La modification

Le 13/12/2006
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par Winteria, Glaüx-le-Chouette
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Dossiers / Lettre de rupture
Le texte prend pour base l'alcoolisme et force sciemment sur le pathétique. Ca marche, forcément, parce qu'on est avide de souffrance. Le coup du quotidien sordide traité avec un style précieux petit doigt en l'air, Glo nous l'avait déjà fait mais ça fonctionne toujours, même si c'est parfois agaçant. Un must de l'apitoiement sur soi-même, de l'aigreur et de la couardise, on a envie de foutre des pains dans la gueule du narrateur.
Marie,

Je t’écris pour te dire ce que tu ne sais pas, pour te parler enfin de ce contre quoi j’ai lutté jour après jour, et en ce moment précis, et contre quoi j’écris cette lettre même, plutôt que d’y céder.
Je bois, Marie.

Lorsque tu m’as connu j’étais une sorte de lambeau. Un vieux morceau de peau ou de tissu brodé d’études, rapiécé de partout, même si j’étais encore cousu d’une doublure bourgeoise et confortable. Mais à l’abandon, comme on peut l’être lorsque l’on n’a plus ni dos où reposer, ni attaches, ni utilité nulle part. A l’époque, parce que j’étais très conscient que ma vie était d’ores et déjà finie, je buvais, nuit sur nuit, pour dormir et avoir eu, avant de m’écrouler, quelques brindilles de rire à flamber tout seul, dans mon coin d’appartement miteux et sordide. Tu m’as rencontré dans un bar, un soir de sortie avec les copains. Tu m’as trouvé drôle et triste et touchant à la fois. C’est ce que tu m’as dit. J’étais surtout pathétique.

Je veux t’écrire, ce soir où comme parfois tu n’es pas là, ce que je suis sans toi. Je veux t’écrire pour ne pas boire, parce que tu es devenue ma raison de survivre et de ne pas boire, justement. Même absente.

Je ne sais pas si je suis très clair. J’ai déjà ouvert ma bouteille depuis quelques temps. J’ai pris du mousseux dans la cave, pour ne pas trop être saoul. J’ai appris à me modérer, tu vois, même quand je cède… Et si la clarté de ma lettre va faiblissant, c’est que je dois forcer le pas, écrire plus vite, m’occuper l’esprit pour ne pas lorgner la bouteille, et céder, encore. À moins que ce ne soit elle qui me fixe profondément, je ne sais pas. Je crois qu’entre chaque phrase, je capitule sans même m’en rendre compte…

À la lecture de ces quelques lignes, tu te demandes sans doute si je bois en cachette, à moins que tu ne le saches déjà. La réponse est oui, en tous les cas. J’ai tout fait, pourtant, pour te le faire savoir : je laissais volontairement çà et là les cadavres de mes élucubrations nocturnes baignées dans l’alcool, je te soufflais intentionnellement mon haleine chargée à la figure… J’allais même jusqu’à forcer le trait en trébuchant, pour que tu découvres ma tare, ma fêlure. Je voulais que tu me perces à jour, mais par toi-même, et de mon plein gré. J’avais peur de te l’avouer, en réalité. Et pour cette même raison, je crois, j’annulais chacun de mes actes de lucidité : je justifiais après coup tout ce qui t’aurait permis de déduire mon alcoolisme, excusant les bouteilles vides par la venue improvisée d’un vieil ami, mon souffle pestilentiel par un verre descendu avec mon patron, feignant finalement la maladresse ou la douleur à un genou, quand j’avais souligné ma démarche titubante. Tu m’as toujours cru… du moins me l’as-tu laissé imaginer, espérer, et déplorer, à la fois. Je m'acculais dans une impasse, que je m’étais close moi-même, et tu m’y cernais avec le sourire. Pris entre mes propres murs et celui de ta naïveté.

Si tu savais à quel point il est plus facile d'écrire cela que de te l'avouer de vive voix. Je me sens comme un peu plus délivré à chaque mot écrit, comme si la pointe de mon stylo était l'exutoire de ma culpabilité. C’est si simple, si facile, au fond. Mais l’ignoble, c’est que j’ai le sentiment que le Meursault y est pour beaucoup. Tu vois, aujourd’hui, au moins, je choisis le flacon… Mais je préfère ne pas lever les yeux vers la bouteille et sa grande sœur de mousseux. Malgré les aveux, reste le poids de la culpabilité.

Je ne suis jamais parvenu pas à sonder la racine du problème. J'ai pourtant bien souvent essayé... Mais je n’avais dans ces moments-là que de vagues souvenirs, et aucun ne me semblait vraiment pénible. J’ai dû devenir dépendant à l’alcool tout seul, comme un grand. Aucun membre de ma famille ne m'a jamais violenté, et en aucun cas je ne qualifierai mon enfance de "difficile". Je n’ai pas non plus commencé à boire très jeune : je devais avoir seize ans, peut-être, ou moins. À mes yeux, c’est d'ailleurs loin d’être un symbole, le premier verre. Je ne peux pas dire que ça ait été directement le « début d’une dépendance », ou je ne sais quelle connerie dont les psychologues et autres sociologues nous rebattent les oreilles. Ces types que j'abhorre, que je hais parce qu'ils prétendent posséder le don de cartographier précisément l'esprit humain, parce qu'ils affirment connaître l'Homme et chacun de ses ressentiments. De toute façon, tout ça demeurera insondable, malgré leurs efforts. Enfin. Globalement, je ne peux pas non plus affirmer que tel ou tel événement m’ait fait sauter à pieds joints dans l’alcool : ce serait de la mauvaise foi. De la connerie de psychanalyste. Au contraire, je crois qu’il ne s’est jamais rien passé de suffisamment intéressant dans ma vie. Vie banale, c’est tout. Vie de merde. Considéré sous cet angle, ça fait de toi, Marie, une partie intégrante de cette routine minable.

Et c’est peut-être pas tout à fait faux, au fond. C’est même vrai : tu n’as pas fait grand-chose pour me sortir de ce quotidien exaspérant. Tu as voulu le mariage. Qui dit mariage, dit habitude, dit train-train. J’ai accepté parce que j’accepte toujours. Au lit ? Au lit c’est comme tu veux, quand tu veux, un « quand tu veux » de femme. Pas souvent. Histoire banale. Mais je t’avoue que ça, les quelques verres que je m’enquille un peu avant qu’on se couche ont toujours fait passer l’ennui ou même l’absence de sexe. Après, oui, d’accord, de temps à autres, il y a des sursauts sur la ligne droite de notre vie. Des sorties, des anniversaires, des dîners entre amis… Des divertissements, voilà. En fin de compte, j'imagine que la seule raison qui me pousse à t'élever au rang de sauveur, de Messie qui viendrait me repêcher de l'alcool, est que j'ai foi en un raisonnement soudain des individus qui tout à coup trouvent la bonne voie, et y mènent inconsciemment leurs proches. En ce qui me concerne, ma vision dédouble souvent les chemins. Et l’alcool, que je bois parce que je m'ennuie, me fait rater les sorties de l'autoroute de ma vie, droit vers l'échec. C’est certainement pour cette raison que je compte sur toi : je tourne en rond. Je m’appuie sur toi, toi qui peux apporter du changement, et me sortir de cette bouse. Mais pour le moment, ça marche moyennement. Et je vais m’ouvrir le Bordeaux de mon anniversaire pour fêter ça, Marie.

Et voilà. Un beau Saint Julien 1987. Parce que tu as bon goût, Marie, et moi aussi, tu vois. Parce qu’à mon anniversaire, qu’est-ce que tu m’offres ? De l’alcool. Ironie du sort ? Tu sais, le sort, je le vois comme une espèce d’indubitable fatalité, mais que les gens filtrent et infléchissent, selon leur personnalité, et leur plus ou moins grande transparence. Et toi, Marie, tu filtres à peu près néant. Presque l’inverse. Je suis alcoolique, voilà, c’est dit, et toi, tu m’offres du vin. Bravo.

Pour la vie, c’est pareil. Je m’ennuie, un ennui essentiel, j’ai la conscience, jour après jour, de la vacuité, de la vanité, de tout, de mes journées, de mes nuits ? Tu viens, avec ton air de poupée en cellulose, avec ton ennui de couple, pour m’offrir le meilleur de mon destin. De l’ennui pur, sans filtre. Mais encore plus d’ennui. Mon ennui essentiel, et ton ennui à toi, de ta vie, de notre vie. Merci.

Ca me fout la gerbe. Le mélange des vins y est sûrement pour quelque chose aussi, mais tu me fous la gerbe. T’es quoi ? Un ange, ou bien un coup de pelle du destin, juste avant qu’on me foute en terre ? Avec la même pelle ? Tu seras là pour me pleurer, sur la tombe épitaphée « À un mari alcoolique », une poignée de terre à la main et une rose rouge, une rose rose, une rose fade, comme toutes les roses, une rose qui veut rien dire. Que dalle. T’es une saloperie de fatalité toi-même, ouais ! Qu’est-ce que j’aurais pu devenir sans toi ? Tu sais que j’écrivais, avant ? Les gens aimaient bien. Depuis toi, mort. C’est mort. Depuis toi, je bois pour oublier que tu as échoué à remplir ce qui me faisait écrire. Salope.

Tu me détruis, en fait.

Et tu m’offres des bouteilles de putain de soixante-quinze centilitres de merde.

Armagnac, ma belle. Des saloperies de centilitres d’Armagnac. Et glou, et glou, et glou.

Tu me fais gerber. Je vais v

Et voilà, j’ai vomi.

Comme presque tous les soirs.

Et comme presque tous les soirs, tous les soirs où j’ai bu, je me sens vide. C’est curieux, comme l’alcool me réconcilie avec la vanité. Comme si je l’acceptais, en paix. Je me vide sur l’émail du lavabo, je laisse couler ma pensée au fond du siphon ; et tout va mieux. Je regarde le trou qui m’habite, je le regarde en face. Et je m’en fous.

T’y es pour rien, Marie. Toi, t’es là. Ou plutôt, pas là. Mais t’y es pour rien. Pour rien dans rien. T’es rien, en fait. Et quoi qu’il en soit, j’en ai rien à foutre. C’est ça : rien.

Alors comme presque tous les soirs - et comme presque tous les soirs, je vais continuer à l’écrire jusqu’au bout malgré tout, pour rien, juste parce que ça m’apaise encore un peu plus - je vais cramer cette lettre, Marie. Et m’écrouler dans ton lit comme un étranger, comme un mari, sans t’attendre, parce que je ne t’attends pas. Parce qu'au fond, je t'ai jamais attendu. Je m’en tape. Et toi aussi.

Demain, je te raconterai que Rémi est venu et qu’on a fêté, quoi, un truc ? Et tu sauras jamais rien. Comme d’habitude.

Va te faire foutre, Marie.

À ma santé.