Une planète bleue de plein fouet

Le 31/08/2006
-
par Obn
-
Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Dixit l'auteur : j'ai présenté cette nouvelle au concours qu'organisait le Crous à la rentrée 2005 pour fêter ses cinquante ans. Je ne retrouve pas l'intitulé exact, mais on devait dire ce qu'évoquait pour nous le Crou, le résultat de nos travaux artistiques devait servir à faire la promotion des Oeuvres Universitaires. Je n'ai malheureusement pas fait partie du tiers des nouvelles retenues lors de la première sélection.
[note de l'auteur : j'ai présenté cette nouvelle au concours qu'organisait le Crous à la rentrée 2005 pour fêter ses cinquante ans. Je ne retrouve pas l'intitulé exact, mais on devait dire ce qu'évoquait pour nous le Crou, le résultat de nos travaux artistiques devait servir à faire la promotion des Oeuvres Universitaires. Je n'ai malheureusement pas fait partie du tiers des nouvelles retenues lors de la première sélection. ]
Je vivais au onzième étage, et de ma chambre on voyait la tour Eiffel, à l’exception de certains matins d’éclipses où la fille de l’immeuble d’en face -une facétieuse- lui faisait diversion de ses seins. Elle les exhibait volontiers au sortir de la douche. Des jaloux du second en visite de mon point de vue, affirmaient fallacieusement : « T’as un beau panorama dis donc ! ». Une appréciation plus juste de la situation, pensais-je, eût été celle-ci : « Superbe piste d’accélération, dis donc ! » Les autres prenaient l’ascenseur ; je chargeais ma fronde. Je ne voyais plus la vie du même axe.
Allongé sur mon lit, j’y pesais du poids de mes onze étages et j’imaginais que le matelas, le sol, le bâtiment se volatilisaient sous moi pour mieux me rendre compte. Mon beau voisin de chambre, un voisin blond comme on les soupire, frappa à ma porte un toc toc dans les inquiets. « Tu connais Isabelle ? Tu sais la black du deuxième ? » Je voyais pas non. « Mais si tu vas voir, une antillaise », et, me poussant vers la fenêtre : « je suis sûr tu la connaissais ». C’était bien vrai, je l’avais connue, et je la reconnaissais encore en dépit des bouleversements somatiques occasionnés par la collision. Ca pardonne pas, une planète bleue de plein fouet. « T’as rien entendu ? Il y a cinq minutes ? » demandait Guillaume « …moi j’avais la fenêtre ouverte, ça a fait « Clac ! ». Deux ou trois fois j’avais parlé avec cette fille, à la laverie : la Guadeloupe lui manquait mais j’avais pas supposé à ce point. Guillaume, vétilleux comme toujours, retravaillait son « clac ! », le premier lui ayant laissé un arrière-goût d’inauthentique. En bout de piste, très sage avec son auréole rouge, on aurait dit qu’elle écoutait battre le cœur de la terre. On aurait dit qu'elle s’assurait que les asticots des cocotiers seraient bien là pour la métempsychose gastrique à laquelle elle venait de les convier. Et puis des crânes de pompier sont apparus, des sommets de crâne très sexy au beau milieu de leurs épaulettes à l’exception d’un chauve qui m'a moins séduit sur le coup mais c’est pas le physique qui compte le plus de toute manière, c’est le caractère, la personnalité, savoir si la personne est attentionnée ou pas. Je tiens compte de l’âme aussi au dessous des calvities, et en le voyant s’emparer délicatement du cadavre, il me fit celui-la plutôt bonne impression de papa. Alors je me suis écarté de la fenêtre, de peur d’escalader le rebord par maladresse moi aussi, et je suis allé m’accrêpir sur mon lit.
Une brève enquête permit d’établir qu’elle avait sauté de la cuisine de notre étage, qui jouxtait ma chambre. Quand les gens mâchaient là, parfois j’allais les supplier de ne pas entrechoquer trop bruyamment leurs dents contre celles de la fourchette. D’après mes estimations, au moment où elle avait enjambé le rebord de sa vie, nous devions être séparés par dix centimètres de distance, dont deux en carton, la paroi. J’ai pas mal visualisé la scène d’un point de vue omniscient, en me disant que c’était fou la vie tout de même, complètement fou et totalement d’argile. L’antillaise avait décoché sa mort à dix centimètres de mon tympan droit. Et ça ne m’avait même pas réveillé qu’elle meure d’aussi près. Ca ne fait pas du tout de boucan les gens qui meurent contrairement à ce qu’on imaginerait à part les claques au voisin.
Un groupe de parole fut mis en place. Beaucoup s’y rendirent. Lorsque des résidents polis se croisaient dans les couloirs, ils donnaient désormais une connotation métaphysique à leurs « Ca va ?». Cet anodin marronnier de la courtoisie devait s’entendre au sens de : « Tu es sûr que tu ne vas pas te défenestrer ? Promis ? » J'ai séché le groupe de parole ; j’estimais -en toute modestie- que j’étais allé plus loin dans ma réflexion que tout l’immeuble réuni. Mon niveau équivalait sûrement déjà à celui d’un CMP, voire d’un CPOA*. Je n’avais pas attendu l’antillaise pour méditer sur le sens profond des défenestrations, sur l’écologie des asticots et les lois de la gravité. En puisant au fond de ma chimie intime, j’avais déjà mené toute une réflexion personnelle autour de mes 69 kilos et de mes 11 étages. Certains ont mal interprété mon boycott. On m’a fait deux remarques anodines ou trois -sans porter de jugement naturellement- on m’a demandé quand même, juste pour savoir en passant : « Tu n’étais pas au groupe de parole, si ? », mais sans condamner. C’est bien naturel, des fois que j’en ai rien à foutre des cadavres de mes voisin, ce qui serait choquant dans un monde solidaire comme les clapiers du Crous.