Premier dialogue

Le 10/07/2006
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par 222
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Rubriques / Dialogues
Que j'aime ce genre de démarrage en trombe, un concentré de haine et de mépris pour nos contemporains pourris, une rage perceptible. Très bien écrit et très puissant, c'est une petite merveille. Par contre ça ne mène nulle part, on dirait une simple bande-annonce d'un texte beaucoup plus long.
- « Je me déteste, oui. Parce que je sais que j’appartiens à leur espèce.
Tous, ils sont pourris sur pied aussitôt qu’ils sont nés. Tous, la graisse les étouffe et les fait porcs, flappis. Moi je les vois, les poches de graisse flasque où flottent leurs organes. Je sais comment leur sang lourd et épais ne monte plus au crâne, ne monte pas plus haut que l’œsophage. Regarde leurs paupières, regarde comme elles tombent, comme elles pèsent. Le matin les épuise, le réveil à lui seul les épuise, ils sont nés fatigués. Et le soir ils s’abandonnent encore, aux plaisirs de l’amer et de l’âcre, aux plaisirs du trop de chair. Ou pire, ils mangent, et mangent encore, posés dans un canapé tiède, sous une lumière plate, avec leurs peaux de vers putréfiés, inertes, et ils s’épuisent, rien qu’à manger d’une main molle, et ils s’endorment, là, dans leur graisse et dans leur ineptie.

Moi je veux un homme. Moi je veux une trame épurée, une charpente d’os, peu d’os, des os fins, fins comme des os d’ange, et par-dessus une peau tendue comme un tambour, diaphane, blanche, et le dessin des muscles au-dessous, des muscles qui ne roulent pas, des muscles nets, des muscles tendus comme des cordes. Moi je veux des angles, pas des courbes. Je veux une épée. »

- « Mais lui, t’aimerait-il telle que tu es, là ? »

- « Lui, il m’aimera, et moi, je l’aimerai. Je veux d’un être qui me ressemble en tout, et se haïsse comme je me hais, et m’aime comme un Christ. Eux, ils ne comprennent pas le Christ. »

- « Oui… Mais si c’était un peu un mythe, comme le Christ ? Si après tout la vie était dans le compromis, et s’il fallait se laisser aller, et puis, bon, s’aimer un peu avant d’être aimée ? »

- « Un mythe ? Toi, tu dis qu’il n’existe pas parce qu’il a trop grandi pour tes yeux couverts de chairs. Lui, il est trop haut. Déjà ses pieds ne touchent plus le sol. Toi tu n’es qu’un homme. Toi tu n’es qu’une pierre grise et plate et gluante au fond du cours vaseux de la vie. Toi tu n’es que la limace qui regarde sous son ventre avec des yeux de bave. Ce qui n’est pas si lourd que toi n’existe pas, pour tes prunelles vaincues par les paupières. Moi je le vois, moi je le sais, qu’il existe. Il est déjà trop pur pour que tu puisses le toucher, même le voir. Il est suspendu au-dessus de moi lorsque je veille la nuit. Je m’enroule dans mes couvertures, accroupie sur la chaise, dans le coin de la pièce trop grande, éteinte, et je grelotte d’être encore dans mon corps ; lui me regarde calmement souffrir pour mon bien, pour le rejoindre. Il me regarde et il m’encourage. Et toi, il te regarde et il te hait, déjà, autant que je te hais. »

- « Mais s’agit-il de me haïr ou de m’aimer ? Non, je ne crois pas, tu vois bien, je suis une oreille, je suis là pour t’écouter et… »

- « La ferme. Tu es comme eux. Viscère. »

- « Viscère ? »

- « Moi je te hais avec mon crâne. Ma tête éclate d’une haine sans poids. J’ai l’âme noire et acérée, la pensée âpre, et je la plonge dans la tienne. Et toi, tu me regardes faire et tu questionnes, et tu attends, et tu acceptes. Et dans ma tête, c’est moi le mâle, c’est moi le Père qui te déchire et c’est toi le féminin, la fillette faible et réfugiée. Moi je te hais avec mon crâne dont je te plante les orbites au fond du bide. Et toi tu n’es que viscère et tu réponds avec des mots que tu dégorges sous les glaires. Tu me réponds avachi là dans ton fauteuil, quand moi je suis debout, pieds nus, et droite. Je te surplombe et lorsqu’il s’agira, enfin, de nous combattre au jeu des regards crachés aux visages, tout à l’heure, tu seras déjà moitié vaincu. Tu me réponds en te raclant la gorge, ta gorge putride, ta gorge bulbée. Viscère. Ta seule force est dans ta viscère. Putride et impuissant. Ta seule force est dans ta lourdeur. »