Cinquième dialogue

Le 15/10/2006
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par 222
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Notre anorexique s'entretient ici, non pas avec son géniteur comme d'habitude, mais plutôt avec quelqu'un qui doit être un psy ou un ami. D'où un ton un peu plus distant, plus doux. On y perd la rage primaire si jouissive des premiers épisodes, mais elle est remplacée par une ambiance morbide et une tension latente pas désagréable. Ca reste très bon.
- J’aime rester là longtemps, presque inerte, abandonnée, seulement retenue par la tension de mes yeux vers le mur, vers le coin entre le plan du sol et celui du mur. Comme si je me carrais contre le point le plus loin de moi, de mon regard, pour me repousser en arrière, me maintenir en arrière du mur, éviter la chute en avant. Jamais je n’arrive à m’empêcher de baisser les yeux vers ce coin. En bas, et un peu à gauche.
- C’est ça que tu fais quand tu t’enfermes ? Mais ton père croyait que...
- Que je vomissais. Mon père est un connard. Mon père n’a aucune élégance. Il le sait, que je chie pas, alors il se dit que je dois chier autrement. Le vide, connaît pas. La pureté, connaît pas. Faut qu’y ait un truc qui gicle ou qui s’écrase par terre, pour lui. Ce porc. Viscère.
- Ses représentations sont différentes. Les tiennes sont différentes. Chacun les siennes. Mais continue.
- Je reste là et je me laisse tomber, dans le vide. Je suis assise, et j’attends, non, je n’attends même plus, je crois que je m’en moque. Je suis là, ça, j’en suis consciente, d’une conscience transparente, pure comme de l’eau claire. Mais je tombe en moi, à l’intérieur de moi. Je tangue et je me laisse m’effondrer au-dedans de moi.
- Le docteur dirait que c’est probablement un effet de ta tension qui chute encore un peu plus, quand tu t’abandonnes comme ça.
- Il aurait sûrement raison. Je l’aime bien, et toi aussi je t’aime bien. Vous êtes logiques. Vous êtes mécanistes. Vous avez raison.
- Peu importe. Continue.
- J’attends et je me sens ailleurs, à l’intérieur de moi. Je vois tout depuis quelques mètres en-dedans de mes yeux. Comme si je voyais les murs qui bordent mon champ de vision, un champ de vision en forme de fin de tunnel gris et sourd. Mais je domine ces sensations. Lorsque je décide de cesser et revenir, ou lorsqu’il le faut, tout redevient opaque et tangible, les sons cessent de flotter, et s’aglomèrent comme une colle, autour de ma tête. Le mur reprend sa texture, redevient solide et impénétrable. Avant, il était perméable et cotonneux. Mon bien-être vient... de l’inutilité de ce que je fais, je crois. Je me pose sur la cuvette, et j’attends. Et rien ne viendra. C’est sûr. C’est couru d’avance. Je suis vide. Mes entrailles sont plates comme des lacets de peau. Et tu sais, je ne sens rien. Mon anus ne sent rien. Ou une sorte d’odeur douceâtre d’intérieur de corps. Celle des abdomens qu’on ouvre au scalpel. Celle des salles d’opération pendant l’acte. Celle des ventres de chattes qu’on stérilise. Je reste là, et j’attends, et rien ne vient, fatalement, naturellement, rien ne vient, pas même une odeur. C’est rassurant comme quand tes parents te regardent avec un air de satisfaction, tu sais. Tu as bien fait ce que tu devais faire. C’est bien. Mais... ce regard-là, mais propre. Pas sale. Propre. Pas d’odeurs, rien qui gicle ou qui s’écrase au sol. Juste le parfum de l’intérieur d’un cadavre, propre. Translucide et propre. Vide. Enfin vide. Je resterais des heures, assise là, vidée, enfin vidée. A me laisser tomber en moi et à me voir propre. Vidée. Lavée. Plus jamais je mangerai. Je suis propre. Plus jamais.