques secondes les porcs et les serviteurs s’étaient évanouis, avaient disparu en laissant derrière eux les décombres de leur fête de malheur. Le silence s’était fait et le bûcher étouffait sous le poids des cendres. L’obscurité était presque totale et je pus voir, angoissé, une énorme lune rouge sang, ravagée, se lever au dessus de moi. Où étaient-ils partis ? Je me baissai pour ramasser la masse d’arme du maître de cérémonie et m’enfonçai dans la forêt dans une direction approximative.

Une nuée de torches, au loin, me permit de les repérer. Leur procession les entraînait entre les décombres d’un champ de bataille couturé de tranchées. Des lances plantées dans le sol, brisées ou non, des cadavres froids éparpillés à perte de vue, ouverts, empalés, écartelés, tel était le champ de bataille de la Lune Rouge. Le cortège suivait une route semée d’embûches qui le menait par-delà la lande morte. Je suivais leur trajet chaotique du haut d’une colline rocailleuse. J’apercevais la silhouette de Tony, assis sur un trône d’acier porté par quatre porcs nus. Je me hâtai de raccourcir la distance qui les séparait de moi avant de les perdre totalement de vue. Ils allaient jouer le dernier acte de ce simulacre de couronnement, je le savais. Tony était leur nouveau roi, leur maître, et je ne comprenais pas ce choix. Il fallait que j’empêche cette comédie grotesque d’arriver à terme, que je fasse revenir Tony à la raison, de gré ou de force. On me l’avait enlevé, je ne pouvais le supporter. Autour de moi, des nuées de sauterelles s’abattaient sur le champ de bataille pour ronger les corps offerts.

J’arrivais aux abords d’une ruine gigantesque, un manoir de campagne sans doute abandonné depuis des lustres. Son toit enfoncé ne laissait voir que des poutres aux contours aigus, toute la façade était noircie de suie. Ils étaient forcément là. J’entrais dans un sinistre petit parc recouvert d’herbes folles et j’avançai jusqu’à la bâtisse qui me rappelait le manoir de mes parents. Je n’entendis aucun son tandis que je la contournais. J’empruntai une petite ouverture sur le coté du bâtiment. J’entrai dans un corridor étroit et vide. Je traversai quelques pièces hantées par la seule présence de meubles incendiés et cette sensation fit monter l’angoisse en moi. A présent, l’absence de bruit m’apparaissait suspecte, et je craignais que quelqu’un ne me découvre. Je déployais donc des trésors de prudence pour rester discret. J’avais presque fait le tour du hall d’entrée lorsque j’entendis un grognement étouffé, provenant du sous-sol. Je coupai vers une porte sous l’escalier effondré, passant entre d’immenses armoires normandes à demi calcinées. Je tournai la poignée le plus doucement possible et ouvris la porte par à-coups, faisant de mon mieux pour ne pas la faire grincer. Il me fallut presque cinq minutes pour réussir à me faufiler, et je manquai de trébucher sur ce qui s’avéra être la première marche d’un escalier menant visiblement vers les profondeurs des caves. J’entendais des voix étouffées, incompréhensibles. Tandis que j’arpentai les marches irrégulières, elles se firent de plus en plus distinctes. Je me plaçai derrière la porte sombre qui me séparait encore de la pièce où ces fous s’étaient confinés. Je plaquai mon oreille contre le battant lourd, tentant de saisir les bribes de parole échangées. Je distinguais celle de Tony, entrecoupée par les braillements hideux de l’homme-poulet. Puis les grognements du conclave de porcs, et d’autres bruits d’animaux étouffés. Instinctivement, je serrai le manche de la masse d’armes. J’entendis des beuglements d’approbation et le cri d’un inconnu qui tentait de les couvrir : « Longue vie à notre maître ! »
C’en était trop. Je pris une profonde inspiration, serrai mon arme dans mon poing, et j’ouvris la porte qui claqua contre le mur.

Au centre d’une vaste cave voûtée se tenait le trône d’acier de Tony, encadré par deux hauts personnages. Le premier était un homme musculeux à tête de héron cendré, ses paumes tendues étaient ensanglantées. Le second était un ange avec trois têtes de chien, richement vêtu et portant une lance et un calice d’or. L’assemblée des porcs était répartie en cercle le long des murs épais du lieu. Ils étaient tous déguisés en cardinaux.
Devant le trône, Tony était à genoux, les mains jointes. Il avait l’air absent, rentré en lui-même. Derrière le trône attendaient quatre fillettes à tête de porc, le futur harem du Roi. L’homme-poulet se dressait derrière mon ami Il s’était dévêtu et sa carcasse maigre et blanche se détachait dans la pénombre. Il tenait sa couronne de fer au-dessus de la tête de Tony. Tous s’étaient tournés vers moi. Le maître de cérémonie ricana :
- Le retour du frère ennemi, hein ? Eh bien, je suppose que la cérémonie n’eut pu se parachever sans vous, James. La passation des droits divins réclame votre présence. Notre maître Tony vient de prêter serment d’allégeance à notre cause et de lier son destin au notre.
J’avançai sans pitié sur lui et, faisant tournoyer la lourde masse d’armes, l’écrasai sur son crâne de volatile. Les vertèbres craquèrent horriblement il s’effondra, le bec grand ouvert sur un dernier ricanement.
- Tony, aide-moi ! Sortons d’ici !
Il m’observa sans ciller. J’étais devant lui, et je le tirais par le revers de son uniforme d’écolier. A nouveau mon arme s’élevait, ses pointes noires luisantes de la lumière des flambeaux. Le héron me fit face et tendit un doigt accusateur vers moi. Sa voix d’outre-tombe retentit et tous firent silence :
- Le monde du Songe Rouge s’est répandu sur votre réalité. Il n’y a pas de retour possible. C’est comme une blessure qui se remplit de sang. Au nom de l’instinct des bêtes et de la nuit des temps, de la connaissance brisée, au nom du roulement des vagues sur la grève et de la nuit primale, des animaux cachés. La Lune Rouge a éclaté et son contenu pourri contamine le ciel. Par l’évolution et la stagnation, par l’ordre et le chaos, rien n’est stable, rien n’est immuable. Apprenez-le à vos dépends. Vous avez ensemencé de votre complaisance le terreau de la Révolte. Le rite doit s’accomplir.
Puis imitant la voix de Tony, criarde et enfantine, il caqueta :
- Saisissez-vous du traître. Sa place est parmi les chiens ! Aux oubliettes ! Aux oubliettes !
Aussitôt une foule de corps tomba sur moi. Les porcs cardinaux m’arrachèrent mon arme des mains et me bourrèrent de coups. Je perdis pied.

Lorsque je repris connaissance, j’étais reclus dans un cachot humide et obscur. Mon éveil provoqua des bruissements affolés dans l’ombre. Je n’étais pas seul, je sentais des présences mouvantes tout près de moi. Avant que j’ais le temps de m’interroger plus longuement, le claquement de la serrure retentit, actionnée par une lourde clé de métal. Tony apparut dans l’embrasure de la porte, et la torche qu’il portait me dévoila la présence d’une dizaine de chiens squelettiques, visiblement affamés qui s’approchaient de moi. L’intrusion de Tony les effraya et ils se terrèrent dans les coins sombres de ma prison.
- Tony, sors-moi de là, je t’en supplie. Retournons à la maison, je n’en peux plus.
Il s’immobilisa au centre du cachot et me parla doucement, ses yeux plantés dans les miens :
- Il n’y a plus de maison, il n’y a plus de famille, tu as entendu ce que le Haut-Héron a dit. Plus rien de ce que tu as connu n’existe. Moi j’existe, maintenant. J’existe pour tous ceux qui refusaient de me voir. Les réalités se sont inversées.
Il avança jusqu’à moi et, se penchant en avant, fit passer sa torche entre nous, pour que je la voie bien :
- La maison a brûlé avec tous ses occupants. Tu l’as vu, n’est-ce pas ?
Je ne répondis pas. Il soupira :
- Je vais te laisser là avec les chiens.
- Non…
Il s’agenouilla près de moi et me tapota la tête comme à un animal :
- Brave bête James… Brave bête. Chacun son tour, chacun son heure. C’est mon tour James. Tu n’es plus qu’un souvenir d’enfance que j’évoquerai de temps en temps, avec un brin de honte et de nostalgie. J’entre de plain pied dans cette autre ère et je n’ai plus besoin de ta présence. Tu n’es qu’un boulet à mon pied, et je suis trop heureux de me débarrasser de toi.

Les chiens se rapprocheront dans l’ombre, d’abord prudents et peureux, puis de plus en plus pressants. Ils viendront te frôler, te renifler malgré les coups de pied, ils viendront mordre tes chevilles. Puis ils s’attaqueront à toi en groupe, d’un coup, sans que tu aies pu le prévoir, et tu n’auras plus assez de force pour les repousser. Tu succomberas pour la survie désespérée de ces bêtes.
A moins que tu ne décides de te montrer le plus affamé, le plus bestial et que tu tiennes quelques jours de plus grâce à leur carcasse. A bientôt.