Enchaîné dans le Berry (2)

Le 31/10/2006
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par Winteria
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Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Dans cette suite, notre citadin projeté de force en milieu campagnard voit ses certitudes démol:ies pierre à pierre. Le style est d'une lourdeur monumentale, avec des phrases kilométriques à tiroirs totalement toxiques qui tuent tout intérêt. Si on s'accroche quand même, on découvre une tranche de vie bien ficelée et pas ennuyeuse (alors qu'il ne se passe rien) mais totalement dénuée d'intérêt intrinsèque.
Dans le laps de temps qu’occupaient les tâches exténuantes qui fondaient sur moi telles un troupeau de buses sur une belette, - encore que je les ai vus faire, ces saletés, et que j’ignore même si on peut employer le terme de troupeau pour les désigner - c’est-à-dire à peu près toute la journée, il m’arrivait parfois, et à mon insu, je le jure ! de cesser de m’adonner au vil plaisir de la complainte intérieure qui occupait jusqu’alors mon esprit tout entier.
Dès lors, je glissais dans une sorte de rêverie chaleureuse (et je soupçonnai là le soleil qui ne me lâchait pas du rayon plus qu’un effet de mon intellect), sorte d'assoupissement où chacun de mes gestes se décomposait et se dénuait de tout effort, où l’abrutissant bruit du moteur de la moisso... de la moisonneuse-batteuse, je veux dire, se transformait en une vibration discontinue qui agitait agréablement mon corps tout entier, et où chaque goutte de sueur, de cette sueur puante et collante et chaude encore, devenait caresse de mains de femme encore humides de produit vaisselle. Puis, soudainement, toute chose reprenait son ardeur horriblement impassible, et je pestais contre moi-même, en oubliant jusqu’à la tâche qui m’incombait, je pestais d’avoir pu, ne serait-ce qu’une seconde durant, oublier de me plaindre, et pire encore : d’avoir été plongé de mon être tout entier dans une de ces léthargies agréables, un de ces bonheurs résignés d’obèses repus incapables de se lever de table. Et découvrant horrifié qu’ils étaient certainement identiques à ceux que connaissaient les fermiers, - car il est de ces anagrammes nuancés, tels fermier et obèse - réalisant que peu à peu, la vie de ferme devenait mienne, je sautais de la moisso sans même couper le contact, et me mettais à courir parmi les épis de blé, à courir jusqu’à sentir la peau de ma poitrine mouler la forme de mes côtes à chaque expiration - car oui, petits somaliens, j‘ai partagé votre douleur -, à courir dans la chaleur jusqu’à avoir le sentiment d’avoir le soleil attaché au dos, jusqu’à tomber, et à m’étonner de la disposition sadiquement délibérée de certaines pierres présentes dans les champs. Une pour trébucher, et une autre pour s’ouvrir l’arcade, par exemple. Et allongé dans la terre humide et les épis écrasés, le souffle court, je m’efforçais de haïr le bruit du vent dans les blés. En vain.

Françoise ne faisait que me rappeler que je m’éloignais, à chaque coup de fourche et à chaque goutte de sueur, du confortable modèle citadin dans lequel ma vie avait toujours été baignée. En effet, un beau matin, tandis que je la ratissais, je vis notre hôtesse traverser la cour, sur les talons de ma femme, et je réalisai, non sans manquer de m’étouffer avec le glaire que je mâchouillais machinalement, que Françoise avait minci. Je me mis donc en quête de la graisse qu’elle avait, sans nul doute par un malheureux hasard, égaré dans quelque recoin de la ferme, dans l’optique de lui rendre son bien si durement acquis. Peine perdue, hélas ! car Françoise avait réellement maigri, et ce d’une façon si soudaine qu’on eut cru vrais les résultats annoncés grâce aux ceintures abdominales vantées dans le télé achat. Dès cet instant, je ne pus m’empêcher, à chacun de mes ratissages de cour, de penser à la grosse fermière comme à une sorte de jumeau maléfique - notion de jumeau que j’écartai aussitôt - qui modifierait à chaque seconde l’ensemble de sa personne pour être mon exact contraire. Je me mis donc à surveiller mon alimentation, désespéré de ne plus pouvoir la nommer « grosse vache » mentalement, dans l’espoir de confirmer cette théorie.

Cette fascinante découverte éclaira le mystère du bruit frénétique de sommier grinçant qui résonnait dans toute la maison. Il fallut croire, en effet, que cet amincissement soudain n’avait pas été pour déplaire à François, qui eut dès lors son lot de petites étoiles dans les yeux au moindre regard qu’il jetait à sa femme, et une allure d’homme épanoui sexuellement. Et j’en sais quelque chose, pour cause : je n’avais encore jamais eu cette allure-ci. Comprenez ma douleur, moi qui ne parvenais plus, depuis le début du séjour, qu’à faire gémir ma femme de sombres « non » de mauvaise augure. Ça oui, ma fierté déjà mise à mal en prit un sacré coup. Car si il était une chose qui avait grandi de manière inversement proportionnelle au poids de Françoise, c’était la distance qui séparait mon ventre du dos de ma compagne, qui lui faisait face. Certes, on eut pu dire que j’étais un excellent modèle d’intégration à la vie rurale, tant je ressemblais à ces fermiers - ceux que l’on ne peut voir qu’à la télévision ou dans les trains fantômes - en pénétrant chaque soir dans la chambre à coucher complètement saoul, bousculant chaque chose. Mais est-ce là une raison suffisante pour prendre ainsi distance avec son mari ? Je vous le demande. Cependant, grâce à cette expérience, j’élucidai le pourquoi de l’immense largeur des lits campagnards. Et comme, à m’imaginer ainsi que ma femme ne m’aimait plus, je devenais paranoïaque, et qu’il s’agit là un trait de caractère propre aux vrais gens de la ville, je m’efforçais, malgré la peine que cela me causait, - oh, qu’elle était lourde - de conserver notre couple dans cet état d’esprit. Notamment en rentrant chaque soir plus éméché dans notre lit d’amour de location. Ça ne manqua pas, pour sûr.

Je réalisai finalement, - car ces drôles de bêtes que sont les prises de conscience ne vivent qu’en groupe - abandonnant de cette façon ma pourtant excellente théorie des jumeaux opposés, que la seule raison pour laquelle Françoise ressemblait de plus en plus à une femme, était que la mienne avait décidé de me faire payer la ruralité qui s’emparait de moi - car « bouseux » était désormais un mot qu’elle adorait vociférer à mon attention - en faisant de notre hôtesse une parfaite citoyenne de nos belles villes de France, et ce en parfaite connaissance de la haine que je lui vouais. Et ce fut là une révolution. Un beau soir, que je nettoyais la porte de l’étable, je les vis sortir toutes les deux de la voiture, revenant de la ville (à cinquante kilomètres de là), les bras chargés de paquets griffés de célèbres marques, en emplissant la propriété d’un rire cristallin que ma femme avait sans doute enseigné à la nouvelle mince, et qui substituait d’une façon atrocement jolie à son rire gras qu’elle employait seulement lorsque François pétait à table. Je ne pus m’empêcher de rire, en toute honnêteté, et de vérifier si les étables n’étaient pas vidées de leurs résidents, de peur qu’elle n’ait vendu toutes les bêtes pour s’acheter des vêtements, ou, que sais-je encore, du parfum ? Ma pensée alla tout autrement lorsque, le soir-même, François, corrompu par un polo rose, accepta que nous remplacions les femmes à la totalité de leurs travaux à la ferme. À l’exception de la vaisselle. Je crus comprendre là que François refusait farouchement de renoncer à certaines de ses valeurs. Dès cet instant, je ne pus m’empêcher de considérer mon hôte comme un traître qui s’était servi de moi en tant qu’excuse de son alcoolisme chronique, et ses belles paroles que je buvais jusqu’alors ne devinrent à mes yeux qu’une succession de termes que je ne croyais utilisables que par les handicapés de la diction.

Abandonné de tous, je m’isolai dans l’étable où j’entrepris de rêvasser d’autarcie au Tibet et de chauffage au gaz, tout en ruminant, à la manière de mes compagnons d’infortune bovins, sur la semaine qu’il me restait à subir. Je m’épris rapidement de ces bêtes dont le regard me rappelait étrangement celui de ma femme, et d’une façon si vivace encore, que je me promis de venir les visiter plus souvent. Chacune d’elles avaient en effet le don, en déversant malicieusement sur mes chaussures le contenu de ses flancs alourdis des céréales dont on les gorgeait dès que je la caressais, - ma femme était de leur espèce, j’en aurais juré - le don, donc, de renforcer le sentiment que j’avais éprouvé dès que j’avais entraperçu (car j’avais alors rapidement détourné les yeux) le papier peint qui décorait les murs de la ferme : celui de n’avoir absolument rien à faire ici. Et cela me faisait le plus grand bien. De me sentir étranger, je veux dire, pas la chaleur de la bouse sur mes orteils. Mais enlierré que j’étais, comme enchaîné au beau milieu du Berry, et victime d’un défi que Nature avait pour sûr envoyé à la mauvaise adresse, je subis une fois de plus ses caprices, lorsqu’à l’aube de la deuxième semaine, François vint, fourche à la main et patois à la langue, me déloger de son étable, de peur sans doute que je puisse prendre la place qu’il occupait dans le cœur de ses bêtes. À cet instant, je l’aurais bien raillé, François, peut-être en lui disant qu’il possédait, décidément, un goût certain pour les dames biens en chair et aux odeurs qu’on nommerait poignantes, mais je serais sans doute passé pour un malotru, alors…