On raconte (sick mix)

Le 08/06/2006
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par nihil
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Dossiers / Remix
'On raconte' de Glaüx était une pure merveille d'élégance et de perversion. Mais le format alambiqué et le style prétentieux, en renforçant l'étrangeté jouissive, compliquaient nettement la compréhension. En réécrivant la même histoire en version strictement narrative, j'ai rendu le texte moins artistique mais plus lisible. A mi-chemin entre nos deux univers, ça reste bien sur tout à fait tordu, organique et violent.
[ remix de On raconte de Glaüx-le-Chouette ]
Me voici présenté à vous tel que je suis : un homme seul, traqué, qui s'est trouvé contraint de se retrancher en l'obscure bâtisse qui lui sert de demeure. Voici mon récit affligeant, prenez-le pour tel, car c'est une bien triste et édifiante histoire que la mienne, et qui mérite autant votre attention que votre commisération. Tirez-en l'enseignement, si vous le pouvez.

Tout en étant de noble filiation et issu d'une lignée fortunée, je me targuais d'être vertueux et soucieux du devenir de mon prochain. J'usais, dans le monde, d'une exquise politesse et ne goûtait jamais que le plus fin, le plus doux et le plus tendre, fuyant le reste avec horreur. Mais le sort m'avait affligé de bien terrible manière, d'une incurable affection transmise depuis l'aube des temps par les femmes de ma famille, mais qui ne se révélait dans sa pleine mesure que chez les mâles. Ainsi frappé par la terrible malédiction héritée de mes ancêtres, les blessures que je recevais ne se refermaient qu'à grand-peine, et pour chaque écorchure, chaque entaille, si infime fut-elle, je payais lourd tribut de mon sang… C'était comme si ma substance ne cherchait qu'à me fuir et saisissait la première occasion pour s'échapper à flots de mes veines. Il me fallait porter des pansements dûment serrés, des jours durant, pour prévenir tout épanchement, sans quoi le sang ne cessait de couler, me laissant livide et sans force.

Je compris bien vite que de ce monde je ne saurais plus rien percevoir que menace latente et perpétuelle, et que l'inquiétude que j'en concevrais finirait à terme par me ronger et me terrasser. Aussi, sitôt maître de ma destinée, je me vis contraint de me retirer définitivement en un lieu dépourvu de tout objet menaçant mon intégrité physique. Un territoire intime, conforme à mon besoin de paix et de sérénité. Sitôt encerclé de mes murs, je fis clore les portes par mes serviteurs et bannir tout instrument tranchant, toute lame et toute pointe présentant un risque pour ma sûreté. Tout ce qui s'apparentait à une arme disparut de mon antre. J'avais au préalable fait matelasser les murs d'étoffe épaisse et recouvrir le sol de tapis moelleux pour m'épargner les conséquences d'un choc fortuit. Les angles et les arêtes étaient mes ennemis intimes et je les avais fait adoucir avec un perfectionnisme extrême.

J'avais eu le privilège, ma vie durant, de pouvoir m'engraisser suffisamment pour encaisser plus aisément quelque estafilade, mais surtout pour m'épargner la très sainte horreur de voir percer mes côtes et les os de mon bassin sous une peau trop fine. Cette vision macabre, d'os effilés pointant sous un derme diaphane, d'organes intimes grouillant sous une surface translucide ne me quittait jamais. Aussi je m'étais empiffré comme nul animal ne le pourrait jamais et avait fait de mon corps une forteresse molle et rassurante.

Par extension, et par une tournure bizarre prise par mon obsession, je refusais chez moi la présence de toute substance dangereuse, d'alcool, et de tout ce qui pouvait porter atteinte à mon intégrité, d'une façon ou d'une autre. Mon organisme était un sanctuaire que je voulais exempt de toute souillure, et ce pour jamais. J'avais depuis fort longtemps choisi de préserver ma chasteté au point qu'une telle vertu exemplaire était remarquée et célébrée par tous. Pourtant tout ce que je souhaitais, c'était m'épargner les débordements organiques : la morale passait après ma pureté physique, primordiale à mes yeux. J'avais fait retirer de ma demeure feu et lumière, et je vivais comme une taupe en un terrier, longeant les murs et palpant chaque obstacle. Je jetais mon dévolu sur des mets insipides, des boissons fades qui ne piquaient point les papilles ni ne brûlaient les entrailles. Mes humbles serviteurs sans visage me nourrissaient à la petite cuillère de bois, comme un nourrisson. Ces séquences d'alimentation assistée me comblaient d'aise. Je goûtais l'innocuité de mon nouveau mode de vide plus que tout délice charnel, je me laissais aller à la joie d'être emprisonné dans un monde creux et chaud comme la matrice maternelle. Alors qu'on me servait les mille plats blancs requis à mon service, je piquais d'homériques caprices, avec ma cuillère de bois en guise de sceptre. Je régressais, divine extase, et me targuais de ne point jouir de délices ni malsains ni périlleux en aucune façon. Je goûtais la subtile humiliation de me laisser laver et langer par mes serviteurs. Je me noyais peu à peu dans un océan de félicité.

J'avais fait aménager au centre du bâtiment une petite chapelle, ouverte sur toutes les autres pièces, dans laquelle je pouvais me réfugier sans crainte. Tout en ce sanctuaire personnel était spécialement préparé pour garantir ma sécurité : les murs et les bancs étaient couverts d'étoffe rembourrée, la croix était représentée sur une tenture dressée au mur du fond. Sur l'autel capitonné ne reposaient que les objets les plus humbles : un gobelet de bois au rebord émoussé en guise de calice, un feuillet de parchemin sans reliure pour Bible. J'aimais l'austérité de cette installation. Aucun candélabre n'était admis en ces lieux qui se trouvaient de fait plongés dans la pénombre.
Là, des heures durant, je me laissais aller au recueillement avec délice. Je vouais une adoration toute particulière au sang du Christ, figuré en ces lieux par de l'eau bénite par mon confesseur.

Quatorze jours durant, tout fut béatitude dans mon petit monde chaud et obscur.
Au quinzième matin de cette réclusion délicieuse, la peau suave d'une jeune pêche que me tendais un serviteur se fendit délicatement sous mes doigts, sans j'en comprisse la raison. Mais dans la pénombre environnante je n'y pris garde, et laissais tomber le fruit jugé avarié. Cet acte scellait ma perte sans que j'y voie quelconque malice.

Au vingt-et-unième matin, passant négligemment la main dans ma chevelure soyeuse, je la retirais souillée au sommet de l'index. Portant la poisseuse substance à mes lèvres, je reconnus la saveur étale du sang. Là encore, l'incident fut inconsciemment oublié sitôt advenu. Je refusais inconsciemment de voir la vérité en face.

Au cinquantième matin, je m'éveillais la poitrine trempée de sang. Mes doigts comprimés sur mon cœur par l'agitation d'un douloureux sommeil perçaient durement ma peau. Je comprenais enfin l'ampleur du drame qui se jouait à mon insu. Négligeant et stupide que j'étais ! Je serrai les poings, envahi d'une colère sans borne, et la douleur se ficha dans mes paumes. Le malheur provenait de mon propre organisme, que je me mis à haïr de manière incontrôlée sitôt faite l'humiliante découverte : le danger se présentait sous la forme de mes propres ongles, qui avaient poussé au-delà du raisonnable. Dans l'obscurité, je présentai mes doigts à mon regard, et l'éclat macabre de la corne qui s'y enracinait manqua me faire perdre la raison. J'étais définitivement maudit et condamné, mon corps avait joué contre moi depuis le début et j'étais devenu mon propre ennemi.
Aucune lame en ces lieux ne me permettrait de tailler ces armes naturelles qui poussaient au bout de mes mains. Je voulus immédiatement les ronger comme un chien pris au piège ronge sa patte, mais ma bien faible dentition ne put pas même entamer ces protubérances osseuses déjà épaisses et tenaces. Sombrant dans la confusion et la terreur, plaquant mes avant-bras sur ma poitrine meurtrie, je me précipitai dans la chapelle pour prier pour le salut de mon âme. Je m'agenouillai fébrilement devant l'autel. Mais mes ongles torsadés m'empêchaient même de joindre les mains. Mon mouvement de fureur renversa le calice de bois et l'eau bénite délaya le sang qui continuait de ruisseler de mon sein.

Une incontrôlable pulsion de rage et de terreur me poussa à poser quatre griffes de ma dextre sur le rebord de l'autel. Je poussai alors d'un coup sec vers le bas. Les quatre lames organiques aigues sautèrent d'un coup, sans résistance. La douleur envahit tout mon être, occultant ce qui pouvait me rester de conscience. J'avais sous-estimé le profond enracinement des ongles, la gaine de chair de mes doigts était partie avec l'ongle et je me vis perdre mon sang de mes phalanges dénudées. Fou et bien proche de l'animalité, hurlant mes prières folles aux murs aveugles, j'essuyai le surplus de sang sur la tenture marquée de la croix, sans prendre conscience du blasphème. Il fallait que cesse ce cauchemar atroce !
Je n'avais aucune aiguille pour suturer mes plaies ruisselantes dont le sang s'absorbait sur le motif sacré. Je renversai alors la tête vers l'arrière et ne pus plus juguler la folle hilarité qui germait en moi. La douleur m'avait fait perdre toute dignité et je maudis le Christ sans même ciller. Alors j'apposai les ongles de ma main gauche contre mon cœur, et les enfonçai sans desserrer les mâchoires. De même je perçai d'un geste brutal ma jugulaire de l'ongle de mon pouce gauche. Puis je m'effondrai au sol, cherchant à enfoncer plus loin encore mes griffes dans la chair, jusqu'à me faire rendre gorge.

Ce fut dans cette intenable posture que mes serviteurs vinrent me prendre, et disposant mon corps sur un brancard de fortune constituée de la tenture consacrée, me portèrent au dehors. Le jour naissant emplit largement mon champ de vision, et je ne vis, au ciel, qu'une infinie mer de sang.

Ce qu'il advint par la suite, et comment je réchappai aux terribles blessures que je m'étais infligées, appartient à un passé maudit dont je ne veux plus rien savoir. Je supplie Dieu de pardonner mes erreurs et de me faire grâce d'une vie dont je ne veux plus.